Post Growth : travail de la biosphère et salaire solaire (2/2)
Publié le 23 mars 2021 par Maxence Grugier
Le projet « Post Growth » regroupe un ensemble d’initiatives sur les imbrications entre les mécanismes de croissance et les crises écosystémiques contemporaines porté par le collectif DISNOVATION.ORG. Seconde partie de notre entretien.
Fondé en 2012 par Nicolas Maigret et Maria Roszkowska, DISNOVATION.ORG est un collectif artistique et un groupe de travail international dont les actions se situent au croisement des arts contemporains, de la recherche et du hacking. L’artiste et philosophe Baruch Gottlieb à rejoint le collectif en 2018. Ensemble, ils développent des situations d’interférence, de débat et de spéculation visant à questionner les idéologies techno-positivistes dominantes et à stimuler l’émergence de récits post-croissance. Leurs recherches se matérialisent sous forme d’installations, de performances, de sites web et d’événements. Ils ont récemment co-édité A Bestiary of the Anthropocene, un atlas des créatures hybrides d’origine anthropique, et The Pirate Book, une anthologie sur le piratage de contenus culturels.
Le projet Post Growth a été initié par DISNOVATION.ORG, avec Clémence Seurat, chercheuse et éditrice sur les questions d’éco-politique ; Pauline Briand, journaliste spécialisée sur les questions de biodiversité ; Julien Maudet, concepteur de jeux critiques et politiques. Retrouvez la première partie de notre entretien.
Vous suggérez que le langage omniprésent de l’économie politique est un piètre moyen pour décrire nos relations au vivant et à la biosphère. Quels modes de description nous faudrait-il alors réinventer ?
Comme le dit George Box, « Tous les modèles sont faux mais certains sont utiles ». Nous sommes habitués à comprendre et à évaluer nos interactions quotidiennes au sein de la société, du monde et de la biosphère à l’aide de métaphores issues de l’économie. Toutefois, l’orthodoxie économique actuelle fonctionne toujours comme si les ressources naturelles étaient illimitées, faisant par conséquent tendre leur valeur vers zéro.
Ce prisme déformant, à travers lequel nous décrivons le monde, dévalorise les dépendances matérielles de nos sociétés vis-à-vis des écosystèmes et occulte le travail de la biosphère.
Ce postulat de travail nous a amené à rechercher d’autres moyens de décrire et d’appréhender nos relations avec le monde vivant, et la circulation de l’énergie et de la matière dans la biosphère, afin d’hyper-visibiliser ces dépendances physiques au lieu de les occulter.
The Farm (vidéo), DISNOVATION.ORG & Baruch Gottlieb, 2021 :
Avec la pièce The Farm, une œuvre-expérience illustrée par la culture d’1 m2 de blé hors sol, vous parvenez justement à faire prendre conscience de l’ampleur du travail de la biosphère, ce qu’on appelle « les services écosystémiques ». Comment avez-vous procédé ?
En réponse à l’occultation que l’on vient de mentionner, l’expérience The Farm consiste en un mètre carré de blé cultivé artificiellement en milieu clos au sein duquel les principales conditions de maintien en vie sont fournies, mesurées et visualisées par un système automatisé (eau, lumière, nutriments…).
Ce protocole permet d’estimer les ordres de grandeur des flux de matière et d’énergie autrement fournis par les écosystèmes sur des terres arables. Il s’agit ainsi d’hyper-visibiliser l’immense échelle des contributions des écosystèmes, une richesse implicite et fondamentale pour tous les processus humains et non humains, qui est invisibilisée par convention dans l’économie orthodoxe.
Les ordres de grandeur estimatifs obtenus via cette expérience qui se base sur les coûts, sont de 610€/m2/an pour produire, en conditions idéales, 3 kg de blé. On voit bien ici l’ampleur de ce qu’il faut mobiliser lorsqu’une partie des contributions des écosystèmes est absente. Ce montant expérimental de 610€ est sans commune mesure avec le marché mondial au sein duquel le blé s’échange à 0.15€ le kilo, ou encore avec les montants proposés lorsque “la nature” est abusivement comptabilisée comme capital.
Quel est justement votre parti pris par rapport aux promesses grandissantes de l’agriculture en milieu clos ? Je pense notamment aux fermes verticales, ou aux fermes en containers de l’entrepreneur Kimbal Musk.
