Nous connaissons la passion que nourrit Ariel Kyrou pour la science-fiction. On doit à ce journaliste-essayiste, deux ouvrages sur cette littérature des temps futurs. Un abécédaire autour de Philip K Dick — ABC Dick, nous vivons dans les mots d’un écrivain de science-fiction (éditions Inculte) — et un traité de savoir-vivre pour une époque de science-fiction : Paranofictions (Flammarion / coll. Climats). Dans la continuité de ce dernier, il nous a proposé cet hiver un nouvel essai : Dans les imaginaires du futur, chez ActuSF. Chronique.
Ce n’est pas la suite, mais en quelque sorte une extension de son champ de réflexion sur notre monde, tel qu’il va mal, sous le prisme de la science-fiction. Il faut dire qu’entre l’épidémie de Covid, l’omniprésence de la surveillance algorithmique et le changement climatique, notre siècle s’annonce bien, très bien même, pour des scénarii catastrophes dont est friande la SF. Avec comme perspective, dans le meilleur des cas, un avenir qui s’apparente à une sorte de nouveau Moyen-Âge (Jacques Attali).
Dans cet ouvrage foisonnant et touffu (près de 600 pages, qu’il ne s’agit pas de résumer ici), Ariel Kyrou entrecroise les références, convoque Paul Ricoeur, Bruno Latour, John Brunner, Kim Stanley Robinson, Deleuze, Iain Banks, J.G. Ballard, Frantz Fanon, Catherine Dufour, Baudrillard, Vernor Vinge, Günther Anders, Jared Diamond, Greg Egan, Ursula K. Le Guin, Yannick Rumpala, Bernard Stiegler, Camille de Toledo et bien d’autres… Il multiplie les pistes, ouvre des portes qu’il ne referme pas (et c’est tant mieux).
démesure technologique et apocalypse environnementale
Ariel Kyrou est un fou… c’est un fouille-merde comme on les aime, proclame Alain Damasio dans sa « volte-face » que l’on découvre planquée comme une fève au milieu de ce mille-feuille. Nous partageons son opinion ! Ariel Kyrou nous propose donc de réfléchir avec la science-fiction sur la double contrainte qui pèse sur notre siècle : la démesure technologique et l’apocalypse environnementale. Les lignes de front sont nombreuses : intelligence artificielle, effondrement(s), exploration spatiale, confrontation extraterrestre, transhumanisme, biosphère, défi de l’anthropocène…
On entrevoit déjà une chose, nos cauchemars de fin du monde ont changé de nature : le nucléaire et l’explosion démographique qui barraient l’horizon 2000, s’ils représentent toujours de sympathiques perspectives d’anéantissement, ne sont plus au premier plan. Un simple regard sur les thématiques mises en avant dans la Grande Anthologie de la science-fiction établie dans les années 70/80s, dans un monde pré-informatique, sensible à l’écologie politique, mais pas encore confrontée au dérèglement climatique, le montre également. Depuis, de nouveaux genres et sous-courant sont bien évidemment apparus ; dont une science-fiction orientée climat ou Cli-Fi (pour climate fiction).
Pour mieux imaginer, faire face et trouver des solutions à cet effondrement qui vient, nous devons penser avec la science-fiction, comme nous y engage l’archéologue du futur Frederic Jameson. La SF nous permet de questionner le réel — et ce qu’il dessine pour demain et après demain — avec d’autant plus de pertinence que nous évoluons aujourd’hui dans un environnement qui nous paraissait encore fictif il y a peu. Citant le philosophe Michaël Fœssel, Ariel Kyrou nous rappelle que la fin du monde n’est plus, désormais, une représentation de l’avenir ou de son absence, mais un fait constatable. Et dans certaines zones, l’effondrement a déjà eu lieu ; en Afrique et partout ailleurs en dehors de l’Occident où le monde a déjà des reflets post-apocalyptiques.
Ariel Kyrou aux Rendez-vous des Futurs :
Science-fiction et philosophie
D’une manière générale, concernant la réflexion sur le ou les futurs possibles, si ce n’est probables, la science-fiction semble se substituer à ce que l’on nommait la prospective et la futurologie (que Thomas Michaud mettait en regard). Il faut avouer que c’est plus ludique, sans invalider la solidité des structures de raisonnement, tout en s’inscrivant dans certaine tradition philosophique : dans l’absolu, l’hypothèse extraterrestre n’est qu’une version plus moderne du fameux Vérité en deçà des Pyrénées, erreur au-delà de Pascal… Sur ce terrain (de jeu), on citera Peter Szendy (Kant chez les extraterrestres : philosofictions cosmopolitiques) et Guy Lardreau (Fictions philosophiques et science-fiction), sans oublier la somme dirigée par Gilbert Hottois, Science-fiction et philosophie.
