Artiste et écrivain britannique, Sophie Hoyle (they) aborde dans son travail l’approche intersectionnelle des questions post-coloniales, queer, féministes, du handicap et de la psychiatrie critique. Makery l’a rencontré(e) avant sa résidence EMARE – European Media Art Residency – à l’Antre-Peaux de Bourges.
Sophie Hoyle est une artiste et autrice prolifique, d’origine égyptienne et libanaise, qui travaille sur « l’exploration d’une approche intersectionnelle des questions post-coloniales, queer, féministes, du handicap et de la psychiatrie critique ». Hoyle a démarré par un travail sur le Moyen-Orient et la diaspora nord-africaine, explorant « l’expérience vécue des conditions et des traumatismes psychiatriques, ou PTSD (Post-Traumatic Stress Disorder – syndrome du stress post-traumatique -ndt)… et l’histoire des technologies biomédicales enracinées dans la surveillance et le contrôle étatique et militaire ». L’artiste espère travailler avec des communautés de personnes semblables à la sienne à Bourges en avril, mais le travail commencera à distance depuis Londres, au Royaume-Uni. Je lui ai posé des questions sur son projet de science-fiction Shards, réalisé à Tsarino, dans un village abandonné des Rhodopes bulgares, par un collectif international d’artistes et un architecte.
« C’est vraiment intéressant que vous ayez choisi Shards pour la première question, car je n’ai jamais vraiment parlé de ce travail en dehors du contexte immédiat dans lequel il a été réalisé – une petite résidence à Tsarino, en Bulgarie. Le projet global est constitué d’une série de textes, de photos et d’événements qui répondent de manière souple à la spécificité du lieu, tant en termes de géographie que de politique locale : un petit village autrefois abandonné dans le sud-est de la Bulgarie, à la frontière avec la Turquie et la Grèce. Les circonstances socio-économiques ont changé le paysage, les gens quittant les villages de montagne pour trouver du travail, pour finalement abandonner leurs maisons. C’était comme les débuts d’une dystopie discrète : des maisons abandonnées avec des restes ou des résidus d’anciens habitants (des vêtements aux meubles), mais avec une nouvelle communauté qui les reconstruit et apprend à y survivre. J’ai donc commencé à spéculer sur les futurs scénarios de changement climatique et de conflit régional, et sur les différentes phases d’abandon et de récupération qui pourraient y avoir lieu. Cela fait partie d’un processus général : voir comment des forces politiques plus larges se manifestent dans un contexte local. »
Les approches physiques et technologiques du soulagement de l’anxiété font également partie du travail de l’artiste. La communauté DIY pourrait être intéressée par le travail de l’inventeur Saemunder Helgason et sa ceinture Solar Plexus Pressure. Comment sont-ils arrivés à cette collaboration ? « Saemunder est un artiste islandais que j’ai connu lors de nos études ensemble à Londres. Son projet Solar Plexus, qui traite de l’anxiété contemporaine, est réalisé avec Fellowship of Citizens dans le cadre d’une campagne pour un revenu de base. Dans mon travail, l’accent est mis sur les troubles anxieux individuels et sur l’anxiété collective en général, c’est pourquoi Saemunder m’a invité à écrire un texte. Le projet a connu de nombreuses étapes et incarnations, du design, de la vidéo, Working Dead (2020) aux installations, dont une actuellement en cours à Shanghai. La ceinture de pression Solar Plexus a été conçue et dessinée par Saemunder en collaboration avec la styliste Agata Mickiewicz. Lorsqu’elle est portée, la ceinture ou le harnais fonctionne grâce à la thérapie de pression par contact profond (DTP), en appuyant sur le plexus solaire, un point de pression situé sur le torse. Cela a un effet physique de réduction de l’anxiété pour la personne qui le porte, et c’est également un élément de conception spéculative pour ouvrir les discussions sur le trouble anxieux dans le contexte actuel du capitalisme tardif, qui est souvent lié à la précarité du travail, aux mauvaises conditions de travail, et au déclin de l’État-providence. J’ai vraiment apprécié de voir le texte que j’ai écrit se transformer et changer au fur et à mesure du développement du projet, et comment il a été incorporé dans la vidéo d’une manière plus créative et ludique ; C’est rafraîchissant de reprendre certains éléments de ma pratique et voir comment elle est recadrée ou réinterprétée. »
Post Traumatic Stress Disorder
