Feral labs : entretien avec Stefanie Wuschitz de Mz* Baltazar’s Laboratory (2/2)
Publié le 23 novembre 2020 par Ewen Chardronnet
Stefanie Wuschitz, artiste média, chercheuse, et fondatrice du hackerspace féministe Mz* Baltazar à Vienne, fait partie du programme de résidences artistiques Feral Labs Network. Elle a participé cet automne au festival Schmiede à Hallein, en Autriche. Deuxième partie de notre entretien autour de sa recherche sur le mouvement féministe Indonésien Gerwani et sa répression dans les années 1950-1960.
Stefanie Wuschitz travaille à l’intersection de l’art, de la recherche et de la technologie, avec un accent particulier sur le féminisme, la technologie open source et la production par les pairs. En 2009, elle a fondé le hackerspace féministe Mz* Baltazar’s Laboratory à Vienne, qui encourage l’art et la technologie développés d’un point de vue féminin. Elle a répondu à nos questions lors de sa résidence d’artiste dans le cadre de Feral Labs Network à Schmiede, en Autriche. (Retrouvez ici la première partie de l’entretien).
Makery : Qui est Mz* Baltazar’s Laboratory ?
Stefanie Wuschitz : Nous sommes un collectif de six artistes qui adoptent une nouvelle perspective féministe et matérialiste, et une approche post-humaniste de la technologie. Nous essayons de créer un espace plus sûr pour que les hackeuses puissent explorer des projets féministes queer, à l’intersection de l’art et de la technologie. Nous sommes Taguhi Torosyan, Patricia J. Reis, Lale Rodgarkia-Dara, Ana Fernandez, Stefanie Wuschitz et plus récemment Barb Huber. Ensemble, nous élaborons un programme annuel d’expositions, d’ateliers et d’événements qui se déroulent dans notre espace. Des membres de notre communauté viennent également utiliser la CNC, l’imprimante 3D et l’espace de travail. Nous sommes toujours ouverts aux collaborations internationales pour de nouveaux échanges ou des programmes communs. De nombreuses artistes féministes ou biohackeuses ont exposé dans cet espace, notamment Mary Maggic et Hui Ye. Nous essayons d’encourager les personnes qui sont face au risque de devoir mettre fin à leur carrière artistique. Nous les aidons à continuer, à partager leurs compétences, à apprendre, à développer leur travail avec des technologies open source.
Parlez-nous de votre projet lors de votre résidence Feral Labs Network à Schmiede.
J’y travaille avec Dorothé Smit du Human Computer Interaction Department de l’Université de Salzbourg. Ce travail fait partie d’un projet plus vaste, un projet sur trois ans, sur la diversité dans les makerspaces, fablabs et hackerspaces. C’est une collaboration entre Happy Lab, Mz* Baltazar’s Laboratory et le Austrian Institute of Technology. Ensemble, nous essayons de rendre la culture qui émerge de ces labs plus inclusive. L’idée de ce projet particulier à Schmiede était de générer des portraits interactifs de makers/artistes féministes. Je dessine à la main ces portraits de nerds et de geeks, puis nous les gravons au laser sur des plaques acryliques. Les visages dessinés à la main tournent sur des axes et sont projetés sur le mur derrière l’installation.
Nous inventons également de nouvelles hackeuses féministes du futur, en superposant et en mélangeant les visages dans ces projections interactives. Je travaille avec des moteurs pas-à-pas très silencieux, et l’installation sera dotée de capteurs qui réagissent à la vitesse de mouvement des spectateurs. J’espère que dans un espace sombre, cela fonctionnera vraiment bien, et amplifiera l’effet lumineux sur le mur. Quand les roues tournent et que les projections se chevauchent, elles se confondent toujours de différentes manières, déconstruisant et reconstruisant les lignes. En fait, j’avais déjà commencé à travailler dessus pendant le confinement, et je voulais le montrer dans un contexte différent, mais cet événement a été annulé. Alors maintenant, je le montre à Schmiede. Dorothé mène ici des entretiens avec différents participants, elle couvre donc en quelque sorte la partie théorique, tandis que je fais la partie pratique.
Qui sont ces hackeuses, artistes et activistes féministes dont vous faites le portrait ?
