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La chauve-souris que donc je suis : « The Eye of the Other » de Daniela Mitterberger & Tiziano Derme

Chauve-souris butinant du nectar. © Ralph Simon

Les Rencontres Internationales Monde-s Multiple-s, anciennement Rencontres Bandits-Mages, devaient se tenir à Bourges du 13 novembre au 6 décembre 2020. Mais le confinement en aura décidé autrement et le festival bascule en ligne. Makery s’associe à l’exposition du réseau EMAP, European Media Art Platform, et présentent les différents projets qui devaient être exposés à Bourges. Entretien avec Daniela Mitterberger & Tiziano Derme sur leur travail avec les chauves-souris.

Tiziano Derme & Daniela Mitterberger © MAEID

Les artistes et architectes Daniela Mitterberger et Tiziano Derme, basés à Vienne et à Zurich, sont les co-fondateurs et directeurs de MAEID / Büro für Architektur und transmediale Kunst, un studio de design interdisciplinaire créé pour adresser de manière critique les nouvelles technologies dans les intrications homme-animal-machine. Leur travail s’efforce d’établir des relations particulières avec l’altérité, et de nouvelles dynamiques d’échange entre auditeurs et récepteurs.

A Bourges, où ils ont effectué leur résidence d’artistes EMARE en 2019 (European Media Art Residency), ils préparaient le projet « The Eye of the Other », qui explore la communication non verbale entre l’homme et la chauve-souris, à travers l’étude et la traduction des systèmes sensoriels de la chauve-souris. L’œuvre traduit le monde perceptif des chauves-souris en modèles qu’un humain peut comprendre – de l’écholocalisation à nos sens tels que l’ouïe, la vue et le toucher.

Daniela Mitterberger & Tiziano Derme, ‘The Eye of the Other’, teaser (2020):

 

Makery : « The Eye of the Other » est un projet sur une espèce spécifique de chauve-souris, une chauve-souris qui se nourrit de nectar. Votre projet, réalisé avec le scientifique Ralph Simon, vise à comprendre les schémas d’écholocalisation utilisés par cette chauve-souris. Vous disiez que nous ne pouvons pas comprendre entièrement la façon dont cette chauve-souris reconnaît les emplacements et communique avec les autres chauves-souris. Pouvez-vous nous en dire plus ?

Daniela Mitterberger & Tiziano Derme : Les milieux universitaires, industriels et scientifiques montrent depuis peu un intérêt accru pour l’acquisition d’informations sur les systèmes naturels. C’est pourquoi nous voyons émerger des domaines tels que l' »écologie sensorielle », qui étudient comment les organismes acquièrent des informations sur leur environnement et y réagissent. Un exemple frappant de système sensoriel est l’écholocalisation des chauves-souris. Parmi les nombreuses espèces de chauves-souris (1250 espèces recensées), la plupart utilisent l’écholocalisation (environ 1000) pour s’orienter dans l’espace et chercher de la nourriture. Actuellement, les scientifiques peuvent comprendre, surveiller ou mesurer les comportements de base et les systèmes de perception multimodaux, ainsi que la communication entre les membres de l’espèce. Les chauves-souris qui se nourrissent de nectar, par exemple, disposent d’un système unique de compensation sensorielle qui leur permet de s’orienter dans des milieux touffus et encombrés, comme les forêts tropicales, pour trouver les plus minuscules fleurs. Elles utilisent simultanément plusieurs sens (vision, odorat, sonar) pour rassembler les informations nécessaires à la classification et à la localisation de ces fleurs spécifiques. Ces signaux de faible intensité, appelés « chuchotements », peuvent être considérés comme un type particulier d’adaptation pour rechercher de la nourriture dans des environnements confus et surchargés, car utiliser des signaux d’écholocalisation forts dans une telle végétation provoquerait des échos trop importants, qui masqueraient des informations sur les cibles recherchées par les chauves-souris.

The Eye of the Other – Fleurs artificielles autonomes, EMAP show, Touch me Festival, Zagreb, 2020. © MAEID

La question semble similaire au « Problème Difficile de la conscience« , où nous ne pouvons pas réellement prouver qu’il existe des données sur les corrélats neuronaux de la cognition humaine des « qualités », comme la couleur ou l’odeur. Mon rouge n’est peut-être pas le même que le vôtre. Comment les artistes peuvent-ils aider la science à adopter une nouvelle approche dans ce domaine ?

