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Identités du transitoire : le temps de réfléchir l’urgence

Relevé de la Jungle de Calais. © Elsa Ferreira / Photographie d'Identités du transitoire

Dans « Identités du transitoire » (Les Presses du réel, 2021), Jehanne Dautrey et Patrick Beaucé explorent l’architecture vouée à l’éphémère. Des constructions agiles et politiques où urgence et réflexion partagent un même espace-temps.

C’est un livre en forme d’exposition. Un objet dans lequel on prend plaisir à déambuler, au rythme des représentations photographiques des initiatives, des croquis et des réflexions de la quinzaine de participants – architectes, urbanistes, chercheurs en sciences humaines, designers ou artistes en interview, reportage ou récit à la première personne.

Une forme pérenne pour explorer un statut qui ne l’est pas : le transitoire, terme issu du mot latin transitorius qui signifie « passer », « traverser », pose le décors dés son avant-propos Jehanne Dautrey, co-curatrice du livre avec Patrick Beaucé, tous deux professeurs à l’École Nationale Supérieure des Arts (ENSAD) de Nancy. « « Être en transit », c’est être en arrêt ponctuel dans un déplacement d’un point vers un autre », écrit la professeur de philosophie et d’esthétique.

Esthétisation du transitoire

Le transitoire est un concept ambivalent à la portée politique – plus encore dans une époque où les situations précaires se multiplient. Prenez les chauffeurs Deliveroo, Uber ou les rechargeurs de trottinettes en libre-service. Ne sont-ils pas dans un statut transitoire, prélude imposée à une activité d’entreprenariat autonome ?, interroge la philosophe en amorce du livre. Plus parlant encore, le statut du migrant, qui « ne fait par essence que passer et se voit réduit au statut d’éternel voyageur ».

« Cette situation apparaît comme d’autant plus injuste et choquante qu’elle s’inscrit dans le contexte d’une esthétisation du transitoire et de la mobilité en tant que valeurs de cette logique économique mondialisée », proteste Dautrey. « Les formes de vie nomades sont marginalisées, mais en même temps ces formes ne cessent de s’infiltrer dans les modes d’organisation normés sous la forme d’une primitivité idéalisée », écrit-elle plus loin. Même s’il faut reconnaître, dit-elle par visio, que « c’est aussi parce que le transitoire est esthétisé qu’il se fait une place symbolique dans la société ».

Identités du transitoire s’inscrit dans un champ d’action concret où l’éphémère n’est pas une esthétique mais une nécessité. Un transitoire d’urgence, non choisi mais qui ne veut pas non plus être subi. Une « réponse à de situations hors normes », posent les auteurs, qui peut pour autant représenter « un nouvel horizon d’action et une valeur à défendre ». La tension est réelle et s’impose aux architectes, urbanistes ou travailleurs sociaux qui interviennent auprès de ces populations et communautés au statut souvent précaire. « L’hypothèse de poser du propre sur le l’impropre semble déplacée, même si des individus, des familles sont logés dans des conditions indignes pendant des mois voire des années », écrivent Marie-Haute Caraës et Philippe Comte à propos de l’ « Isolation d’urgence », proposition d’action pour réaliser des travaux urgents et temporaires dans des logements reconnus insalubre mais dont la réhabilitation n’intervient parfois pas avant deux années après l’engagement des procédures.

Inspiration omniprésente au fil des pages, La Maison des Jours Meilleurs de Jean Prouvé, maison en kit créée en réponse à l’appel de l’Abbé Pierre en 1954, assemblable en sept heures et facilement démontable, au design élégant et peu cher et dont la production était susceptible d’être industrialisée. Une fois démontée, ne reste que quelques plots de béton. « On confond souvent le meuble et l’immeuble. Cela induit des crispations sur l’occupation des espaces parce qu’on la pense immuable », dit Patrick Beaucé. A l’époque, l’Etat refuse de l’homologuer car la salle d’eau n’a pas de fenêtre ni d’aération distincte de celle de la cuisine.

Les bidonvilles ou l’urbanisme de l’orchidée

Pour illustrer l’action auprès de ces populations en transit, les auteurs choisissent une belle image : celle de l’épiphyte, ces organismes qui poussent sur un autre végétal et s’en servent comme support sans en être les parasites puisqu’ils ne prélèvent rien au détriment de leur hôte. Une relation symbiotique qui voit éclore les orchidées ou les fougères par exemple. « Ce n’est pas l’hôte principal qui accueille, mais celui qui s’installe qui sait créer les conditions de l’accueil. »

Fougère épiphyte, Nouvelle Calédonie. © Elsa Ferreira / Photographie Identités du transitoire

Dans une inversion des représentations, les auteurs déroulent une reconnaissance de l’auto-construit et une consolidation des pratiques. Ils évitent le vocabulaire de l’urgence et de la catastrophe et préfèrent « autoconstruction », « habitat transitoire » ou « quartier spontané » à bidonville. Ils nous emmènent ainsi en entretien avec Cyrille Hanappe, architecte et ingénieur spécialiste des risques majeurs. Dans une exploration de la « ville accueillante », il raconte son expérience dans les campements de migrants à Grande-Synthe, dans la Jungle de Calais ou dans les quartiers spontanés de Mayotte, des lieux où l’autonomie et la solidarité s’instaurent et où les besoins psychiques – la cohérence, la réflexion, la reconnaissance, l’échange et la réflexion – sont aussi importants que les besoins physiques de sécurité, hygiène, nutrition, adaptation et mobilité. C’est le passage, explique Cyrille Hanappe, de la pyramide de Maslow au cercle de Stevenson. « Pour de nombreux acteurs, les campements sont des lieux dans lesquels s’invente la ville », écrit Patrick Beaucé.