J’ai fait de nombreux portraits de militantes féministes et de hackeuses des années 70, et d’Indonésie dans les années 60, en essayant de retracer l’histoire du hacking féministe et de créer un récit de l’autonomie. Je veux montrer comment le hacking féministe est aussi une méthodologie d’articulation artistique. Il s’agit essentiellement de rendre visibles de nouveaux personnages emblématiques du hacking féministe. J’essaie d’établir un lien entre les années 60, 90 et aujourd’hui, comme avec nous ici à Schmiede. Il y a quelques années, j’ai travaillé sur des portraits de hackeuses féministes à New York : Carolee Schneemann, Lillian Schwartz, et sur des personnes qui ont écrit des logiciels dans les années 70, qui ont fait les premières œuvres avec des moteurs et de l’art cinétique. Pour Schmiede, je me concentre sur 6 personnes en particulier. Pour le projet indonésien, j’ai réalisé des entretiens avec une dizaine de personnes.
L’histoire du coup d’État de 1965 et du génocide en Indonésie est peu connue en Occident. Pouvez-vous nous en dire plus à ce sujet, et de votre intérêt pour le mouvement des femmes ?
Pendant 300 ans, les îles connues aujourd’hui sous le nom d’Indonésie ont été opprimées et exploitées par la colonisation. Puis en 1945, Sukarno a déclaré l’indépendance de l’Indonésie en tant qu’État-nation. Bien que cela n’ait pas été accepté par les Néerlandais au début, les Japonais avaient occupé l’Indonésie, ce qui avait conduit à une vacance de pouvoir après la Seconde Guerre mondiale. Les indépendantistes de l’archipel, qui avaient uni leurs forces pour former un État-nation, voulaient se libérer de l’exploitation occidentale. Les groupes qui s’étaient unis pour lutter contre le colonialisme étaient très différents : il y avait des militaires, des groupes islamistes, des groupes socialistes, des groupes marxistes, des nationalistes bien sûr, et ils ont mis en place un gouvernement d’orientation très sociale-démocrate. En fait, ils avaient l’intention de nationaliser toutes les entreprises et les usines, les mines et les forages de pétrole, qui appartenaient aux Pays-Bas, à la Grande-Bretagne, à l’Australie, aux États-Unis, etc. Bien sur, cela ne plaisait pas à tous ces pays. Les États-Unis ont alors déclaré que l’Indonésie serait trop proche du communisme, comme d’ailleurs ce fut le cas pendant la guerre froide. En fait, les partis communistes n’avaient pas remporté les élections en Indonésie, c’est plutôt le parti nationaliste qui avait pris position pour que l’industrie soit entre les mains des Indonésiens. Alors que l’État-nation se manifestait encore, une ONG féministe a connu une croissance rapide. Elle s’appelait Gerwani (Gerakan Wanita Indonesia, « Mouvement des femmes indonésiennes »).
En 10 ans, Gerwani a atteint 2 millions de membres. Cette organisation féministe réclamait la gratuité de l’éducation pour renforcer l’esprit critique au sein de la population, l’accession des femmes à des positions politiques, et la fin de la polygamie, car de nombreuses femmes étaient désespérément prisonnières de mariages polygames. Elles voulaient une réforme dans ce domaine. Gerwani comptait beaucoup d’artistes, en raison de la façon dont elles s’organisaient autour de la production par les pairs. Elles ont créé des groupes de marionnettistes, de danse, de théâtre, d’improvisation et de musique. Ces groupes se sont transformés en canaux de transfert de connaissances. Parmi les membres figuraient de nombreuses étudiantes, mais aussi des agricultrices qui se battaient pour une réforme agraire, qui bénéficiaient des ateliers d’alphabétisation de Gerwani. Des groupes revendiquaient l’équité des salaires dans les usines de canne à sucre, tout en fréquentant les ateliers de danse. Le mouvement prenait une tournure sociale-démocrate classique, et comptaient de nombreuses membres faisant partie de Gerwani, et de syndicats de travailleurs en même temps. Malheureusement, la pression des anciennes puissances coloniales s’est accrue. Une partie de l’armée qui collaborait avec l’armée américaine a déclenché un coup d’État.
