Post Growth imagine la boîte à outils de l’après-croissance (1/2)
Publié le 1 mars 2021 par Maxence Grugier
Entamée en 2018-2019 en lien avec une résidence à l’Université de Californie à Irvine, le projet Post Growth regroupe un ensemble d’initiatives portées par le collectif DISNOVATION.ORG. Pensé comme un laboratoire international de recherches, autant que comme un moteur d’expositions, de débats et de provocations, Post Growth se compose de plusieurs éléments complémentaires (tels que des interviews, une monnaie spéculative et même un serious game) qui tous incitent à mettre en perspective critique les imbrications entre les mécanismes de la croissance et les crises écosystémiques contemporaines.
Fondé en 2012 par Nicolas Maigret et Maria Roszkowska, DISNOVATION.ORG est un collectif artistique et un groupe de travail international dont les actions se situent au croisement des arts contemporains, de la recherche et du hacking. L’artiste et philosophe Baruch Gottlieb à rejoint le collectif en 2018. Ensemble, ils développent des situations d’interférence, de débat et de spéculation visant à questionner les idéologies techno-positivistes dominantes et à stimuler l’émergence de récits post-croissance. Leurs recherches se matérialisent sous forme d’installations, de performances, de sites web et d’événements. Ils ont récemment co-édité A Bestiary of the Anthropocene, un atlas des créatures hybrides d’origine anthropique, et The Pirate Book, une anthologie sur le piratage de contenus culturels.
Le projet Post Growth a été initié par DISNOVATION.ORG, avec Clémence Seurat, chercheuse et éditrice sur les questions d’éco-politique ; Pauline Briand, journaliste spécialisée sur les questions de biodiversité ; Julien Maudet, concepteur de jeux critiques et politiques.
Pouvez-vous nous donner un exemple concret de “situations d’interférence” que vous développez ?
Au cours des 10 dernières années, nous avons autopsié les discours dominants sur la croissance, l’innovation ou encore le solutionnisme technologique, comme cela a pu être le cas avec le « musée des échecs technologiques », ou encore avec les expositions « Futurs non-conformes » au Jeu de Paume. Notre objectif a été de faciliter la circulation de contres-récits au techno-utopisme contemporain à travers des objets artistiques offrant des perspectives plus critiques, nuancées, complexes ou situées sur ces sujets.
Plus récemment, alors que l’ampleur de l’artificialisation du monde est souvent sous-estimée, nous avons édité un Bestiaire de l’Anthropocène avec l’anthropologue Nicolas Nova. C’est un atlas des créatures et phénomènes hybrides entre « nature » et « culture », mêlant biologique, minéral, technologique, pétrochimique… Ce livre dresse un panorama de spécimens avec lesquels nous coexistons et qu’il nous faut apprendre à reconnaître non plus comme de simples aberrations ponctuelles au sein de nos milieux, mais au contraire comme ce qui définit notre condition contemporaine : une artificialisation d’envergure planétaire.
J’ai été intrigué en premier lieu par le fait que les recherches Post Growth s’attèlent tout d’abord à réunir et à étoffer les arguments du débat, avant même de proposer d’imaginer ou de prototyper l’après croissance. Comment est née cette initiative et quels en sont les objectifs?
La question de recherche avec laquelle tout a commencé portait sur les imbrications entre les mécanismes de la croissance (des flux économiques, d’énergies, de ressources) et l’ensemble des crises écosystémiques que nous traversons. Au départ, nous nous sommes notamment interrogés sur les composantes idéologiques, sociales et biophysiques qui ont précipité les crises environnementales actuelles. Suite à quoi nous avons commencé à identifier des leviers pouvant contribuer à transformer les pratiques et les imaginaires vers des métabolismes sociaux qui n’envisageraient plus la croissance quantitative comme une fin en soi, tout en favorisant des modes de transformation sociétaux collectifs plutôt que des mécanismes de culpabilisation individualiste.
Les différentes branches de recherche ont tout d’abord été formalisées dans le cadre de deux expositions avec les centres d’art iMAL à Bruxelles et 3 bis f à Aix-en-Provence. Ces expositions « Post Growth » se sont articulées autour de deux principaux axes.
Tout d’abord le « Toolkit », une collection de notions clés, diffusée sous la forme d’outils de facilitation et de vulgarisation. Elles portent sur les connexions entre les mécanismes de la croissance et l’ensemble des crises écosystémiques que nous traversons, en tentant tout particulièrement de réunir et d’étoffer les arguments du débat sur ce sujet.
