Le collectif féministe suisse BadLab Project interviendra le 22 mai dans le cadre du festival Open Source Body organisé par Makery au Volumes Lab de la coopérative Oasis21. Mais qui sont les BadLab ? Makery est allé à leur rencontre en Suisse.
Pour rencontrer BadLab Project, rendez-vous était pris fin avril, à Cima Città, une friche culturelle dans le Tessin en Suisse. En cette saison, le Tessin, cette partie italophone de la Suisse, peut être prometteur de grand Soleil, mais arrivés sur place ce sont une pluie presque continue et des nuages bas enveloppant les crêtes escarpées qui constituent le ciel de la vallée encaissée où domine l’imposant bâtiment de l’ancienne chocolatrie Cima Norma. Cima Città est un projet interdisciplinaire qui accueille des groupes pour des résidences de quelques jours dans une grande bâtisse disposant de multiples chambres, salles de travail et cuisine bien équipée. « Nous sommes convaincus que les réponses les plus prometteuses aux questions pressantes de notre époque ne peuvent être trouvées que dans l’échange entre l’art, la société, la politique et le monde universitaire. Notre objectif est donc de réunir des voix engagées de différentes disciplines dans un lieu qui fonctionne comme un laboratoire pour le développement et l’échange d’idées courageuses », annonce le projet sur leur site internet.
En cette fin avril, c’est donc le collectif BadLab Project de Zurich qui est accueilli en résidence pour un atelier qui vise notamment à préparer leur participation au festival Open Source Body organisé par Makery plus tard en mai. BadLab vient de « bad weeds », « mauvaises herbes ». Et s’inscrit dans cette métaphore : les BadLabs sont les mauvaises herbes des champs et des villes, les mauvaises herbes de la vie industrielle postmoderne, les mauvaises herbes des temps incertains du contemporain. BadLab se présente comme un lab, mais pas dans le sens du laboratoire scientifique, plutôt un laboratoire d’idées et de pratiques pensé comme un écosystème transgressif, qui trouve ses réalisations dans les espaces immédiats, la proximité et la constitution de micro-systèmes résilients temporaires – au sens de Dennis Meadows, lire notre article « Micro-systèmes résilients et territoires d’expérimentation » – s’appuyant sur les savoirs négligés du domestique et du commun. « Nous voulons donner de l’espace aux formes discursives à l’ère de l’Anthropocène en nous concentrant sur une relation non-humaine dans un écosystème global et en thématisant un aperçu des structures des micro-systèmes, qui doivent être transférées dans un écosystème plus large. » énonce le collectif.
De Stuttgart à Zurich en passant par Genève
Les membres fondatrices du BadLab se sont retrouvent en 2018, à la villa container de la Kunstverein Wagenhalle de Stuttgart. A cette occasion, l’artiste Lisa Biedlingmaier, également curatrice de l’espace, invite le collectif Humus Sapiens d’étude des sols pour une série de workshops – et en particulier de deux de ses actrices, Maya Minder et Corinna Mattner, qui développent une pratique autour des plantes sauvages et des « mauvaises herbes » – ainsi que l’artiste plasticienne Anne-Laure Franchette pour une exposition personnelle et une lecture performative.
L’initiative Humus Sapiens (dont Makery vous a déjà parlé), née dans la continuité de la Klöntal Biohack Retreat organisée par Hackteria, puis stimulée par les retraites Open Soil Research menées par Mikrombiomik et Hackteria en Suisse et en Allemagne, explore la richesse des sols, leur biodiversité, mais aussi l’impact laissé par l’action de l’homme et de sa société industrielle. Et qui s’intéresse à l’étude des sols, s’intéresse aux terrains d’émergence des plantes sauvages comestibles comme des mauvaises herbes des terres toxiques urbaines, un volet qui stimule la curiosité de Maya Minder et Corinna Mattner à participer à Humus Sapiens.
Maya Minder est alors très engagée dans l’animation du réseau d’art biologique open source Hackteria, où elle voit un moyen de favoriser la rencontre entre la science citoyenne, les cultures culinaires séculaires ou alternatives et les savoirs vernaculaires via la mise en place de « safe zones » de collecte et d’échange d’expériences et d’histoires pouvant générer des transformations de pratiques individuelles et collectives. « La connaissance de la sagesse biologique peut mener à des transformations sociales », aime-t-elle à dire.