Je lui ai demandé en quoi le travail Psychic Refuge était lié à son histoire personnelle. « Psychic Refuge provenait de la recherche et de l’activisme en cours autour des réfugiés et des demandeurs d’asile, en particulier au Moyen-Orient dont certains membres de ma famille sont originaires, et comme un grand nombre de réfugiés souffrent de PTSD ou d’autres problèmes de santé mentale, j’ai fait le lien avec ma propre expérience du PTSD, et j’ai fait des recherches plus approfondies sur la psychiatrie transculturelle et la psychiatrie critique, en particulier à partir des études de Frantz Fanon sur les impacts psychologiques de la colonisation. La Palestine est particulièrement importante dans le contexte britannique (ainsi que dans celui de l’Occident au sens large) puisque le Royaume-Uni a régné sur la Palestine (1920-1948), mais très peu de choses sont réellement enseignées à ce sujet dans l’enseignement britannique, et aucun contexte historique n’est donné dans la couverture médiatique. Il en va de même pour les autres pays colonisés, et cela se retrouve également dans beaucoup d’autres pays européens qui n’enseignent jamais vraiment leur histoire coloniale. »
Une autre œuvre, Sheer Naked Aggression, aborde également ces thèmes. Hoyle écrit sur son site web : « de l’éclat du cuir dans le coin, jusqu’au fond de ma tête : la botte ferme dans le sable près du poste de contrôle de la frontière… » « Sheer-Naked-Aggression explore la manière dont les symboles culturels de la violence s’entrecroisent avec la violence structurelle. Elle établit un lien entre les expériences directes du syndrome de stress post-traumatique (PTSD), et le fait d’avoir grandi dans la diaspora arabe et des contextes spécifiques au Moyen-Orient et en Afrique du Nord, notamment l’intervention militaire, la torture, les conflits et l’occupation. »
Une pandémie sans fin ?
Comment son travail a-t-il été affecté par cette pandémie apparemment sans fin ? A-t-elle eu des effets sur sa création artistique et sa présentation ? « Heureusement, je n’ai pas été directement ou trop gravement touchée par la COVID. D’une certaine manière, en tant qu’artiste handicapée, ma routine n’a pas beaucoup changé, car je devais souvent travailler à la maison, où j’avais une mobilité réduite et des routines restreintes, donc c’est plutôt que la société en général s’est soudainement synchronisée avec certains aspects des façons d’être des handicapés. Je me sens donc assez en sécurité dans ma situation personnelle, mais il est évident que ce n’est pas le cas de tout le monde au Royaume-Uni, avec un taux de mortalité élevé, des personnes travaillant dans le secteur des soins de santé (hôpitaux, infirmières, médecins, nettoyeurs) ou des services de première ligne (transports publics), et des communautés BAME (Black, Asian, and Minority Ethnic – ndt) qui sont touchées de manière disproportionnée. Et globalement, les choses sont bien pires, par exemple voir ce qui se passe en Palestine par rapport à la COVID, où les inégalités politiques et en matière de santé sont exacerbées en ce moment. »
J’ai demandé à Hoyle de me parler de quelques projets récents réalisés au Royaume-Uni avant et après que tout ait été arrêté par le virus, Insula et le laboratoire de biohacking avec Quimera Rosa. « Insula était une version vidéo d’une performance que j’ai réalisée l’année dernière (2019) avec Terribilis (Molly O’Reilly) à la Science Gallery de Londres, et le projet Almanac s’est déroulé via Zoom, mais cette façon de travailler numérisée ou médiatisée n’a pas été un changement si important. Le laboratoire de biohacking Trans*Plant avec Quimera Rosa a eu lieu à Londres, dans le cadre de la conférence Ecofutures par Cuntemporary. Cela se passait en même temps qu’une résidence de Shape Arts que je faisais à BALTIC Contemporary à Gateshead, dans le nord-est de l’Angleterre, où le projet Comfrey était un jardin communautaire pour les réfugiés et les demandeurs d’asile. J’ai fait le lien entre ces deux choses alors que je réfléchissais de manière générale à la manière de trouver une autonomie et des moyens d’auto-guérison en dehors des normes médicales et thérapeutiques institutionnalisées. Surtout au Royaume-Uni, où le financement du système de santé (NHS) a été fortement réduit, et où il y a maintenant encore moins de fonds pour les services ou pour des groupes spécifiques comme les réfugiés. Dans Excoriate, j’ai réuni ces différents éléments dans une installation vidéo multicanaux, avec une bande sonore composée de battements binauraux (par exemple des ondes bêta et thêta), utilisée pour traiter l’anxiété, les traumatismes et les troubles du sommeil par la « neuroacoustique ». »
« Traduction » des processus internes du corps
J’ai demandé à Hoyle comment s’étaient déroulées les collaborations avec Swan Meat et les autres artistes de Chronica, qui ont eu lieu au Jerwood Arts à Londres.
