A l’origine d’œuvres transdisciplinaires qui explorent les relations de plus en plus étroites qu’entretiennent les imaginaires artistiques avec les données factuelles issues des laboratoires de recherches, les artistes russes et biélorusses Evelina Domnitch et Dmitry Gelfand portent un regard singulier sur notre monde physique visible et invisible en s’inspirant des découvertes et théories scientifiques émergentes.
Actifs au sein du Synergetica Lab d’Amsterdam, Evelina Domnitch et Dmitry Gelfand sont lauréats du Japan Media Arts Excellence Prize en 2007, du Meru Art Science Award en 2018 et de cinq mentions honorifiques à Ars Electronica (en 2007, 2009, 2011, 2013 et 2017). Leurs travaux ont été présentés à la Biennale de Venise, au Martin-Gropius-Bau (Berlin), au AxS Festival (Los Angeles) et à Kiasma (Helsinki). Les artistes adoptent un parti-pris art – science qui est avant tout prétexte à un questionnement philosophique profond et un constant émerveillement devant les propriétés physiques souvent stupéfiantes de notre univers, généralement incarnées dans leurs performances et installations.
Makery : Impossible de ne pas commencer par une question sur notre ère pandémique: comment vivez-vous ces temps de crise Covid? Où étiez-vous quand tout a commencé ?
Evelina Domnitch et Dmitry Gelfand : Nous sommes des artistes péripatétiques, donc nos vies ont radicalement changé avec la pandémie. Alors que le virus s’infiltrait en Europe, nous avions un calendrier très dense d’expositions, de performances et de conférences, du musée des Landes (Innsbruck) et Cent Quatre (Paris), iMAL (Bruxelles) et au Festival Mirage (Lyon) qui a du fermer seulement 36 heures après son ouverture… Nous avons la chance d’avoir tout de même pu achever une œuvre, Hilbert Hotel, à Paris, juste avant que le Louvre ait cessé ses visites. Hilbert Hotel fait référence à un paradoxe proposé par le mathématicien David Hilbert, quant à savoir si un hôtel infini peut accueillir un nombre infini de clients qui arrivent. Évoquant la jonglerie continue d’une quantité infinie de matière dans notre cosmos illimité, l’œuvre d’art fait léviter électriquement ses myriades d’invités, qui sont des microsphères de verre creuses, et les confine à des orbites tremblantes en forme de carrée.
Sur quoi travailliez-vous à ce moment-là ?
Au cours de l’année 2019-20, nous étions artistes invités au Fresnoy. Une invitation irremplaçable, mais comme toutes les activités d’enseignement devaient être menées à distance à partir de mars, l’opportunité de se mêler à la prochaine génération d’artistes a été fortement compromise. Cependant, nous avons réussi à développer une nouvelle œuvre d’art, Time Synthesizer, actuellement exposée dans l’exposition Panorama du Fresnoy. L’installation sonde la transition insaisissable d’un écoulement fluide en un écoulement turbulent. Dans un bassin noir, des bulles d’hydrogène pulsées retracent la dynamique de surface d’une masse d’eau qui coule. Étant donné que les bulles éclairées au laser sont émises à des intervalles de temps réguliers, l’apparition de la turbulence déforme considérablement notre perception du flux du temps.
La situation actuelle résonne-t-elle avec les idées qui inspirent vos travaux ?
Au cours de l’année précédant la pandémie, nous avons développé un projet de recherche appelé Aerobiome, explorant le contenu microscopique vivant de l’air que nous respirons. La qualité de l’air urbain est atroce, et pourtant nous partageons l’air avec tous les êtres vivants, comme un organe mutuel qui enveloppe notre planète. Nous avons organisé des ateliers au Het Nieuw Instituut (Rotterdam), au cours desquels nous avons recueilli et cultivé des échantillons d’air hébergeant une variété de bactéries et de spores fongiques. Nous avons été plutôt choqués par le manque de fréquentation de cet atelier. C’est révélateur du fait que la plupart des citadins ne sont pas dans un état d’esprit symbiotique avec leur écosystème aérien, et qu’ils sont plutôt dégoûtés et aliénés.
Comment vous êtes-vous rencontrés ?
A New York à la fin des années 90, où il y avait une communauté très soudée de jeunes bohèmes post-soviétiques récoltant les fruits de la chute du rideau de fer. Dmitry terminait son diplôme en cinéma à NYU, tandis qu’Evelina commençait des études supérieures en philosophie à l’Université Fordham. Dmitry était déçu par l’univers du film en raison de la manière dont la profondeur et la dynamique de la lumière sont déformées et fixées sur une surface bidimensionnelle. Evelina était également peu enthousiasmée par les perspectives d’une carrière universitaire en philosophie, car cette discipline joue un rôle infime dans la culture contemporaine. Alternativement, à part le marché de l’art prédateur, il y avait une scène artistique fascinante à New York à cette époque. Nous avons eu la chance de nous lier d’amitié avec Morton Subotnick, le compositeur pionnier, et son épouse non-moins illustre, Joan La Barbara, également chanteuse et compositrice. Il restait encore des géants des mouvements conceptuels et minimalistes à l’époque, tels James Turrell, Dove Bradshaw, William Anastasi, Earle Brown, Merce Cunningham, Fred Sandback, Matthew Barney et Willoughby Sharp, dont certains sont devenus des amis proches. Nous y avons également rencontré nos futurs collaborateurs, les compositeurs Richard Chartier, William Basinski et Taylor Deupree.
Au Festival Mirage (Lyon), nous avons parlé de l’importance de la science-fiction soviétique. Etes-vous inspirés par ce courant ?
