Dans le cadre des efforts de MakersXchange (MAX) pour définir l’état de l’art des programmes de mobilité pour les makers, Makery et UPTEC Porto mènent une série d’entretiens approfondis pour mieux comprendre les besoins des makers en perspective d’un futur programme pilote porté par MAX. Nouvel entretien avec Thierry M’Baye, fondateur du m.e.u.h/Lab, musicien, artiste et facilitateur de communautés maker et d’entreprenariat social à Roubaix et dans les Flandres.
MAX (Makers’ eXchange) est un projet pilote, cofinancé par l’Union européenne, qui vise à définir et à tester des politiques et des actions soutenant la mobilité et les échanges d’expériences entre les Industries Culturelles et Créatives (ICC), les creative hubs, les makerspaces, les fablabs et les systèmes d’apprentissage formel et non-formel, de développement de compétences de manière intersectorielle, et ayant pour objectif d’intégrer les programmes de mobilité des makers pour le développement des compétences et l’inclusion dans les programmes traditionnels de soutien, les politiques et les écosystèmes des ICC à travers l’Europe. Makery a voulu connaître l’avis de Thierry M’Baye, fondateur du m.e.u.h/Lab (machines électroniques à usages humanistes) à Roubaix.
Makery : Pouvez-vous vous présenter ? Avez-vous travaillé en tant qu’indépendant et/ou êtes-vous impliquée dans des organisations culturelles/makers ?
Thierry M’Baye : J’ai fait des études de sciences économiques et sociales, et science économiques et gestion, dans le cursus universitaire. Très vite je me suis intéressé à la musique électronique, aux cultures punk et underground, j’ai monté des soirées, en autogestion, j’animais des émissions de radio… C’était ma culture de l’époque. Faire soi-même sans être expert. J’ai travaillé pendant 5 ans à Spiritek, une association créée par des fans de musique électronique, sur le modèle de TechnoPlus : prévention des usages de drogues de synthèse en milieu festif. C’était déjà l’idée de « faire avec les destinataires de l’action », construire quelque chose de manière collective, avec ce liant qui est l’éducation populaire. Venant du milieu universitaire, je me suis pris quelques claques qui m’ont ramené sur terre, en particulier quand on approche cet aspect social d’une culture qui ne devait pas être considérée comme une sous-culture, mais comme une culture avec une richesse qui devait être racontée par ses propres protagonistes, par ceux qui la faisaient.
En tant que musicien moi-même, j’ai toujours été intéressé par l’histoire des instruments de musique, le fait de fabriquer ses propres instruments, quand on a pas les moyens d’acheter ceux du commerce, a toujours été une réalité, dans le rock par exemple dès les années 60. Dans la musique électronique, j’ai rencontré la même approche des instruments, une approche DIY, très open-source. Je cite souvent le monome, un contrôleur à grille, open source (Monome est un projet de fabrique d’instruments démarré en 2005 par Brian Crabtree et Kelli Cain, ndlr). C’est le champ musical qui m’a amené il y a 10 ans, via un financement européen – un FSE, à créer le lab. J’avais rencontré Chtinux, une association d’utilisateurs de logiciel libres. J’ai été salarié pendant 2 ans de Chtinux via ce fond européen. Cela nous a permis de rechercher de nouvelles façons de faire, au niveau pratique et politique. J’ai été façonné tout jeune, par Modes & Travaux, par le bricolage, parce que ça permettait de faire des économies, mais aussi parce que ça permettait d’exprimer une certaine créativité, l’ingéniosité. Je voulais travailler à revaloriser ce savoir, déclassé, refoulé, non-compris. Et l’utiliser comme outil de médiation pour la capacitation, l’empowerment. Quand on parle de communautés créatives ou d’industries créatives, pour moi il y a comme un kidnapping de cette capacité créative qui est présente chez tous. C’est la manière dont on l’entretient, dont on l’encourage et l’accompagne qui fait une certaine différence. C’est que je défendais dans ce projet européen, une nouvelle façon de créer. J’ai rencontré Mains d’Œuvres (à Saint-Ouen dans le 93, ndlr), j’ai fait un stage de quelques mois avec le CRAS (le Centre de Ressources Art Sensitif, ndlr). Ils avaient construit un programme pédagogique avec une transversalité dans les approches, et une volonté de lier ça au quotidien, avec une dimension participative, solidaire, à partir d’outils libres. Philosophiquement, c’était une superbe école. J’ai aussi rencontré Ping à Nantes, dans un workshop de la Fing avec Julien Bellanger et Fabien Echeyne, en 2011. Il y avait pas mal d’acteurs différents, dans ce qu’on appelait pas encore le mouvement maker : les Petits débrouillards, des centres sociaux, des universités, des collectifs libristes ou autres. Tout le monde s’était retrouvé là autour de la fabrication d’objets, et la volonté de penser à un modèle économique différent, des utilités et des distributions ultérieures différentes.
