Metamorphosis : à Montréal la biennale ELEKTRA-BIAN s’inspire des mondes virtuels et du jeu vidéo
Publié le 11 février 2021 par Maxence Grugier
Contexte sanitaire oblige, à Montréal aussi la culture est obligée de s’adapter et de se renouveler. Pour toute l’équipe d’Elektra Montréal, 2020 consistait à relever un défi majeur : celui d’une biennale hybride, entre digitalisation et monstration en présentiel. La présentation de trois expositions fut l’occasion de prototyper un nouvel environnement avec la création d’un musée virtuel en trois phases. Rencontre avec Alain Thibault, fondateur et directeur artistique de l’évènement.
Report, annulation, ouverture, fermeture, pas facile de travailler sur un événement culturel compte tenu des incertitudes et contraintes de la crise sanitaire actuelle. Si les alternatives sont légions, elles ne sont pas forcément faciles à mettre en œuvre rapidement. Parmi ces options, celle de la numérisation et de la présentation virtuelle de l’évènement fut rapidement retenue par l’équipe d’Elektra Montréal et son directeur artistique, avec un prototype de musée virtuel présenté en juin dernier. Trois expositions qui furent l’occasion de proposer trois versions de Metamorphosis, une série d’expositions Elektra/BIAN, dont deux coproduites avec la firme sud-coréenne Hyundai, et une pour Arsenal, espace d’Art Contemporain à Montréal. Cette possibilité du musée virtuel, offerte par la crise sanitaire et ses restrictions, était un vieux rêve (au moins aussi vieux qu’internet lui-même) pour son fondateur et directeur artistique, Alain Thibault. C’est aujourd’hui une réalité. Explication.
Makery : Alain Thibault, comment maintient-on une programmation en temps de crise sanitaire quand on est l’organisateur (fondateur, directeur artistique) d’une biennale et d’un festival à l’importance aussi symbolique que logistique qu’Elektra/BIAN ?
Alain Thibault : Il a fallut être très souple et très agile. La programmation d’Elektra et de la biennale cette année (BIAN 2020), fut composée d’un mélange compliqué de présentation d’exposition pré-biennale (Metamorphosis 2020) à l’Arsenal espace d’Art Contemporain de Montréal, d’évènements pré-biennale et d’expositions hybrides à Séoul (Metamorphosis Vol.1 & Vol.2), de préparation et d’annulation, de plan A, plan B voire plan C… Cela a demandé beaucoup de patience de la part de nos équipes et pas mal d’imagination, même si dans le domaine des arts numériques nous avions déjà la formation et les outils pour préparer une digitalisation des évènements que nous souhaitions présenter.
Concrètement, comment s’est organisé le travail avec l’équipe d’Elektra et quelle stratégie avez-vous imaginée ensemble au tout début de la crise ?
Il y a d’abord eu la première expérience hybride à Séoul en 2020 (qui était aussi l’année de la Biennale Elektra-BIAN). Comme tout le monde nous avons dû fermer le 15 mars. Nous avons donc tout annulé et toute l’équipe s’est retrouvée en télétravail. Au même moment, DooEun Choi, la commissaire invitée – qui habitait New York et qui est d’origine coréenne – est devenue directrice artistique pour le groupe Hyundai. Grâce à elle, nous avons en la chance de pouvoir monter Metamorphosis Vol.1, une première exposition mixte présentielle/virtuelle, à Séoul, en co-production avec Hyundai. C’est à cette époque que j’ai eu l’idée d’une exposition virtuelle en 3D et que nous avons décidé de créer une première version numérique de l’évènement. Le but était de reproduire l’expérience le plus fidèlement possible en respectant également la représentation des œuvres des artistes pour qu’ils accompagnent ce processus de digitalisation.
Il y a eu ensuite deux autres expositions ?
Par la suite l’espace d’art Arsenal à Montréal nous a offert la possibilité de présenter une nouvelle exposition en octobre 2020. Nous avons décidé de présenter un événement pré-biennal en présentiel, toujours autour de la thématique Metamorphosis en présentiel tout en respectant les contraintes sanitaires ; c’est-à-dire que nous ne pouvions pas recevoir les œuvres des artistes coréens programmés avec notre directrice artistique invitée. Nous avons donc appliqué le même concept qu’à Séoul. L’idée étant de créer une présentation hybride en ayant sur place des œuvres physiques d’artistes locaux et des œuvres numériques d’artistes internationaux (vidéos et pièces interactives) qui puissent être envoyées via internet. Cela a été une première expérience de numérisation d’une partie d’une exposition présentée dans l’espace public. Malgré les défis techniques tout était prêt à temps. Malheureusement trois jours avant l’ouverture, le gouvernement québécois a décidé de tout fermer. Comme nous avions prévu une version numérique de l’expo, notre plan B, cela a tout de même permis d’effectuer la documentation en images et à quelques professionnels de la visiter. Enfin, cette exposition s’est exportée à Séoul en mode hybride et c’est devenu Metamorphosis Vol.2 que l’on peut voir en ligne avec les autres.