The Farm vise à rendre plus tangible le défi fondamental qui se cache derrière l’ambition d’une partie de l’agro-industrie qui prétend subvenir aux besoins nutritionnels de vastes populations urbaines par le biais de chambres de culture et autres environnements artificiellement contrôlés. Un imaginaire hors sol de plus en plus fréquent qui est souvent proposé comme une réponse adaptée aux dérèglements climatiques.
Cette expérience d’un mètre carré met en évidence les vastes infrastructures techniques et les flux d’énergie nécessaires à la culture d’une denrée de base telle que le blé en milieu artificiel. Dans l’économie actuelle, il est devenu rentable de produire, en milieu clos, des produits agricoles à forte teneur en eau tels que des légumes verts et des tomates, mais c’est loin d’être le cas pour des produits plus caloriques tels que les féculents dont provient une part essentielle de l’énergie pour la vie humaine.
D’autant plus que d’un point de vue systémique, la rentabilité affichée par cette industrie dépend de la disponibilité d’énergies fossiles bon marché, sans compter l’extraction de ressources et les pollutions générées de par le monde, induits par des processus secondaires allant de l’exploitation minière, à la fabrication de produits électroniques et au transport international qui sont eux aussi largement sous-évalués. Certaines de ces remarques sont évidemment valables pour l’agriculture intensive.
Cette ferme expérimentale cherche à révéler ces nombreuses couches d’interdépendances qui restent souvent invisibles dans les interactions économiques courantes. Il s’agit également de fournir une estimation spéculative des services écosystémiques, très difficilement quantifiables, qu’un modèle en milieu clos doit reproduire à haut coût social, énergétique et écosystémique.
Dans La Part Solaire, vous esquissez également un modèle économique basé sur l’irradiation solaire captée par la biosphère. Vous parlez même de « Salaire Solaire ». Pourriez-vous nous partager le cheminement qui a mené à cette pensée hétérodoxe ?
Comme mentionné ci-dessus, les modèles dominants par lesquels nous sommes invités à comprendre notre économie matérielle et énergétique restent insatisfaisants. La notion de valeur habituellement représentée dans les modèles économiques actuels à travers les prix n’est qu’une convention idéologique.
Avec le projet La Part Solaire (Solar Share), nous envisageons des pistes économiques alternatives, ancrées dans les processus physiques sur lesquels dépend la vie sur Terre sur de très longues échelles de temps. A travers des analogies telles que le « Salaire Solaire », nous explorons le potentiel discursif et artistique d’un modèle économique basé sur l’irradiation solaire.
Depuis quelques décennies, le concept de développement durable s’est révélé être un nouvel instrument au service du besoin d’expansion et de croissance interne au capitalisme qui se manifeste ironiquement à travers des logiques de financiarisation de plus en plus court-termistes.
Comment au contraire envisager une approche radicale de la « durabilité » ? C’est-à-dire en revenant à la racine du terme. Peut-on s’autoriser à repenser la notion de durabilité sur des échelles de temps extrêmement longues, et comment cela pourrait alors informer et affûter notre compréhension de ces mêmes enjeux ?
Afin de se projeter dans une durabilité sur un temps long, nous proposons d’observer ce qui a soutenu la durabilité du vivant sur Terre jusqu’à ce jour. Nous proposons pour ce faire d’envisager d’autres unités, et d’autres présupposés économiques, tels que l’utilisation de l’irradiation solaire comme unité de référence. Il s’agit d’étudier ce qu’un tel glissement de référentiel ré-articule, interroge et met en lumière afin de proposer de nouveaux modes de quantification, de valorisation, et de description du monde, ainsi que pour explorer les limites de ce qui est pertinent de quantifier.
Le cadre de travail La Part Solaire propose divers outils conceptuels, informés par la recherche scientifique contemporaine, pour appréhender de manière concrète la question cruciale de la transformation et la circulation de l’énergie au sein de l’économie. Il se déploie à travers un ensemble de modèles économiques spéculatifs et radicaux, basés sur la principale énergie réellement renouvelée au sein de la biosphère sur de très longues échelles de temps : l’énergie émise par le Soleil.
Si on considère les intrants énergétiques solaires captés par la biosphère comme une grandeur éclairante pour penser une « planétarité viable » (Benjamin Bratton), quelles formes tangibles ou imagées pourraient alors prendre ce modèle économique ?
Certains des flux d’énergie dans la biosphère sont réellement renouvelables, une grande part de ces flux renouvelables sont indirectement activés par le rayonnement solaire (vents, précipitations, etc.). Pour donner une idée de l’échelle de ces flux d’énergie, certaines méthodes de comptabilisation peuvent aider à saisir et à comparer les ordres de grandeur en jeu.