Depuis 2010, je suis maker. Sans local, j’ai créé des espaces. J’ai eu un local dans des bureaux partagés d’une galerie d’art à Roubaix. Il y avait beaucoup d’artistes de passage. J’étais dans une volonté de faire le lien avec les citoyens dans une logique d’éducation populaire, d’apporter de nouvelles pratiques, de nouveaux regards sur l’action socio-culturelle, en se réappropriant les outils de production. Comment à travers des ateliers on pouvait permettre à des jeunes de se projeter dans des métiers, de se passionner, d’avoir des outils. Je militais pour que l’univers des possibles ne soit pas réservé à certaines catégories socio-professionnelles, mais soit intégré de manière quotidienne. Je me suis dit qu’il fallait que j’intervienne, notamment en milieu scolaire. Le déclic a été un article de Sabine Blanc sur Owni, « Hackons l’école ! ». Elle décrivait les possibilités d’enrichir les pratiques éducatives, pédagogiques avec des outils libres, open source dans une logique d’émancipation. J’ai quitté le statut de salarié au sein de ChtiNux, pour un statut semi-indépendant au sein de la coopérative Grands Ensemble, une Coopérative d’Activité et d’Emploi. Je faisais des prestations d’ateliers, de conseil, d’intervention en milieu scolaire, etc.
J’ai participé à la création de Lille Makers, j’ai accompagné énormément de lieux, de tiers-lieux, d’espaces de co-working, etc… Je participe à plusieurs collectifs d’acteurs qui investissent la question des communs, qui là encore, essayent de faire en sorte que ces sujets soient populaires, débattus, quotidiens, et non pas un moyen de gentrification.
J’ai évolué en même temps que mes actions : j’organisais des ateliers, mais j’y participais moi-même. Ma pratique musicale m’a amené au code, etc. C’est en pratiquant que j’ai appris. Je suis le sujet et l’objet de ma propre pratique !
Il y a quelques années j’ai participé à la création de la Parcelle Collective, un fablab artistique et culturel à la Condition Publique à Roubaix. La Parcelle Collective, c’était une sorte de hacking ! C’est une institution qui s’inspire de la dynamique des (néo-)labs… Je les ai pris au mot. Il y avait toute une communauté d’acteurs sur place, qui étaient tous très différents, une sorte de communauté rêvée pour un tiers-lieu. Le défi a été de créer un espace d’échanges pour développer des actions concrètes, des activités, chercher des financements, créer un projet hybride dans lequel nous, militants, pouvions confronter nos volontés avec le réel d’une institution, ses fonctionnements juridiques, comptables, etc. il y avait des associations et des collectifs plus agiles, avec des temporalités différentes, des énergies différentes. C’était un challenge : comment créer au sein d’une institution culturelle un espace de bricolage numérique populaire ? Ce lieu est situé dans un quartier pauvre à Roubaix, il est perçu comme un lieu « bobo ». Je connais bien ce quartier, j’y ai vécu, j’ai vu le lieu sortir de terre. Le rapport du lieu au quartier est un peu difficile… Il fallait donc que le hackerspace, ou fablab, que nous voulions créer ne soit pas réservé à cette fameuse « communauté créative » d’ingénieurs, d’architectes etc. qui ne vit pas forcément à Roubaix. Le défi était d’en faire un lieu de brassage, de rencontre, avec du liant entre les collectifs. Il y a eu des constructions d’actions à la Condition Publique qui voulaient impliquer les différents acteurs : collectifs, centres sociaux, direction de l’Education, etc. , avec des dialogues quelquefois houleux ou difficiles entre collectifs engagés et institutions… Aujourd’hui le fablab existe, il est fonctionnel, il est appropriable. Mais moi je n’y suis plus, cette année j’ai basculé vers l’accompagnement de projets d’entreprenariats en tout genre.