Il est déjà très difficile de répondre à cette question si l’on se réfère aux interactions entre humains, car cela renvoie aussi au problème corps-esprit. Nous ne comprenons pas la complexité de la compréhension, donc les interactions entre l’homme et l’animal sont aussi très problématiques – pour citer Lacan : « les animaux ne répondent pas aux questions ». L' »Autre » est en ce sens une limite, le bord extérieur de l’humain, une figure problématisée par Jacques Derrida dans L’Animal que donc je suis (2008) et dans L’Ouvert : De l’Homme à l’Animal (2004) de Giorgio Agamben. Mais « l’humain » et « l’animal » sont des concepts flexibles, qui connotent le social aussi bien que le biologique. Le travail avec les animaux présuppose l’acceptation de faits spécifiques de la phénoménologie animale et en même temps d’accepter de ne jamais « vraiment » comprendre ce que cela signifie d’être cet animal, car nous ne pouvons pas adopter une perspective à la première personne pour « être » une chauve-souris. Par conséquent, travailler dans le cadre d’une interaction inter-espèces nécessite l’acceptation de faits inconnus. Pour citer Thomas Nagel, « Il y a quelque chose qui pourrait ressembler à une chauve-souris », décrit parfaitement cette condition. Même si nous réalisons la situation parfaite pour caractériser un comportement animal, nous ne saurons pas ce que c’est que d’être, car il ne s’agit pas de faire semblant d’avoir des ailes, de se suspendre la tête en bas ou d’écholocaliser pour chasser. Dans ces conditions, toute tentative de réduire cette interaction à quelque chose de familier est condamnée à passer à côté de l’expérience d’une pensée étendue… La présence physique et le système sensoriel de la chauve-souris sont si différents pour nous, que nous ne pouvons jamais vraiment « comprendre » ou percevoir ce que la chauve-souris voit. Le seul point que nous pouvons éventuellement atteindre est de comprendre la façon dont nous pouvons communiquer avec cette autre – quelle langue comprend-elle ? Y a-t-il un alphabet que nous pourrions développer qui nous aiderait à créer un terrain de communication ? Pour revenir à la question du projet, il s’agit de « regarder », de juxtaposer différentes perspectives et modalités de communication.

The Eye of the Other –  interface multi-modale, EMAP show, Touch me Festival, Zagreb, 2020 © MAEID

Nous avons une longue expérience de collaborations avec les scientifiques, mais il est assez difficile de parler en termes généraux, chaque collaboration est différente et existe dans une condition spécifique. Cependant, nous pensons que les artistes peuvent permettre aux scientifiques de recadrer leur pensée, d’apprécier et de comprendre ce dont ils parlent. Nous apportons une perspective tangentielle pour explorer des domaines que les scientifiques n’osent pas aborder, en multipliant les scénarios « Et si… » Les domaines de l’empathie et de l’émotion n’ont pas vraiment droit de cité dans la science, dans le sens où « ce que vous ne pouvez pas nommer, ne peut pas exister ». Nous pensons qu’il y a beaucoup d’informations qui se perdent car nous ne sommes pas encore en mesure de les décrire, ou nous n’avons pas encore de terminologie. En même temps, la science n’est pas un domaine objectif (comme l’a décrit Arendt), elle est fortement guidée par des questions centrées sur l’homme, ce qui conduit à des résultats qui sont en eux-mêmes prévisibles. L’art peut aider à redéfinir les questions dans un champ plus ouvert, car il interroge la question elle-même.

Vous disiez que des technologies apprises à partir du comportement des chauves-souris influençaient par exemple la recherche sur les voitures autonomes. Pouvez-vous nous en dire plus ?

La technologie inspirée du biosonar est un champ de recherche qui développe des dispositifs techniques basés sur des systèmes de sonar présents dans la nature. Les informations biologiques issues des systèmes de biosonar sont principalement utilisées pour concevoir des modèles dans le domaine de la biologie (dauphins, chauves-souris), et dans une pléthore de sous-disciplines allant de l’écologie comportementale aux neurosciences. En ingénierie et en robotique, des domaines tels que l’imagerie ultrason représentent un grand potentiel pour le développement de nouvelles technologies sonar, mais le transfert des connaissances entre la biologie et l’ingénierie est toujours une difficulté. Des facteurs tels que l’énergie, la locomotion, le traitement de l’information dans les systèmes biologiques ont tendance à être des phénomènes non linéaires, et à évoluer continuellement au sein des espèces. Les technologies biosonar se retrouvent dans la nature, principalement chez deux groupes d’animaux : Les chauves-souris et les papillons de nuit utilisent un biosonar aérien, tandis que les baleines et les dauphins utilisent un biosonar sous-marin. Les chauves-souris sont considérées comme faisant partie de l’ordre supérieur chez les mammifères, en raison de leur succès écologique et évolutif. L’étude de leur système biosonar fait actuellement des avancées cruciales pour les technologies appliquées aux radars et aux dispositifs de vision par ordinateur (computer vision). Ces applications utilisent le sonar pour faciliter et interpréter la représentation de la géométrie tridimensionnelle dans le signal de sortie. Les voitures autonomes utilisent actuellement les technologies sonar pour manœuvrer les véhicules en cas de détection de brouillard et de situations de faible visibilité. En outre, comme le son se propage sur différents supports, l’utilisation du sonar reste la meilleure technologie pour interpréter des circonstances environnementales particulières.