Corinna Mattner est impliquée dans la création textile inspirée du mouvement anti-consommation, avec sa marque d’upcycling Romy Hood, mais également avec la branche Suisse de l’organisation mondiale Fashion Revolution. Depuis peu elle a également rejoint le réseau Hackteria et pratique l’impression écologique et bactérienne, la peau de kombucha, comme le wearable art et l’art sonore.
La recherche plastique d’Anne-Laure Franchette explorent les intersections entre la botanique et l’industrie, entre la nature sauvage et le monde civilisé, entre la migration autorisée ou sanctionnée et l’installation spontanée. Elle s’intéresse particulièrement aux représentations et manifestations des hiérarchies de dignité (liées aux êtres, aux objets ou aux pratiques), ainsi qu’aux stratégies d’auto-organisation au sein des pratiques artistiques. Très attachée aux pratiques collectives et curatoriales, elle a entre autre initié le Zurich Art Space Guide, qui liste les initiatives d’artistes à Zurich, VOLUMES Art Publishing Days, le festival Zurichois centré sur les pratiques artistiques liées à l’édition.
La pratique de Lisa Biedlingmaier gravite quand à elle autour de l’artisanat traditionnel, s’inspirant d’écrits féministes et de pratiques de guérison, tout en reposant sur la manipulation de nœuds ou de blocages énergétiques dans le corps. Elle attribue un large éventail de significations à ses nœuds de macramé. Ils représentent tantôt des tensions et des points de déclenchement, tantôt des traces, des souvenirs, des opinions, des concepts – sur le plan physique, mental et spirituel. Tout ce qui forme et influence notre existence. Dans ses performances de gong, elle explore le son en tant que porteur de vibrations qui peuvent être saisies et ressenties physiquement.
La double invitation de Lisa Biedlingmaier à Stuttgart permit donc de belles rencontres et échanges. Et l’année suivante, à l’occasion de l’invitation du collectif VOLUMES à la deuxième biennale BIG de Genève en juin 2019 (Biennale Interstellaire des espaces d’arts de Genève), Anne-Laure Franchette étend l’invitation à Lisa Biedlingmaier, Maya Minder et Corinna Mattner, suggèrant une investigation collective autour du thème des mauvaises herbes « comme illustration de la politique de l’invisible et de la résurgence » de connaissances supprimées et marginalisées. BadLab est fondé et devient un laboratoire d’idées et de pratiques autour des plantes dites « mauvaises », une cuisine ouverte, un lieu d’installations plastiques, un espace de son et de mouvement et une bibliothèque. C’est la convergence protéiforme des pratiques des différentes membres du collectif : la pratique du son comme guérison (Lisa Biedlingmaier), de la sculpture (Anne-Laure Franchette et Lisa Biedlingmaier), du textile (Corinna Mattner), de la cuisine (Maya Minder et Aida Haile proposent des plats érythréens), de l’édition (VOLUMES présente des publications d’artistes explorant les savoirs liés aux plantes), mais également de la performance. Car à cette occasion le collectif invite la danseuse Emilia Giudicelli et le musicien Grégoire Paultre et leur projet « Trans:plant ». « La diversité des pratiques au sein de notre corps collectif permet de développer différentes perspectives. Les connaissances féminines et ancestrales, les approches mystiques, les pratiques de soins et les stratégies DIY jouent un rôle primordial dans notre façon de créer, d’explorer et de fabriquer ensemble », définissent-elles.
A la suite de la participation de BadLab à BIG, l’artiste Paloma Ayala rejoint également le collectif. Guidée depuis plusieurs années par la théoricienne chicana Gloria Anzaldúa, les voix féministes et les écologies collectives, son travail trace un chemin sur les rapports entre stratégies de vie domestique et contextes politiques. Fictionnalisant des problématiques historiques, écologiques ou sociales comme moyen d’analyse et de critique, ses espaces de travail préférés vont de la cuisine à la rive du fleuve, du pont international à la terre agricole, de la réunion communautaire à l’aquelarre. Basée à Zurich, sa pratique est enraciné dans son pays d’origine, les paysages de la frontière orientale entre le Mexique et les Etats-Unis.