Ensuite la « Part Solaire », où il s’agit d’explorer les conséquences radicales d’un modèle économique qui se baserait sur l’énergie solaire captée par la biosphère. Cet axe consiste également à mettre en lumière le « travail » effectué par la biosphère, souvent appelé services écosystémiques, ainsi que les limites des logiques de quantification.
Quelles seraient justement certaines des notions clés qu’il vous semblerait utile de partager, afin d’introduire vos observations critiques tant sur l’imaginaire de la croissance que sur celui de la transition ?
On présente souvent quelques notions assez simples pour introduire ce projet (voir cartes ci-dessous, ndlr). Tout d’abord, dans sa conférence « Transition Piège à cons », Jean Baptiste Fressoz nous fait remarquer que les changements historiques relatifs aux ressources énergétiques ont été des additions, et non pas des transitions. Ce qui nous invite à repenser la sortie des énergies fossiles non plus comme une simple affaire technique de substitution d’un type de ressource énergétique par un autre, mais au contraire comme le lieu d’une transformation sociale et politique profonde.
L’activité économique exponentielle contemporaine est elle aussi évidemment liée à une accélération des flux d’énergies et de ressources, ce qui est directement liée à une modification exponentielle de l’environnement. D’ailleurs, cette fameuse croissance du PIB n’est pas nécessairement bénéfique ni souhaitable, comme le montre James Gustave selon les pays et leur stade actuel de « développement », la croissance est bien souvent décorrélée du bien-être.
Comment s’est effectué le passage d’une phase de recherche et d’enquête, à la production d’un Toolkit conçu pour stimuler les imaginaires de la post-croissance ?
Nous sommes allés à la rencontre de chercheur.euse.s, de théoricien.e.s et d’activistes avec pour objectif de s’orienter et de décrypter les fondements des crises politiques et écologiques actuelles. Cette recherche a réellement pris forme lors d’une résidence à l’Université de Californie à Irvine où nous avons effectué ces premiers entretiens, et collecté un ensemble de récits et de concepts opératoires. Issus de domaines aussi variés que les connaissances autochtones ou l’informatique de l’effondrement, ces entretiens ont progressivement pris la forme de courtes vidéos. Depuis quelques mois, ces capsules vidéo sont librement disponibles sur une plateforme en ligne et traduites en français, anglais, et néerlandais.
Chaque séquence a pour objectif de synthétiser une notion clé afin d’alimenter et de nuancer le débat autour de questions telles que l’impératif de croissance du PIB, la rhétorique du durable, de la résilience, de la responsabilité individuelle, de la préservation de la biodiversité, de la nature pensée comme un stock, ou encore de la fameuse croissance verte…
Au-delà d’une simple critique, il est important de réaffirmer, comme le fait remarquer HJ Schellnhuber, que nous disposons déjà des connaissances et des savoir-faires nécessaires pour relever ces défis contemporains, l’un des enjeux principaux est « comment faciliter la mise en œuvre de savoir faire et de connaissances pertinentes ». En parallèle, nous organisons régulièrement des conférences publiques qui prennent la forme d’un plateau de tournage, où nous invitons chercheur.euse.s et artistes à contribuer à cette réflexion collective.
Progressivement, nous avons réalisé qu’il n’existait quasiment aucune image pour représenter la plupart de ces notions qui sont peu connues et médiatisées en dehors du domaine académique. Nous avons donc développé un travail d’illustrations que nous nous proposons comme support visuel afin de faciliter la circulation et la médiatisation de ces notions clés.
Post Growth Toolkit (The Interviews), entretien avec Rose O’Leary, DISNOVATION.ORG, 2020 :
Post Growth Toolkit (The Interviews), entretien avec Bill Tomlinson, DISNOVATION.ORG, 2020 :
Le jeu Post Growth Toolkit est composé de prototypes de « serious game » autour des crises environnementales et de la croissance. Comment l’avez-vous conçu, et où le situeriez-vous aux intersections entre art, jeu, œuvre graphique, médiation et workshop ?
Suite à tout le travail de compilation de notions clés sous forme d’interviews, nous avons réalisé qu’une grande partie de ces concepts nécessitaient vraiment d’être débattus, confrontés ou mis au travail pour pleinement révéler leurs potentiels transformateurs ainsi que leurs limites. Aux côtés du concepteur de jeux politiques Julien Maudet, nous avons donc exploré des méthodes de facilitation, venant de l’univers du jeu, afin d’encourager une circulation et une mise en débat de ces notions critiques. Ce qui a donné lieu à des prototypes de jeux qui peuvent être activés de manière collective ou individuelle lors d’expositions, d’ateliers, ou en « print-and-play ».