En tant qu’artistes, c’est ce que nous avons trouvé stimulant dans le modèle de comptabilité environnementale éMergie. Ce concept controversé propose une comptabilité́ approfondie des stocks et des flux énergétiques, des processus qui peuvent être extrêmement lents et vastes tels que les multiples contributions indispensables à la vie sur Terre.
Au cœur de la modélisation d’éMergie se trouve l’énergie solaire, elle est responsable de la plupart des sources d’énergies dont nous dépendons aujourd’hui, notamment le vent, les marées et, surtout, les combustibles fossiles. La modélisation éMergie permet notamment de produire une estimation de la part renouvelable parmi les flux d’énergie d’une zone géographique, cette quantité est alors exprimée en « joules équivalents solaires ». Cette méthode ne prétend pas fournir des mesures absolues, mais elle permet néanmoins de dessiner des rapports d’échelles évocateurs.
Évidemment, certaines régions du monde reçoivent plus de rayonnement solaire que d’autres, et certaines en « utilisent » plus que d’autres. En Europe, nous utilisons beaucoup plus d’énergie que celle dont nous bénéficions directement via le soleil ou le vent. Cela se matérialise par l’importation et l’extraction de formes fossiles concentrées, principalement du pétrole, du charbon et du gaz naturel.
A titre d’exemple, Bruxelles est l’une des capitales les moins ensoleillées d’Europe, qui ne reçoit que 3 kWh/m2 par jour en moyenne et seulement 1000 kWh/m2 par an. Pourtant sa consommation énergétique est comparable à celle de la plupart des villes européennes.
L’objectif des pièces de monnaies La Part Solaire est justement de rendre plus tangible les processus renouvelables activés par le soleil sur un territoire spécifique, afin de mettre en friction cette ordre de grandeur concret, présent et situé, qui est à la base des processus primordiaux au sein de la biosphère, en regard avec l’activité économique actuelle.
Les pièces de monnaie La Part Solaire sont fabriquées en plastique (du PET recyclé). Le plastique est un sous-produit du pétrole, un concentré d’irradiation solaire ancestrale sous forme de matière organique qui a mis des millions d’années à se former. Nous avons donc traduit la quantité moyenne de flux renouvelables dans une zone géographique donnée (par mètre carré et par an) en leur équivalent énergétique en plastique (éMergie).
Comment notre compréhension de l’économie se transformerait-elle si les instruments monétaires que nous utilisons avaient une valeur équivalente à l’énergie solaire nécessaire pour les reproduire physiquement localement ? À titre de réponse spéculative, chaque pièce de monnaie La Part Solaire est un équivalent physique, selon le modèle éMergie (énergie incorporée), à l’énergie renouvelée en moyenne par m2 dans une zone géographique donnée.
Ce qui est par exemple illustré ci-dessus avec une pièce en plastique de 1,12 g correspondant à 1m2 sur la zone de Rovaniemi (Finlande), une pièce en plastique de 3,03 g correspondant à 1m2 sur la zone de Bruxelles (Belgique), et une pièce de 24,50 g correspondant à 1m2 sur la zone de Lagos (Nigeria). Pour mieux situer ce discours, nous fabriquons une nouvelle pièce pour chaque lieu où ce projet est présenté.
Solar Share (vidéo), vue d’exposition, IMAL Bruxelles, DISNOVATION.ORG & Baruch Gottlieb, 2020 :
Quelles sont les prochaines étapes pour cette série de recherches dans les mois et années à venir ?
Ces différents projets seront exposés durant l’été 2021 au centre d’art Impakt à Utrecht et dans le cadre du festival STRP à Eindhoven. Pour ce qui est de la partie recherche nous travaillerons durant les années à venir avec des laboratoires et universités dont Paris 8, UC Berkeley, UC Louvain La Neuve, TU Dublin…
Nous concevons ces œuvres comme des prototypes qui sont progressivement regroupés au sein d’un toolkit et d’une plateforme web, pouvant être exposés, mais aussi utilisés par d’autres activistes, enseignants, médias… Ce sont à la fois des provocations, des moyens de stimuler des changements de perspectives, mais aussi des proxis permettant d’aborder des sujets parfois peu accessibles de manières trans-sociales et trans-disciplinaires.
Retrouvez la première partie de notre entretien.
Plus d’information sur la série de recherches Post Growth.
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