Nous adorons l’auteur de science-fiction et paléontologue soviétique Ivan Efremov, dont le chef-d’œuvre, qui peut être (mal) traduit par Bladerunner (1963), imagine une société évoluée d’artistes-scientifiques-philosophes, en opposition avec le nihilisme technologique de son homologue américain. Parmi les fondements sous-jacents aux écrits d’Efremov se trouve un mouvement philosophique marginal du XIXe siècle connu sous le nom de « cosmisme russe », qui s’est ensuite diversifié dans des domaines aussi variés que la cosmonautique (développée par Konstantin Tsiolkovsky, premier spécialiste des fusées), le suprématisme (sous les auspices de Kazimir Malevitch) et la biogéochimie (dirigée par Vladimir Vernadsky). Tsiolkovsky et Malevitch ont tous deux envisagé la présence en apesanteur des humains au-delà de l’atmosphère terrestre comme un saut évolutif indispensable pour acquérir une perspective cosmique plus large de notre planète. Après avoir abandonné la peinture au profit des expériences de pensée pure, Malevitch a proclamé que « le but futur de l’art, aussi lointain soit-il, consistera à répartir le poids au sein de systèmes d’apesanteur ». [Malevich, K. Essays on Art, Vol. 1.1915-1928] La poursuite de l’apesanteur de Malevitch a alimenté nos œuvres d’art flottantes telles que Hilbert Hotel susmentionnée (2020) – avec ses orbites carrées, introuvables ailleurs dans la nature, et Force Field (2016), où des gouttelettes d’eau en lévitation acoustique évoquent la dynamique orbitale des corps célestes.
Vladimir Vernadsky a postulé que la matière vivante ne peut être comprise sans prendre en considération la structure de tout le cosmos. Notre installation Luminiferous Drift (2016) tente de démêler cette hypothèse et de la rendre visible en mettant en scène une planète rougeoyante et couverte d’océan, vue de l’espace. Modelé sur le vortex polaire hexagonal couronnant Saturne, l’océan de cette planète imaginaire oscille dans un bassin cylindrique le long de deux axes tournant à des vitesses différentes. Les courants océaniques sont tracés et illuminés par un essaim semblable au plancton bioluminescent unicellulaire qui provoque une réaction « chimiluminescente » encapsulée dans une membrane d’huile déclenchée par l’accélération. La luminosité est déclenchée par l’accélération. Cette œuvre couvre des domaines de recherche tels que la biologie synthétique, la dynamique des fluides et la climatologie. Luminiferous Drift est le résultat d’un engagement collaboratif avec le Hui Lab (University of California, Irvine), le laboratoire d’hydrodynamique de l’Ecole Polytechnique (LadHyX) dirigé par Jean-Marc Chomaz, et le groupe Huck (Université Radboud).
Que pensez-vous du battage actuel autour de l’art – science, vous qui êtes investis dans ce mélange de disciplines depuis longtemps ?
L’art, la science, ainsi que l’un des prédécesseurs de la science, l’art de l’alchimie, sont les éléments d’une lutte vers la connaissance, sous forme de savoir-faire, d’inventivité et de quête de l’inconnu par souci de la quête elle-même. Aujourd’hui, la science est institutionnalisée, axée sur la mesure et éloignée de l’expérience sensorielle directe. Comment cet écart peut-il être réduit ? Comment la connaissance scientifique et l’expérience humaine peuvent-elles être réunies ? C’est peut-être cette quête même qui nous a motivés à mener en collaboration des expériences artistiques avec des rencontres empiriques explorant des phénomènes physiques exotiques. Nous cherchons à percevoir le monde comme composé d’ondes, de champs et d’interactions, plutôt que d’objets. C’est à travers des expériences, et non des objets, que nous pensons que l’art doit communiquer.
Vos œuvres peuvent sembler parfois très cérébrales, mais il est clair qu’il s’agit d’une célébration de la vie, avec tous ses paramètres, esthétiques, physiques, scientifiques et artistiques. C’est aussi une leçon de bon comportement envers notre monde : notre planète étant la seule que nous ayons. Vous n’êtes pas le genre d’artistes qui veulent fuir la planète et s’échapper dans l’espace…
Presque tous les artistes qui travaillent avec la science se confrontent inévitablement à la crise écologique que nous vivons. En tenant compte des graves négligences environnementales de l’humanité, la recherche de connaissances scientifiques devient véritablement une entreprise éthique.
Malgré les preuves scientifiques de la rareté de la vie dans l’univers, notre civilisation continue de se comporter comme si nous avions plusieurs terres à notre disposition. Ce n’est pas notre cas en effet.
Néanmoins, nous pensons que l’exploration spatiale humaine (en plus de la robotique qui l’accompagne) est extrêmement importante, à la fois pour la science en elle-même et pour stimuler une prise de recul (l’effet overview) qui permet une vue d’ensemble plus juste de ce que nous vivons à l’heure actuelle.
Pouvez-vous nous parler de vos activités au sein du Synergetica Lab à Amsterdam ?
Nous avons récemment déménagé d’Amsterdam à La Haye, et notre laboratoire est désormais une partie d’une organisation artistique de base appelée iii (Instrument Inventors Initiative).
Fondé par des anciens (et d’anciens étudiants de notre promotion) du département Art Science, Académie royale des beaux-arts (La Haye), iii est un collectif interdisciplinaire d’artistes de la performance et de l’installation en expansion sensorielle. En 2021, nous lancerons notre projet de curatorial à iii, Obviously Unthinkable. A suivre donc !
En savoir plus sur le travail de Evelina Domnitch et Dmitry Gelfand.
L’équipe du Synergetica Lab désormais à La Haye.