Relevés de Calais. © Elsa Ferreira / Photographie d’Identités du transitoire

Le « droit à apparaitre »

Un discours d’autant plus important que les habitants de campements ou logements informels sont sous la menace permanente d’une expulsion violentes et déstabilisantes pour l’équilibre en place. « Une tabula rasa » assez dramatique, déplore Julien Beller. « Beaucoup d’expulsions sont en réalité illégales », s’indigne de l’autre côté de la ligne Jehanne Dautrey. Une « violence d’Etat », dénonce-t-elle à laquelle répondent sans baisser les bras les intervenants. « C’est un peu le combat de la mer contre les digues, image-t-elle. L’inlassable réponse des architectes par l’hospitalité et de la civilité force l’admiration. » Et de souligner l’action de Cédric Herrou : « il a tout de même réussi à faire inscrire la reconnaissance du droit d’hospitalité et de solidarité dans notre appareil législatif », félicite-t-elle.

Les rassemblements spontanés, éphémères, transitoires font exercer un « droit à apparaitre » refusés à de nombreuses minorités, démontre Patrick Beaucé citant Judith Bautler. A ce propos, l’architecte Fiona Meadows, rappelle l’exemple éloquent du démantèlement du campement Le Samaritain à La Courneuve en 2015, le plus vieux bidonvilles de France. La vie de société y était très structurée, raconte-t-elle. « C’était la situation idéale pour montrer que c’était possible. » Seulement le campement est visible depuis le RER B donnant sur la COP 21. « Voilà. Les pouvoirs publics ont voulu nettoyer toute l’allée pour la COP21 », récrimine-t-elle. A l’époque, les intervenants avaient déroulé une banderole « bidonville historique en péril », visible depuis le RER pour « montrer qu’on démolissait un lieu qui avait une histoire ».

L’Isolation d’urgence des logements insalubres de Marie-Haude Caraës et Philippe Comte n’a quant à elle jamais été mis en œuvre. « Le sujet éminemment politique renvoyait une image négative de la ville stéphanoise… », concluent-ils.

Avec Julien Beller, architecte atypique, ancien membre du collectif Exyzt et fondateur du 6B, entre autres, les curateurs reviennent sur l’expérience du centre d’accueil de la porte de La Chapelle, projet ambitieux au délicat équilibre entre l’approche alternative et les normes publiques strictes. Beller raconte notamment son soucis du détail, condition, dit-il, d’une vie digne. « On voulait que ce soit beau… tout ça, c’est politique. »

La beauté politique de La Bulle. © Elsa Ferreira / Photographie d’Identités du transitoire

Ville nourricière

Au milieu de ces initiatives engagées et urgentes, une escale. L’agriculture urbaine ou comment passer « de la ville à nourrir à la ville nourricière ». « C’était important qu’il y ait cette réflexion sur la présence agricole dans la ville, reflète Jehanne Dautrey. C’est une manière de ne pas se limiter à l’urgence mais aussi de montrer que le transitoire concerne tout le monde. Paris a deux ou trois jours d’autonomie alimentaire. En cas d’arrêt de la production, de blocage des infrastructures, la ville serait en grand danger très rapidement. C’est un danger récent : au 19ème siècle, il y avait la grande plaine maraichère d’Aubervilliers. »

Escale verte. © Elsa Ferreira / photographie d’Identités du transitoire

Un arrêt court mais politique, notamment par la voix de l’urbaniste spécialiste de permaculture urbaine Sebastien Goelzer qui prévient contre l’intégration des espaces libres dans des projets d’aménagement public et « finissent par perdre leur caractère créatif et effervescent ». « La majorité des squats sont conventionnés, dans des espaces de plus en plus résiduels où ils deviennent fournisseurs de services, d’animation dans un système marchand qu’ils dénoncent. L’urbanisme transitoire a le vent en poupe et prend le relais de la mouvance squat. (…) mais cette dynamique peut parfois être avalée à la sauce de l’entrepreneuriat social ou de l’innovation sociale où tout peut être source de profit. On sort de l’auto-gestion désintéressée et on entre dans le start-up système (…) ».

Identités du Transitoire est un manuel non exhaustif pour une action de l’urgence réfléchie. S’il fallait en retenir une chose, ce serait « la richesse de la question, portée par une diversité d’approches, conclue Jehanne Dautrey. C’est un chantier ouvert à l’imagination. » 

L’ouvrage Identités du transitoire (Les Presses du réel, 2021)

Revoir les conférences de la journée d’étude sur la thématique des Identités du transitoire à l’ENSAD Nancy, 2015