Faire du coronavirus une œuvre d’art sonore, un objet de divertissement, si ce n’est de diversion, pour contrecarrer le climat anxiogène de la pandémie… En plongeant dans les entrailles génétiques du Sars-CoV-2, Antoine Bertin nous donne à entendre une petite musique méditative. Adepte des expériences d’écoute, cet artiste sonore joue littéralement avec l’ADN pour créer des compositions et réaliser des installations. Explication.
Tout le monde se souvient de la sidération qui nous a saisis et du silence qui a empli les métropoles lors du premier confinement. La rumeur de la ville a alors fait place aux piaillements des oiseaux, aux crépitements des applaudissements en début de soirée, aux rires des enfants qui ricochaient sur les murs, aux échos de conversations amplifiés dans des cours vides, aux claquements des banderoles accrochées aux balcons fustigeant l’action du gouvernement, aux stridences des sirènes des ambulances, aux craquements de l’écorce des arbres sous la morsure du froid… Autant de matériaux sonores propices à des captations.
Antoine Bertin a glané certains de ces éléments pour élaborer une pièce d’une vingtaine de minutes qui témoigne de son escapade, dans la limite du rayon d’un kilomètre alors imposé, du côté de Belleville à Paris. Mais il ne s’est pas limité à une simple photographie sonore. Ces enregistrements sont entrelacés avec la « musique » de la protéine ORF3a du virus. Baptisée non sans une dose d’humour noir « escape artist » dans un article du New York Times, c’est une bombe biologique qui favorise la dissémination et réplication du virus, et par voie de conséquence le dérèglement du système immunitaire qui peut se manifester par une inflammation généralisée.
Entre ambient et field recording, cette méditation sonore fait suite à une première proposition dont la trame était également basée sur un extrait du matériel génétique du Coronavirus. En l’occurrence, une séquence d’ARN. Le tempo du morceau était indexé sur l’augmentation de la pandémie, suivant une courbe exponentielle qui finit par s’incurver, par ralentir sous l’effet du confinement. En prise directe sur notre vécu, les accents acoustiques et hypnotiques de cette Meditation on SARS-CoV-2 ont vocation à calmer nos appréhensions et nous invitent à méditer sur le fait que toute la vie sur terre, y compris le virus, est faite des mêmes matériaux génétiques. Ce projet toujours en cours devrait, lui aussi, présenter des « variants » ou plutôt des variantes au fil de cette épidémie qui n’en finit pas. D’autres méditations musicales sont possibles…
L’art de la sonification
En apparence, le procédé mis en œuvre paraît compliqué bien que, valse des vaccins aidant, tout le monde est devenu familier avec le jargon de la microbiologie (ADN, ARN messager, génome et autres briques génétiques)… Antoine Bertin le concède, ce domaine n’avait au départ rien d’évident pour lui non plus, en dehors des quelques bases que l’on apprend au lycée. Il a donc entamé une collaboration avec un biologiste qui l’a aidé en lui dévoilant quelques rudiments de la génétique et en réalisant des manipulations pour qu’il puisse concrétiser ses projets.
Le principe est le suivant. L’ADN se compose de 4 éléments de base — Thymine, Adénine, Guanine, Cytosine (TAGC) — offrant un nombre presque infini de combinaisons, de même que l’ARN composé de l’Adénine, la Guanine, la Cytosine et l’Uracile (AGUC). Ces lettres peuvent être assignées à des notes de musique. Ce qui permet ainsi de « jouer » du vivant (plantes, animaux, humains…), d’écouter leur mélodie. Antoine Bertin a conçu un programme, en passant notamment par Max/MSP et Orca, pour effectuer cette transposition. Cette transformation des données ou d’un code en un signal sonore s’appelle la sonification. C’est sur ce principe que travaille Antoine Bertin dont la pratique artistique s’inscrit bien dans la lignée du field recording, du design sonore et surtout de l’expérience de l’écoute : malgré ce processus, rien à voir avec le bio-art.
À la manière d’une visualisation, la sonification agit comme un signal. Nous en faisons l’expérience tous les jours : l’alarme de la porte du métro qui se ferme, par exemple, est la mise en son de l’information « danger : fermeture des portes ». Antoine Bertin opte pour une approche artistique de ce principe. Pour lui, c’est presque devenu un réflexe que de vouloir écouter certains phénomènes, objets ou plantes, de les traiter de manière sonore pour en faire une expérience esthétique. Il ne se contente pas d’aligner des données brutes, mais effectue une véritable mise en scène du code génétique qui influe sur le tempo, l’harmonie, la force pour appuyer sur le clavier, etc. Ce volet permet de faire de ce codage une vraie expérience humaine et non pas un exercice purement mathématique.
La musique de l’ADN
Antoine Bertin a suivi des études d’ingénieur du son au Royaume-Uni qui ont prolongé son l’intérêt pour la musique, mais aussi pour la compréhension du fonctionnement des instruments, du son et de la perception sonore. Cela lui a permis de mettre la technique au service de projets à visée créative (projets interactifs, installations, etc.). Cette approche se retrouve également dans Sound Anything, le studio de design d’expériences d’écoute qu’il a fondé. Cette structure « à l’intersection de l’art, de la science et des technologies » explore les propriétés immersives du son et réalise des travaux de storytelling sonore in situ, des installations spatialisées et des créations binaurales. Mais c’est par le biais d’une émission sur la webradio NTS qu’il a commencé à faire la sonification d’ADN de végétaux. À l’origine, il y a une première émission réalisée au Japon grâce à un centre d’art doté d’un laboratoire de biologie où Antoine Bertin a participé à un atelier.