Suharto a été mis au pouvoir, ce qui a marqué le début du régime du Nouvel Ordre. Suharto était un président fantoche de l’Ouest. Il a stoppé toutes les réformes et a déclaré ennemis de l’État tous les groupes auto-organisés et les organisations féministes en particulier. En deux ans, la plupart des femmes dirigeantes de l’organisation féministe ont été assassinées, et environ 1,5 million de personnes a été tué au total. Ce fut un énorme génocide. Un génocide toléré, voire aggravé, par les pays qui avaient pris le parti de l’Occident pendant la guerre froide. Sous Suharto, l’Indonésie a été invitée à faire partie des Nations Unies et à visiter la Maison Blanche, et en retour, Nixon s’est rendu à Jakarta. Ce n’était pas les citoyens indonésiens qui s’entretuaient, il existe des preuves solides que le contrôle des tueries était centralisé et exécuté par l’armée, soutenue par les services secrets occidentaux. Aujourd’hui, il est prouvé que les États-Unis ont livré des listes de noms et des armes, qu’ils ont formé des généraux à la logistique, etc. De nombreuses membres du mouvement féministe ont été emprisonnées pendant plus de 15 ans. Mais même en prison, beaucoup d’entre elles essayaient encore de mettre au point un code pour partager des informations, cachées dans des chansons, dans des recettes de cuisine, (par exemple, les ingrédients de certaines recettes avaient certaines significations). Ou bien des groupes de musique faisaient semblant de répéter, pour pouvoir se réunir en tant que groupe militant. Aujourd’hui encore, les survivants du régime du Nouvel Ordre sont stigmatisés. Des familles entières ont été stigmatisées, la plupart des Indonésiens ne parlent pas de ces années avec leurs proches.
Comment renouer avec cette histoire aujourd’hui ?
Des milliers de personnes ont dû fuir l’Indonésie en 1965. Certaines sont allées aux Pays-Bas, je vais donc essayer d’y aller aussi pour réaliser des entretiens. De nombreuses archives sur la résistance indonésienne ne se trouvent pas en Indonésie, mais aux Pays-Bas. Il est encore tabou en Indonésie d’avoir été impliqué dans des organisations populaires, des groupes DIY ou des mouvements de gauche. Tous les militants d’aujourd’hui, qui travaillent sur le matériel open source, le partage des compétences ou des connaissances, la culture numérique ou l’égalité climatique, sont presque invisibles sur place quand vous voulez leur rendre visite. Mais ils ont une grande présence en ligne, avec des sites web gigantesques qui ont l’air super professionnels. Ils interagissent sur les réseaux sociaux avec le monde entier, ils utilisent Internet pour atteindre directement des militants et des publics internationaux, ou une communauté artistique internationale. Des décennies de propagande d’État ont formé leur vision du pouvoir des médias. Ils ne communiquent pas autant au niveau national, où ils sont généralement prudents. Beaucoup de leurs sites web sont entièrement en anglais, ils gagnent en visibilité grâce à des festivals internationaux, des expositions, des conférences. Je pense que c’est aussi une stratégie pour surmonter l’oppression et les restrictions nationales.
Les ONG qui utilisent aujourd’hui les plateformes numériques comme moyen d’exister et de se manifester dans le monde, sont vraiment imprégnées par cette histoire et cette tragédie, par cet état d’esprit. Les entretiens porteront donc sur ce sujet. La première étape serait d’admettre et de reconnaître que le génocide a eu lieu, comme le montrent les preuves de chercheurs internationaux tels que Saskia E. Wieringa, Jess Melvin ou Annie Pohlman. Le génocide n’étant pas encore reconnu par le gouvernement indonésien, la deuxième étape serait de libérer ces femmes de la stigmatisation, et la suivante serait d’apprendre d’elles. Qu’a fait ce mouvement féministe de bien, pour engager des millions de membres dans leur lutte en si peu de temps ? C’est ce que j’essaie de montrer avec mon projet “Coded Feminisms in Indonesia”.
Cindy Lin Kai Ying (SG), Stefanie Wuschitz (AT), Lifepatch (ID), The Nenek Project: Why are there so many hackerspaces in Indonesia?:
En quoi cela vous inspire-t-il, au regard de la situation politique mondiale ?