The Eye of the Other – Génération algorithmique d’une base de données d’échos de fleurs, 2019. © MAEID

Vous parlez d’un « domaine subtil » entre la manière dont les artistes et les scientifiques peuvent interpréter les fréquences des chauves-souris d’un point de vue humain. Pouvez-vous décrire ce domaine ?

Nous considérons cette question comme une extension de ce que nous avons décrit précédemment concernant le « Problème Difficile« . Dans le projet, nous accordons une importance particulière à la traduction dans d’autres médias du regard / écholocalisation des chauves-souris. Conceptuellement, le regard n’est pas quelque chose que vous possédez ou utilisez ; c’est plutôt la relation dans laquelle vous entrez avec quelqu’un. Il y a dans ce projet un désir profond de reconnaître la dimension esthétique du non-humain, et en même temps de nous sensibiliser à ce monde plus riche et plus vaste, fait de sons et d’impulsions. Si nous essayons d’entrer dans le domaine des animaux sans avoir pour perspective première celle de l’animal, et sans vouloir établir une hiérarchie, alors on se rend compte qu’il faut un troisième domaine pour caractériser cette co-présence. Ce domaine, entre nous et l’animal, est un domaine de références, nécessaires pour traduire, moduler, simplifier les signaux de l’homme à la chauve-souris et vice versa. Nous avons mis en place ce domaine à l’aide de la technologie, avec différents dispositifs et interfaces qui ont aidé à négocier notre présence et à présenter à l’homme les sensations de l’animal. Agamben, par exemple, dans L’Ouvert, évoque une image assez intrigante. Il envisage l’annihilation ultime de l’homme, et la disparition du langage humain qui en résulterait, et nous devrions alors envisager sa substitution par des signaux mimétiques ou sonores comparables au langage des abeilles. Nous imaginons que ce domaine pourrait être une condition de médiation d’un espace culturel complètement nouveau, qui laisserait entrevoir un futur possible dans lequel les frontières entre les humains et les autres seraient brouillées, et où une société multi-espèces pourrait se former.

The Eye of the Other – Echo des fleurs, 2019. © MAIED

Vous avez travaillé à la fois dans la nature et dans des zoos avec des chauves-souris. Qu’avez-vous appris de ce travail sur le terrain ?

Pour l’instant, nous n’avons pas eu la chance d’observer les chauves-souris dans leur habitat naturel, mais seulement en captivité au zoo de Vienne – l’un des rares endroits en Europe où il est actuellement possible d’observer une colonie de chauves-souris se nourrissant de nectar. Le travail sur le terrain nous a fait prendre conscience de la fragilité relationnelle du travail avec les animaux. Se trouver dans l’environnement des chauves-souris a été une expérience fantastique, être entouré de ces chuchoteurs très rapides peut vraiment nous aider à prendre conscience et à dépasser beaucoup de nos visions anthropocentriques du monde. Lorsque nous nous tenons près de ces animaux, nous entrons immédiatement dans une résonance étrange entre nous-mêmes et l’animal. L’expérience est particulièrement unique lorsqu’elle passe par l’utilisation d’outils et d’équipements qui nous aident à enrichir notre compréhension de l’environnement de l’animal. Dans cet espace, nous perdons notre individualité, nous ne comptons pas comme une espèce, mais comme des agents placés en résonance au sein de l’environnement. Ce type d’expériences est peut-être une invitation directe à remettre en question notre position, à nous considérer en tant qu’espèce parmi beaucoup d’autres sur terre, ce que Latour définirait comme « terrestres » ou liés à la Terre. Il y a également un aspect très intéressant du travail de terrain, qui concerne le travail avec des espèces qui ne peuvent pas être étudiées facilement et directement. Les scientifiques basent souvent leurs modèles de prédictions – mesures et analyses – sur une représentation simulée des sensations de l’animal – en amenant le terrain dans le laboratoire. Lorsque nous avons rencontré le Dr Ralph Simon pour la première fois, nous avons eu la chance d’expérimenter les sensations de l’animal à travers un biosonar capable de simuler et d’analyser en temps réel les envois de signaux de l’animal. Nous avons réalisé que ces deux méthodologies différentes ne pouvaient pas être séparées, mais plutôt qu’elles faisaient partie d’un grand champ de médiation entre nous et l’animal.