Où situez-vous votre pratique de « maker » ? Et comment définissez-vous ce que l’on appelle la « culture maker » ?
Pour moi cela a à voir avec les contre-cultures. Les contre-cultures peuvent se déployer de différentes manières. Cela a à voir avec la culture populaire, avec la culture de la débrouille, avec une culture du hack : prendre un objet et détourner ou démultiplier ses fonctions, ouvrir ses usages… Quand la kinect de Microsoft est sortie, une semaine après sur les forums d’artistes numériques, le sujet était « Let the hack begin ». c’était l’idée de dissocier ce capteur infra-rouge de la X-Box, et l’utiliser ailleurs et/ou pour autre chose. Il y a aussi cette philosophie du hacker éthique. Le premier bouquin qu’on m’a donné quand j’ai rencontré les membres de Chtinux, a été L’éthique des hackers. Ca voulait dire quelque chose, cela rejoint certaines philosophies des contre-cultures. Comment on s’autorise à imaginer… Voilà pour moi le commun de ce que j’appelle maker. Ensuite, il y a les rencontres avec les nouvelles technologies, comme l’impression 3D, l’open source matériel. Des passions se sont révélées quand des technologies ont été rendues accessibles, comme avec Arduino. Arduino est pour moi un objet de croisement entre des pratiques artistiques, des pratiques de prototypage pour des entreprises, toute sorte de choses. Arduino peut toucher tous les secteurs… Cette volonté d’ouvrir les usages d’un objet à ses utilisateurs finaux, c’est comme une recette de cuisine. Cela n’empêche pas les restaurants ou les boulangeries. Mais on peut fabriquer soi-même les gâteaux, et y prendre du plaisir sans être attaché à une exigence de rentabilité économique. La valeur créée réside dans le lien, dans l’utilité sociale – si on veut mesurer un peu les choses.
Avez-vous déjà participé à des programmes de mobilité dans le passé ? Pouvez-vous nous parler de votre/vos expérience(s) ?
Essentiellement dans le Nord, les Flandres, Lille est transfrontalier, il y a énormément de circulation entre la France et la Belgique sur ce territoire. Au cours de mes études, j’ai fait Erasmus. J’ai bougé en Europe, à Liège et à Maastricht. En tant qu’artiste je suis allé à Londres, en Allemagne, en Hollande, en Italie… A Spiritek, j’ai travaillé dans les boites de nuit et les soirées techno belges. On travaillait avec des associations de Bruxelles et Mons dans le cadre d’un programme Interreg. J’ai naturellement rencontré des artistes et des makers belges.
Quels étaient vos contextes préférés lorsque vous avez participé à des programmes de mobilité en Europe ou à l’étranger ? Ateliers ? Symposiums ? Formations ? Résidences ?
Tous. Je les ai tous fait. Je me souviens notamment d’un festival en 2012 en Hollande, sur l’open source hardware, avec des ateliers, des conférences, des soirées, avec des gens venant d’univers et de pays très différents. J’ai rencontré Ronen Kadushin, designer israélien qui avait fait sa thèse sur l’open source hardware. Il a organisé plusieurs ateliers sur le design et l’open source. Il a créé des meubles open source, avec les outils de fablabs. Que ce soit des conférences ou des échanges de pratique, je pense que ce n’est que comme ça qu’on s’enrichit, sinon on reste dans une espèce d’entre-soi, de terreau stérile. L’aération par la rencontre, pour moi fait partie de l’essence de ce qu’on pourrait appeler le « makerisme ».
Qu’est-ce qui vous a manqué pour mieux développer votre pratique créative ? Voyez-vous des lacunes dans les programmes de mobilité en ce qui concerne les pratiques et la culture des makers ?