La science-fiction étant devenue mainstream grâce aux blockbusters, on assiste, depuis les années 2000 justement, à une colonisation, presque une terraformation, de la philosophie par la science-fiction (ou l’inverse, en même temps, comme dans Tenet…) à la faveur de grands classiques. Alain Badiou et Élie During ont apporté leur contribution avec Matrix, machine philosophique. Élie During (encore), Peter Szendy (toujours) et Antoine Hatzenberger avec leur Métaphysique d’Alien, tandis que Richard Hanley s’interrogeait sur La métaphysique de Star Treck. Depuis, ce genre d’ouvrage s’est multiplié et Ariel Kyrou apporte sa pierre à l’édifice avec son analyse des imaginaires du futur.
La science-fiction permet de décrypter l’utopie créatrice et l’idéologie de domination que portent à la fois les nouvelles technologies. À rebours de la raison utilitaire, la SF instaure une déraison utilitaire, un espace de « contre-scénarisation » salutaire pour explorer les mythologies technologiques. L’un des premiers enjeux d’une technocritique s’appuyant sur la science-fiction est de déshabiller le mythe fallacieux de notre toute-puissance technologique.
Prototypes d’expérimentation imaginaire
Après les utopies, les uchronies et les dystopies, les œuvres d’anticipation fonctionnent comme « prototopies » ou prototypes d’expérimentation imaginaire […] L’essence de la science-fiction est non seulement d’expérimenter des hypothèses sur le futur, en l’occurrence celui de nos créations machiniques, mais aussi et surtout de les plonger dans la contingence de nos devenirs. Penser le futur contingent (et menaçant), c’est se situer sur une ligne de crête. Il s’agit de refuser une première voie sans issue : la technologie comme unique réponse. Et éviter une seconde impasse : l’idée qu’il faudrait choisir l’écologie contre toute technologie.
Mais les récits de science-fiction présentent un autre revers en entretenant des rêves chimériques. L’armée et les nouveaux entrepreneurs de l’ère numérique s’appuient sur des clichés, des codes et références souvent extrapolés, fantasmés. Ainsi les smartphones et tablettes de Google du nom de Nexus, qui renvoient aux répliquants de Blade Runner… Que dire également des robots développés par Boston Dynamics dont le nom fait écho à Massive Dynamics de la série Fringe.
Et surtout il est assez sidérant de voir, comme le mentionne Ariel Kyrou, à quel point les capitaines des GAFA et consorts, Mark Zuckerberg (Facebook, Occulus) et Elon Musk (Tesla, Space-X), sont entrés dans la danse chimérique de l’homme modifié, augmenté, connecté à des puces (projet Neuralink), transféré dans le Cloud, en quête d’immortalité… Cet imaginaire partagé se situe en amont de l’idéologie transhumaniste, comme l’une de ses multiples sources, à la fois profonde et ambiguë.
Imaginary Futures, Richard Barbrook (en anglais) :
Et cela reste un imaginaire très basique, presque enfantin et pour le coup complètement déconnecté de la réalité scientifique et de sa temporalité. La mise en œuvre d’une « vraie » IA autonome, par exemple, ne sera pas une réalité perceptible à l’échelle d’une vie, contrairement aux rêves les plus fous des nouveaux démiurges de Palo Alto ; sans même parler du temps long de l’acceptation sociale et culturelle d’une entité omnisciente et omniprésente comme HAL (2001 l’Odyssée de l’espace).
Pour le moment, dans notre quotidien, nous assistons à une révolution plus soft, plus insidieuse, plus rudimentaire aussi. Les premiers objets connectés et assistants personnels, qui fonctionnent sur ce que nous appelons abusivement de l’Intelligence Artificielle, posent avant tout la question de la surveillance généralisée à laquelle, comme les citoyens du futur décrit par Alain Damasio dans Les Furtifs, loin des entités tentaculaires imaginées par les auteurs des années 80/90s comme Venor Vinge ou William Gibson, nous consentons sans retenue. Et malgré cette servitude volontaire, il reste à inventer, à imaginer d’autres futurs. L’avenir a encore de beaux jours devant lui…
Ariel Kyrou, Dans les imaginaires du futur (ActuSF, 2020)