« Certains des artistes (Blue Maignien – qui fait partie de Cherche Encore – et Eyemeasure, Leah Clements et Nicola Woodham), soit je connaissais leur travail depuis des années, soit nous avions eu des conversations sur les maladies chroniques, la « crudité » (« cripness ») et le travail. J’aimais vraiment la musique de Swan Meat, ça a été une dimension supplémentaire quand j’ai appris dans une interview que certains de ses albums précédents parlaient de ses expériences d’hospitalisation. Je l’ai donc contactée et elle était prête à collaborer. Elle a été vraiment super, ça a été un vrai plaisir de travailler ensemble. Nous avons parlé de nos musiques communes, la musique électronique, les bandes originales de films et la bande originale de Tetsuo, et elle a vraiment géré la partition en direct de la performance à la perfection. Il en a été de même avec Terribilis, après avoir entendu son DJ set lors de soirées et lu dans une interview qu’il y avait cette couche supplémentaire d’expérience partagée. Nous avons toutes discuté de nos expériences en matière de soins de santé, de diagnostic et de traitements avec les technologies biomédicales utilisées pour mesurer et surveiller le corps; mais aussi de la façon dont ce processus de « traduction » des processus internes du corps n’est pas aussi exact ou précis qu’on le prétend souvent, et de la façon dont il peut en soi donner au patient le sentiment d’être isolé et aliéné de son propre corps. J’ai voulu inclure ce processus de mesure dans un spectacle en direct en utilisant l’ECG (électrocardiogramme qui mesure la fréquence cardiaque) pour mesurer les niveaux d’anxiété, via une carte Bitalino (Arduino). Les niveaux d’anxiété mesurés en direct interagissaient avec la sélection des vidéos projetées tout au long de la performance, qui a été codée par Charles C Hutchins, tandis que Swan Meat répondait aux vidéos. »
Une grande partie du travail semble collaborative. Comment Hoyle a-t-il/elle trouvé d’autres artistes et musiciens faisant écho à son travail ? « Faire et montrer un travail est par nature assez collaboratif et relationnel, mais en termes de collaboration plus directe, il s’agit de tendre la main à des personnes qui partagent les mêmes idées, avoir une conversation, un sentiment partagé et une réciprocité, et aller de l’avant… Cela peut être des personnes qui elles-mêmes me tendent la main, ce qui est toujours très agréable, – savoir que votre travail circule au-delà de vos cercles connus. Une grande partie du travail d’artiste indépendant se fait dans l’atelier ou dans sa chambre, et souvent on se sent très isolé et centré sur l’intérieur, alors c’est agréable d’être attiré vers l’extérieur par le travail de quelqu’un de similaire mais qui a aussi sa propre vie et son énergie. C’est pourquoi les événements ou les expositions sont généralement une bonne raison de rassembler les gens pour créer quelque chose de nouveau. »
Enfin, quels travaux seraient présentés à Antre Peaux et comment seraient-ils adaptés à la fermeture des musées en France ? « L’idée initiale était de suivre un processus de prise de contact, de discussions avec des artistes locaux atteints de maladies chroniques et de collaborer sur quelque chose, en relation avec le contexte local. La première partie de la résidence sera loin de Londres, mais j’espère pouvoir voyager et être présente en personne pour la deuxième partie en avril. Bien que la fermeture des espaces et le fait que cela soit en ligne correspondent en quelque sorte aux thèmes de la proposition initiale : autour de la ‘crip theory‘ et du ‘crip time‘, de la maladie chronique et de sa présence médiatique, d’autres façons d’être au-delà de l’attente validiste qui exige que vous soyez physiquement présent tout le temps. Et, d’une certaine manière, comme les maladies chroniques sont imprévisibles et en constante évolution, et que de nombreux projets artistiques sont à court terme – ce qui signifie que vous devez toujours vous adapter à des contextes différents -, les choses ne sont pas si différentes de ce qu’elles sont habituellement. Cependant, j’aimerais vraiment pouvoir utiliser l’Ursulab à Antre Peaux, donc peut-être trouver des moyens de créer mon propre laboratoire en attendant, qui s’inscrirait dans le DIY, la nature autonome du biohacking. Cependant, dans la mesure où il est probable que je ne pourrai pas me rendre en France, j’aimerais tout de même établir un lien avec des artistes handicapés basés à Bourges ou dans les environs, alors peut-être que cet entretien pourrait être une invitation ouverte à entamer une discussion, ou un espace où nous pourrions partager et échanger nos expériences. »
Sophie Hoyle est résidente EMARE à l’Antre-Peaux à Bourges en 2021.