Finalement, cette crise que nous traversons a été mise à profit pour entrer en phase de tests techniques et esthétiques en ce qui concerne ces nouvelles modalités de monstration d’un évènement, d’une exposition…
Dès le début de la crise j’ai pensé à cette vieille idée du cyberespace et à ce que nous pouvions y faire en temps que diffuseur. Nous avons donc décidé que la crise que nous traversions était l’occasion de développer le concept de musée virtuel et de faire en sorte que, si dans les années à venir ce genre de crises reviennent ou perdurent, nous puissions continuer de présenter des artistes et créer des expositions en format hybride ou entièrement numérique. En fait, c’est quelque chose auquel je pense depuis déjà longtemps : quand nous avons réalisé la première biennale en 2012 nous avions lancé un projet de « Centre international d’art numérique » (le CIAN). Nous avons travaillé avec des architectes, avec des financiers, la ville de Montréal, etc. Malheureusement cela n’a pas abouti. Mais au moment de la pandémie, je me suis dit que nous devions creuser la même idée en version digitale, online, dans ce que nous appelions avant « le cyberespace ». Cette crise et ses restrictions sont l’occasion de pouvoir enfin créer et tester des espaces virtuels où il y aurait des activités au même titre que dans les multivers. Un espace qui s’inspirait de tout ce que l’on voit dans le domaine des jeux vidéos en ligne, qui pourrait à la fois générer ses propres revenus, être un lieu de monstration, une place de marché des arts. Ces trois expositions en 2020 ont donc en effet été d’importantes phases de prototypage pour nous. En 2021 et 2022 nous allons travailler à développer les aspects qui manquent dans notre musée virtuel, comme l’interactivité, la possibilité de présenter les œuvres dans leur entièreté – notamment les pièces vidéo dont nous ne pouvons pour l’instant proposer que des extraits pour des raisons de droits et de technique.
A-t-il fallu adapter les œuvres au format d’exposition virtuelle que vous aviez choisi ?
Oui, et cela n’a pas été facile. Même les pièces vidéo représentèrent parfois un challenge technique. Nous avions choisi par exemple de présenter unfold, la pièce de Ryoichi Kurokawa qui se présente dans le réel sur trois écrans avec un son surround. Adapter un tel dispositif à un univers virtuel n’était pas forcément évident. Idem pour le travail de Matthew Biederman (Serial Mutation (z-axis) v04, N.d.A.) qui a nécessité d’être réadapté pour les grands écrans extérieurs et intérieurs du Hyundai MotorStudio à Séoul, etc.
Elektra a donc bénéficié d’un partenariat à l’international, notamment avec Hyundai en Corée. Comment cela s’est-il organisé et comment cela s’est-il passé ?
Ce fut vraiment une chance pour nous d’avoir DooEun Choi, notre directrice artistique, à nos cotés au moment où elle entrait chez Hyundai. C’est elle qui a permis cette rencontre et ce partenariat. Tout s’est très très bien passé. Ils étaient enthousiastes et réceptifs. Nous avons travaillé ensemble sur la programmation et la production. C’était un vrai accompagnement car il a tout fallu faire à distance, même en ce qui concerne la production, ce qui n’est pas forcément évident en termes de temps de travail. Hyundai est un groupe de compagnies assez remarquable en ce sens qu’elle accompagne depuis longtemps le développement artistique. Ils ont d’ailleurs trois galeries d’art, les Hyundai Motorstudio, une à Moscou et une à Beijing. La plus grande étant en Corée à Séoul.
Quels ont été les moyens techniques mis en œuvre pour la réalisation de ce musée et de ses expositions ?
Nous avons travaillé avec des logiciels comme cinéma 4D et le moteur de jeu Unity pour le développement en 3D des expositions. Nous avons un artiste programmeur qui numérise les espaces en Cinéma 4D. Les données sont ensuite transférées vers Unity et l’intégration dans le moteur de jeu vidéo se fait par un autre programmeur. En parallèle il y a tout le processus de numérisation, photographie, vidéo, optimisation du rendu des œuvres etc. plus quelques tours de « passe passe » techniques pour que tout cela fonctionne correctement. Ensuite il y a toute la partie intégration dans le web. Nous travaillons avec une compagnie qui s’assure que ce que l’on appelle « la page d’atterrissage » (landing page, ou page d’accueil) soit identique pour tous utilisateurs et compatible avec les navigateurs Chrome et Firefox qui sont plutôt recommandés pour vivre l’expérience pleinement. Nous souhaitions également que l’accès soit aisé pour toute personne ayant une connexion internet correcte.