BadLab étant à dimension variable, au fil des interventions, le collectif convie d’autres voix féministes : comme le collectif « Plantes Sorcières » (Giansiracusa et Andrea Herrera Poblete), l’artiste et cyberwitch Lucile Haute, ou encore pour cet atelier dans le Tessin la chorégraphe et chercheuse Aniara Rodado (également intervenante sur Open Source Body).
Art du collectif et art du commun
BadLab propose plusieurs modes d’interventions. Avec The Essence of the Day, elles distillent l’essence d’un lieu en recherchant les plantes qui poussent dans les environs, en les triant en fonction de leurs catégories d’agents curatifs ou efficaces, puis en distillant des eaux florales (ou hydrolats ou hydrosols) et en extrayant les parfums et les essences. « Nous faisons fermenter les herbes sauvages que nous trouvons, nous microscopons les tubercules et la terre et créons l’identité et le goût des lieux par la projection de ces images microscopiques de bactéries, de l’odeur, du goût, des éco-empreintes sur la soie de ces plantes qui forment l’écosystème de l’environnement », écrivent-elles.
Avec Fermenting Speculative Food (Her)stories Maya Minder and Marketa Dolejšová explorent l’art de la fermentation, et autres délicatesses microbiennes comme la kombucha ou le kefir, pour ensuite envisager la création collaborative d’histoires fictives sur la nourriture.
Avec DIY and DIE elles proposent de s’intéresser à l’art de la teinture et de l’impression par le biais de méthodes DIYbio, en réactivant les connaissances anciennes sur la teinture végétale et la coloration naturelle. Elle teignent directement les tissus avec des plantes par pression ou vapeur et créent des dessins et des motifs imprévisibles. L’autonomisation par le DIY et les pratiques communautaires est ici célébrée comme un moment de libération – Just do it and Do It With Others (DIWO). C’est une pratique qu’elle exploreront plus avant ce 22 mai dans leur atelier au Volumes Lab, s’intéressant cette fois à la technique Hapa-Zome, un art ancestral japonais qui consiste à imprimer des tissus ou du papier en y martelant des végétaux.
Enfin – et notamment avec le projet Green Sound – qui étend la notion de White Noise, bruit blanc, un phénomène particulièrement connu dans la nature – elles approchent la dimension de guérison du son, au travers de la pratique du gong, mais également de l’orchestration sonore et holistique de leurs ateliers, un autre élément qui se retrouvera dans leur proposition pour Volumes Lab.
Ainsi, pour l’atelier Echo of Leaf and Body, BadLab créera un espace de résonance collective par le son et le geste. Les participant(e)s seront invité(e)s à contribuer et à tenir l’espace acoustique avec les vibrations du gong, des lectures, des écrits et un paysage sonore qui évoluera au cours d’un processus de fabrication d’une structure de guérison Do-It-Yourself. Au sein de ces sons, chaque participant(e) choisira intuitivement ses plantes de guérison, cueillies dans l’espace public à proximité de Volumes, pour créer un modèle de guérison personnel sous la forme d’un mandala Hapa-Zome. Inspiré par l’héritage de la guérisseuse suisse Emma Kunz, BadLab enquêtera sur les structures de guérison.
Avec leurs modes d’intervention BadLab Project soulève une question fondamentale : quels modes de resymbolisation, quels imaginaires, aujourd’hui convoquer dans la croissance de la précarité, de la vulnérabilité et de l’impuissance qui forme l’ambiance actuelle de l’Anthropocène ? BadLab Project croit pour cela à la culture du collectif et à son extension dans la culture du commun. Concrète, située, cette culture du collectif et du commun expérimente l’art de faire de ce monde incertain un monde habitable.
Retrouvez BadLab Project sur Instagram.
Echo of Leaf and Body, atelier du collectif BadLab le 22 mai de 14h à 18h à Volumes Lab / Oasis21 dans le cadre du festival Open Source Body.
Le festival Open Source Body 2021 est co-financé par le CNC-Dicréam, le programme Creative Europe de l’Union Européenne et ProHelvetia Fondation suisse pour la culture.