Ces prototypes de jeu se présentent sous la forme d’un jeu de cartes tactique, d’un questionnaire à remplir en groupe, ou encore d’un jeu de plateau. Il sont conçus comme des outils de transmission et de débat collectif qui invitent à se décoloniser des doctrines de la croissance économique. L’un des enjeux est d’opérer une mise en lumière des conditions matérielles sur lesquelles repose notre mode de vie actuel afin de mieux saisir comment les restructurer. Au croisement des sciences et de la fiction spéculative, les prototypes de jeu Post Growth Toolkit proposent de mettre en partage des récits et des concepts, ou encore d’enquêter sur des objets du quotidien afin de questionner et de stimuler nos logiciels de pensée.
Pour certaines des notions clés du Post Growth Toolkit, souvent assez abstraites, vous êtes allez plus loin, en concevant des dispositifs/objets pour rendre ces concepts plus tangibles. Pourriez-vous par exemple nous parler de vos étalons “Energy Slave Token” ?
En 1940, R. Buckminster Fuller a introduit le terme « d’esclave énergétique » pour décrire la quantité d’énergie qui alimente les sociétés contemporaines. Cette unité — 1 esclave énergétique — représente la capacité de travail physique d’un adulte humain. Les besoins en énergie de tout mode de vie peuvent ainsi être traduits en leur équivalent « esclave énergétique » reflétant alors le nombre de travailleurs humains qui seraient nécessaires pour réaliser un travail énergétiquement similaire. En 2013, il a été estimé que l’Européen moyen emploie l’équivalent de 400 à 500 « esclaves énergétiques » 24h sur 24. Nous envisageons actuellement d’étendre ce concept pour mettre l’emphase sur les contributions animales et végétales au méta-appareil zombie qui nous fournit les commodités de la modernité.
Le projet « Energy Slave Token » consiste en une série de poids en bitume, qui sont équivalents, en termes d’énergie, à des durées de travail physique humain (1 heure, 1 jour, 1 semaine, 1 mois, 1 année, 1 vie). Cette série de poids étalons est conçue pour rendre tangible les ordres de grandeur immenses qui séparent l’énergie déployée par le travail de notre corps humain, de l’énergie fossile qui est la principale ressource alimentant le parc de machines et de technologies dont notre mode de vie actuel dépend, souvent appelé la technosphère. Ces étalons open source ont été conçus pour être facilement reproduits, utilisés, et distribués.
Ces objets permettent justement de rendre tangible l’énergie qui anime la technosphère. Quels liens y voyez-vous avec « la grande accélération », une notion souvent citée pour décrire notre ère géologique actuelle, l’Anthropocène ?
C’est justement une autre facette de ces « étalons esclave énergétique ». L’accélération technique et l’augmentation des niveaux de vie occidentaux depuis 2 siècles, sont en grande partie dépendants de l’usage hyper-intensif et croissant des ressources fossiles. Ce sont des énergies zombies, le produit d’organismes ancestraux, que l’humanité exhume des sols pour venir animer l’ensemble des prothèses technologiques qui nous entourent, et ainsi intensifier la capacité physique des humains à transformer leur milieu. Après ce court épisode historique, l’usage intensif des énergies fossiles compromet aujourd’hui le maintien de la vie humaine, et de nombreuses espèces.
Cette accélération fossile est largement due à l’accessibilité abondante et à la densité énergétique très élevée du charbon et du pétrole, qui viennent notamment décupler, et se substituer au travail physique humain ou animal. Ce qui explique par exemple qu’il n’y ait que 1.5% d’agriculteur.rice.s en France, alors que se nourrir constitue immuablement l’une des bases de notre condition. Ce phénomène peut s’expliquer par une armée de prothèses technologiques zombies, principalement nourries au pétrole, au gaz, ou au charbon qui travaillent en arrière-plan. Avec les « étalons esclave énergétique », nous souhaitions rendre cette réalité physique et les rapports d’échelles plus tangibles, en les comparant aux capacités de travail moyennes de notre propre corps humain.
Seconde partie de notre entretien sur la « Part Solaire ».
Pour plus d’information sur la série de recherches ‘POST GROWTH’ rendez vous ici.
Interviews et jeux critiques Post Growth.
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