Dans ces années-là, il y avait beaucoup d’art et de DIY. Les activistes se réunissaient en petits groupes, partageaient leurs connaissances, des chansons, des pièces de théâtre, des blagues, qui impliquaient toutes ces informations et perspectives politiques. S’ils étaient restés au pouvoir, cela aurait été incroyable. Par exemple, ils ne voulaient vraiment pas que l’Indonésie rembourse la dette de l’époque coloniale. Le remboursement de la dette à l’Occident est toujours un sujet d’actualité, n’est-ce pas. Ils demandaient aussi que toutes les compagnies pétrolières soient détenues par des sociétés indonésiennes, alors qu’aujourd’hui 80 % des compagnies sont détenues par des Britanniques, des Australiens, des Japonais, des Américains, et il y a beaucoup de pétrole. L’or, le cuivre, l’huile de palme : les profits vont principalement aux sociétés internationales. S’ils avaient réussi dans leur voie, nous n’aurions pas de changement climatique aujourd’hui à cause de l’incendie volontaire de toute la jungle, qui est le poumon de la Terre. Les forêts d’Indonésie sont brûlées – ce qui se passe aujourd’hui est bien pire que ce que les colonisateurs ont fait. Une fois par an, tout Singapour est envahi de fumée, des nuages si épais qu’on peut les voir sur les images satellites. Les gens ne peuvent pas respirer à l’extérieur pendant ces pics annuels d’incendies de forêt. C’est aussi l’une des raisons pour lesquelles nous avons maintenant la Covid-19. Ils détruisent des régions forestières où les animaux n’ont jamais eu de contact avec la civilisation humaine auparavant. Quand ces animaux finissent comme aliments sur les marchés, nous savons maintenant ce que cela signifie en termes de mutations de virus.
Des militants pour les communs que je connais en Indonésie essaient d’empêcher Coca-Cola et Nestlé d’acheter la seule source d’eau présente dans leur ville, d’empêcher sa privatisation. Ils n’ont pas d’eau pendant la journée, ils collectent l’eau la nuit dans de grands seaux. Les militants ramassent les déchets et essaient de garder la zone montagneuse propre afin de conserver une eau potable. Sinon, une bouteille d’eau coûte environ 2 euros (l’équivalent de 20 euros ici), et ce sera le seul moyen d’avoir de l’eau propre. Des amis se sont donc organisés autour de ces questions, ont créé un collectif numérique pour faire face à ces problèmes climatiques extrêmes, causés par cette privatisation néfaste des ressources.
Quel a été l’impact de la crise du Coronavirus sur votre projet ?
Cette année, je voulais aller en Indonésie pour conduire plus d’entretiens, mais comme cela était impossible, j’ai demandé à une collaboratrice de Yogyakarta (Nilu Ignatia) de faire les entretiens. C’était beaucoup mieux ainsi, car elle parle couramment l’indonésien, le javanais et les dialectes locaux. Les personnes interrogées lui ont confié de nombreux secrets qu’elles n’auraient pas partagés avec moi, étant blanche et étrangère. Ces entretiens alimenteront un film d’animation, qui doit être réalisé en décembre 2020. Ce film sera le résultat de mon projet « Coded Feminisms in Indonesia », financé par la TU Berlin où je suis actuellement en post-doc dans le cadre du « Digital Programm ».
References:
• Saskia E. Wieringa (1993) Two Indonesian women’s organizations: Gerwani and the PKK, Bulletin of Concerned Asian Scholars, 25:2, 17-30, DOI: 10.1080/14672715.1993.10416112.
• Saskia E. Wieringa & Nursyahbani Katjasungkana, Propaganda and the Genocide in Indonesia: Imagined Evil, Routledge, June 2020.
• Annie Pohlman, Women, Sexual Violence and the Indonesian Killings of 1965-66, Routledge, 2017.
• Devi Asmarani, « Fighting the colony: Women activism beyond suffrage », 03/18.
• David Mozingo, Chinese Policy Towards Indonesia 1949 – 1967, Cornell University, p.225, 1976.
• Journal (2015) Lentera. Salatiga, Kota Mera, Wadah Diskursus Sivitas Fiskom UKSW, Nr. 3/2015, Salatiga.
• Benedict Anderson, Imagined Communities. Reflections on the Origin and Spread of Nationalism, page 133, 1983.
• Gerwani on TribuneNews Wiki.
• Julia I. Suryakusuma, State Ibuism: The Social Construction of Womanhood in the Indonesian New Order, Institute of Social Studies, Depok, 1988.
• Saskia Wieringa, Jess Melvin and Annie Pohlman, The International People’s Tribunal for 1965 and the Indonesian Genocide, 2019.
• Jess Melvin, The Army and the Indonesian Genocide: Mechanics of Mass Murder, 2018.
Lire la première partie de l’entretien avec Stefanie Wuschitz et en savoir plus sur Mz* Baltazar’s Laboratory
Stefanie Wuschitz était artiste en résidence Feral à Schmiede dans le cadre des activités de Feral Labs Network, un projet co-financé par le programme Creative Europe de l’Union Européenne