Les œuvres ont-elles été reproduites en 3D ? Est-ce des vidéos ou des photos des œuvres que nous pouvons voir dans le musée ?
J’ai pris le parti de recréer des espaces et des œuvres d’art dans ses espaces même si toutes les pièces ne sont pas reproduisibles dans ce contexte de présentation. La plupart des œuvres présentées, exception faites des vidéos, sont numérisées ou photographiées. Mais comme nous ne pouvions pas envoyer d’équipe à Séoul pendant la pandémie nous avons travaillé sur des photographies des œuvres. Il faut savoir qu’en 2021 à Elektra nous pensons développer les procédés de photogrammétrie, car réaliser de bons scans 3D exige des conditions techniques en studio qui doivent être optimales, c’est extrêmement compliqué. Nous avons pu donner l’impression de la présence de l’œuvre, juste avec des photos. D’un autre côté il y a des œuvres qui ont été entièrement reproduites en 3D le plus fidèlement possible.
En tant que directeur artistique d’Elektra, comment envisagez-vous le futur de ces nouveaux moyens de monstration ? Pensez-vous que dans le futur tous les évènements liés à Elektra et à la biennale devront bénéficier d’une telle digitalisation ?
Oui absolument. Pour moi cela permet une démocratisation de la diffusion de l’art. Toute personne ayant une connexion internet correcte peut voir des œuvres d’art et assister à des évènements, même si elle est confinée chez elle. Cette année par exemple, nous prévoyons de faire des expositions qui ne seront pas hybrides cette fois mais entièrement virtuelles à cause du contexte sanitaire ou de disponibilité de salles, de décalage d’évènements, etc. Pour cela aussi le concept de musée virtuel devient intéressant.
Pour vous, en quoi cela ajoute à l’évènement originel ? Quels sont les avantages, si vous préférez, d’un tel procédé ?
D’une part il y a tous les avantage que j’énumérais plus haut, mais il y a également la volonté que le musée sur lequel nous travaillons actuellement soit un lieu assez étonnant, une architecture spectaculaire en soit. Nous passons tellement de temps aujourd’hui devant nos écrans, dans l’internet, que nous pensons que pour inciter les gens à se connecter à un lieu virtuel, il faut proposer une expérience qui soit véritablement extraordinaire. Pour cela nous nous inspirons du domaine du jeu vidéo en ligne. C’est un univers qui fait partie de la culture des 18-40 ans et c’est une manière d’amener un tout nouveau public à découvrir ces œuvres déjà hors-normes. Nous essayons également d’imaginer le public du futur, qui aura certainement encore moins de problème à considérer les espaces virtuels comme des lieux proprement dit, et qui trouverons normal de déambuler dans ces endroits. Il est donc important d’imaginer des architectures étonnantes avec soit des reproductions d’œuvres existantes, soit, ce qui est encore plus intéressants, des œuvres spécialement crées pour ce type de lieux et qui ne pourraient pas être présentées de manière physique dans un espace réel. On doit également tenir compte de la notion d’archivage. Ce type de représentation permettrait aussi de pouvoir revenir voir des évènements passées. De revisiter la biennale de 2020 en 2022, etc.
Au niveau du développement futur de ce type d’espace justement qu’envisagez-vous ? Des avatars, de la réalité virtuelle ?
Oui, nous pensions à la possibilité de développer des avatars dans notre environnement. Toujours en nous inspirant des multivers ou des jeux vidéo. Mais il faut faire attention à ne pas tomber dans le mauvais goût dans ce type de démarche. Pour autant il est évident que l’aspect « rencontre et socialisation » est importante, surtout aujourd’hui, et que développer un système avec des sortes de joueurs personnalisés sous formes d’avatars serait intéressant. Nous pourrions par exemple tous les deux nous donner rendez-vous dans le musée pour cet interview, ce serait intéressant. Concernant la réalité virtuelle je tenais à ce que les gens puissent utiliser leurs navigateurs web pour un accès simplifié et plus large à l’exposition. Tout le monde n’a pas encore son casque personnel de Réalité Virtuelle. Pour l’instant ça n’est pas une technologie massivement adoptée. Nous y pensons, mais nous surveillons pour l’heure les problématiques tel que la résolution et la puissance de calcul que demande notamment ce type de technologies. Notre priorité dans ce dispositif reste la démocratisation et l’accès à nos évènements pour en faire profiter le plus de monde possible.
Courte vidéo de démonstration montrant des extraits des trois expos virtuelles 3D réalisées en 2020 :
Retrouvez les visites virtuelles de Metamorphosis à l’Arsenal, Montréal et Metamorphosis Vol.1 et Vol.2 à Hyundai Motors à Séoul.