Comme le trahit le nom de son émission — Edge Of The Forest, une heure où il mélange field recordings et sonification de données — la forêt et le bois constitue une part importante de son inspiration. En témoigne également son installation 333Hz, commissionnée par le centre Wallonie Bruxelles (toujours visible sur place à Paris) en liaison avec Greenpeace France. Là aussi, la technique de sonification est à l’œuvre : ce stère de bois vibre d’un battement presque continu. Sur chaque tronc, un petit métronome traduit le rythme de la déforestation, mais ramené à un tempo audible, espacé. Si la cadence était indexée directement sur la vitesse de disparition des forêts, elle « taperait » dans les 20 000 bpm et serait, de fait, inaudible. Quant à la fréquence émise par tous arbres abattus, si elle pouvait être entendue, elle atteindrait les 333Hz…
Si Antoine Bertin focalise autant sur la sonification des plantes, c’est aussi parce que, symboliquement, cela établit un lien de proximité avec des êtres silencieux, mais pas forcément « inertes » comme le prouvent de récentes études scientifiques sur ce que l’on peut appeler l’intelligence végétale. Au-delà de ce constat, un autre fait troublant est mis en exergue par l’ADN : notre étonnante proximité génétique. Nous partageons 60% de nos gènes avec une banane (ne riez pas), contre plus de 98% avec nos cousins les chimpanzés et le gorille.
Symphonie hybride
Antoine Bertin a conçu une installation à partir d’un piano mécanique bricolé pour illustrer cette lointaine parenté génétique avec les végétaux. L’instrument joue deux mélodies en parallèle : 60% du temps, ce sont les mêmes notes, les mêmes mélodies, la divergence sonore intervient sur les 40% restant. D’esthétique très steampunk, ce vieux piano mécanique laisse voir son fonctionnement au travers d’une vitre, la partition qui défile, et les touches qui s’activent. L’idéal pour mettre en évidence le processus de traduction de l’ADN en action. D’autant qu’il est fabriqué avec des matières naturelles (bois, peau, ivoire, colle).
L’ADN étant constitué d’une double hélice, Antoine Bertin met ainsi en parallèle les données biologiques issues des matières animales et végétales dont est constitué le piano (pour la main gauche) avec celles d’un humain (pour la main droite). Les deux mélodies se superposent, c’est un contrepoint. D’où le nom de cette installation, Species Counterpoint. On l’a oublié, mais le piano-mécanique est à la croisé de plusieurs chemins, anticipant de futures pratiques musicales, entre le jukebox, les techniques de reproduction (on peut enregistrer sur des rouleaux) et l’ancêtre du DJ puisqu’à l’origine une personne s’occupait des rouleaux, pouvait en contrôler le tempo et intervenir directement sur la musique.
Sur cette installation, Antoine Bertin peut également changer de séquence génétique pour moduler la mélodie. Il dispose de huit cartouches correspondant à des gènes définissant des fonctions primaires (respirer, ressentir, manger, se défendre, déféquer, se reproduire, dormir, mourir). Soit huit mouvements pour une symphonie hybride. Des modulations que l’on peut aussi choisir sur place ou à distance, comme à la maison…
Archéologie moléculaire
Actuellement en résidence à La Diagonale Paris-Saclay / la Scène de recherche de l’ENS Paris-Saclay suite à un appel à projets, Antoine Bertin poursuit ses expériences sonores en restant à l’écoute du vivant. Ses travaux en cours s’appuient sur ce qu’il a développé pour Meditation On Covid et Species Counterpoint. Baptisée Natural Variations, cette résidence s’effectue en synergie avec Juergen Kroymann — chef d’équipe Génétique et Écologie Évolutives (GEE) au sein du Laboratoire d’Écologie, Systématique et Évolution (ESE).
Ce chercheur travaille sur les mutations génétiques et développe l’idée d’une archéologie moléculaire. En d’autres termes, il entreprend d’étudier comment les espèces ont évolué en se basant sur des portions d’ADN considérées comme des fossiles d’évolutions antérieures. Les plantes sont l’objet de ses études. Notamment les relations entre plantes et insectes : comment celles-ci ont muté de concert, comment s’est noué une sorte de dialogue interespèce, etc. À la clef, il s’agit de déchiffrer un autre niveau de complexité de l’évolution, de voir comment ont émergé ces relations entre insectes et plantes.
Dans la mesure où cela passe aussi par des signaux, des rythmes et des sons, Antoine Bertin y trouvera matière pour d’autres créations et installations. La résidence étant définie dans le temps et sa restitution contrainte par l’épidémie, cela implique que ce projet puisse être disponible en ligne. Inspiré par les lieux — le laboratoire et la serre attenante, les machines et le processus d’extraction de l’ADN — Antoine Bertin pense cette fois à un film, plus précisément une musique filmée. Une musique qui n’émane pas d’un compositeur, même si cela n’exclut pas des musiciens, mais qui est comme une porte sur l’univers de la microbiologie, un pont qui relie la science, la culture scientifique et ce qui est plus de l’ordre de l’expérience sensorielle, rituelle, si ce n’est magique ou ésotérique. À suivre.
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Écoutez son émission sur NTS.
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