Le manque de considération pour les liants, les connecteurs. Pour définir mon activité, au début, je disais : « je fais tout, je fais des ateliers, des conférences, je monte des projets. Dans une optique d’innovation sociale, d’innovation technologique et d’éducation populaire… » et puis j’ai décidé de simplifier, et je me suis défini comme un artiste qui connecte des pratiques et des populations, qui fait en sorte qu’il y ait une circulation des savoirs qui produisent des services ou des objets. Ce « métier » là, celui du liant, celui qui va faire le lien avec les actions socio-culturelles voire économiques, celui qui va faire des aller-retour entre les acteurs et les institutions ou entre collectifs. Je me suis retrouvé personnellement dans ce cas-là. J’ai presque auto-financé tout ce travail de rencontres et de mobilité sur mes propres activités, en prenant sur mes propres revenus. Et puis quand on revient, on revient avec quelque chose, on doit le raconter. Ce temps-là n’est pas ou peu considéré. Pour moi c’est une vraie faiblesse. Et puis, on reste quand même dans des chapelles, les artistes d’un côté, les makers de l’autre. Il y a des générations, des esthétiques, des éthiques et quelquefois des rancœurs qui bloquent une certaine forme de circulation. Moi j’interroge le critère de mixité sociale, au sens sociologique, la description des profils, des parcours qui ont accès à ces lieux. Je pense que c’est important. On a vu le mouvement maker s’impliquer de façon énorme et bénévole dans la crise Covid. On a vu une vraie circulation, née de la contrainte et de la nécessité. Est-on obligés d’attendre ces contraintes et nécessités externes et extrêmes pour qu’il y ait des dialogues et des co-productions ? La mobilité doit aussi être intellectuelle.
Que serait pour vous un programme de mobilité de rêve pour les makers ? Donneriez-vous la priorité à l’aide aux déplacements, aux rencontres, à l’accès technique ou à la création de réseaux ?
Il faut penser le déploiement avec les acteurs. Plutôt que proposer des solutions toute faites. Il faut créer une instance de co-construction de cet « Erasmus maker », qui va au-delà de ceux qui ont le diplôme, ou l’aisance, l’audace ou le courage de pouvoir bouger par eux-mêmes, mais aussi ceux qui sont frileux ou qui n’osent pas. Il faut soutenir une forme d’équité. Ne pas le penser comme une énième institution centralisée, mastodonte administratif, cela décourage les acteurs. On pourrait penser « territoires » et « inter-territoires », avec par exemple des « parlements » locaux. J’ai pu constater qu’il y avait souvent un problème d’équité dans les projets européens.
Qu’est-ce que la mobilité en temps de pandémie mondiale ? Faut-il encore investir dans ce domaine ? Et, compte tenu de nos restrictions de voyage, comment pouvons-nous continuer à nous développer et à renforcer les réseaux, si nous ne pouvons pas nous rencontrer ? Et pourquoi est-ce important (ou pas) ?
Je suis impacté par la période Covid. Cela a été un long débat philosophique, éthique, interne. Je travaille dans le mouvement maker, j’ai accès à des imprimantes 3D, est-ce que je vais passer X heures, X argent à fabriquer des visières ? Je me suis posé d’autres questions en tant qu’artiste : qu’est-ce que je fais pendant ce moment là où j’ai la possibilité d’exprimer mon art à distance ? J’ai fait de la musique. Je n’ai pas imprimé d’objets. Pour moi, il y a quelque chose qui a été cassé, le toucher. Par rapport à la mobilité, si on bouge c’est pour rencontrer des humains, pour toucher d’autres matières, d’autres êtres, d’autres sensibilités. Là physiquement il y a quelque chose de traumatique. En tant que musicien la notion du corps engagé, du corps musicien, même si j’utilise des instruments électroniques est une notion fondamentale. La question de l’interface homme-machine, de comment on interagit avec les objets. Pour moi le sans-contact, c’est troublant. Le fait de pouvoir toucher les objets, dans ma pratique maker, est tellement important. Et dans ma pratique artistique, ça l’est doublement, parce que justement je travaille sur comment on peut investir une sorte de sensualité dans des objets qui peuvent être froids, comment on peut leur prêter une certaine vie, dans une perspective un peu animiste. Pour moi cela a été une espèce de cage sur ces questions de toucher et de rapport à l’autre. Cela impacte énormément les lieux maker, qui sont des lieux de sociabilité, qui sont nés justement parce qu’il y avait une nécessité de sortir du réseau, sortir des forums, In Real Life. Ce qui se passe est d’une violence inouïe. Notre rapport à la mobilité est extrêmement perturbé par cette violence. Je ne sais pas comment cette non-mobilité ne va pas nous affecter durablement, comment on peut contourner ou s’adapter pour ne pas subir cet état. Je ne suis pas dans le solutionnisme, je m’interroge. Pour ma part, je suis freiné et touché.
Le fablab de La Condition Publique à Roubaix.
MakersXchange est un projet pilote cofinancé par l’Union européenne. Le projet MAX est mis en œuvre par le European Creative Hubs Network, Fab Lab Barcelona, UPTEC et Makery.