Environnement de captivité d’une colonie de chauves-souris se nourrissant de nectar – Schönbrunn Vienna Zoo. © MAEID
Distributeurs de nectar. Schönbrunn Vienna Zoo. © MAEID

Vous avez créé une « forêt tropicale » à Bourges dans laquelle vous espériez coexister avec les chauves-souris. Pouvez-vous décrire les conditions que vous avez créées ? J’ai cru comprendre que vous vouliez y vivre avec les chauves-souris.

L’idée principale de l’exposition à Bourges était de dissoudre architecturalement l’image de la cage, en créant un habitat en intérieur qui permette aux chauves-souris d’y rester. Cette décision impliquait une série d’actions nécessaires pour laisser les chauve-souris s’adapter. Il s’agissait notamment de s’adapter aux températures requises par les chauves-souris au lieu de faire l’inverse. La température et l’humidité de toute la pièce abritant l’oeuvre ont été régulées et adaptées à l’environnement artificiel. La « Glossophaga Soricina » est une espèce très sensible aux rayons UV, c’est pourquoi nous avons utilisé un système de lumière infra-rouge. Comme les chauves-souris sont des animaux nocturnes, un régime de cycles lumineux inversés a été mis en place. Cela permettait de réaliser l’exposition pendant leur période d’activité (le jour pour le chercheur, la nuit pour la chauve-souris). Une combinaison d’ampoules bleues et infra-rouges fonctionne bien pour simuler le clair de lune. Pour maintenir les chauves-souris dans des cycles lumière/obscurité naturels, des minuteries ont été réglées pour que les lumières viennent une heure après le lever du soleil et s’éteignent avant le coucher du soleil. Ainsi, les changements de lumière étaient progressifs et bénéfiques à l’habitat de l’animal. Pour l’espèce de chauve-souris d’Amérique du Sud et centrale Glossophaga Soricina, la température ambiante et l’humidité relative devaient être : 27-30 C, 70-90%. Afin de fournir à la chauve-souris la température et l’humidité appropriées, le flux d’air principal de la pièce a été réglé à une température constante, et un humidificateur autonome a été placé dans la pièce. Des espaces froids et de repos étaient également prévus. Des ampoules rouges éclairaient les chauves-souris la nuit. Plus précisément, 4 ampoules de 150W chacune ont été installées sur le plafond. Aucun dispositif de chauffage n’a été placé à l’intérieur de la pièce close, afin d’éviter les brûlures accidentelles. L’enclos des Glossophaga Soricina a été conçu comme un habitat « de plain-pied », pour favoriser les opérations d’entretien et de nettoyage, et permettre aux chauves-souris de voler et de faire de l’exercice, de déployer leurs ailes, de chercher du nectar dans les fleurs cultivées artificiellement à l’intérieur. La taille de l’enclos a été prévue pour 5 à 7 chauves-souris, avec les proportions suivantes : 3,40 x 3,50 x 3 mètres, pour un volume total de 35,7 m3. L’enclos a été fabriqué en polyéthylène transparent PVC, avec un débit d’air contrôlé. Un grillage en polyéthylène a été placé pour faciliter l’extraction continue d’air, et le nettoyage quotidien. Pour fournir aux chauves-souris des endroits où se cacher et se percher, une série de plantes a été placée dans l’enceinte. Ces plantes ne devaient pas avoir ni branches dures ni floraisons. Nous avons choisi notamment les espèces suivantes : Ficus benjamina, Broméliacées, Philodendron undulatum, Monstera.

The Eye of The Other, Environnement tropical en intérieur, OUVERT, Bourges, 2019. © MAIED

Le titre de votre exposition évoquait ironiquement la bureaucratie à laquelle vous avez été confrontés, pour transporter des chauves-souris à travers les frontières jusqu’à Bourges. Sur les certificats nécessaires, les chauves-souris étaient appelées « Autres, Autres, Autres ».

Lorsque vous travaillez avec des animaux et les transportez d’un pays à l’autre en Europe, vous devez faire une demande auprès de TRACES (TRAde Control and Expert System). Ce système vous permet de transporter un animal d’un endroit à l’autre. Cela signifie également que les lieux doivent être enregistrés en tant qu’installations de recherche, zoos, universités ou refuges pour animaux. Tout le parcours des animaux est tracé, et deux vétérinaires sont nécessaires pour les prélever, les examiner et les contrôler. Dans notre cas, Bourges a été enregistré comme centre de recherche, les artistes (dans ce cas Tiziano) et un scientifique sont devenus transporteurs privés d’animaux, et Daniela l’organisatrice du transport. Nous n’avons jamais pu mentionner que Bourges était un espace d’exposition, cela aurait mis fin immédiatement à toutes les autorisations de transport, car le lieu ne relève ni du divertissement (zoos), ni de la recherche (universités). Actuellement, il n’existe pas de catégorie dans TRACES pour l’exposition, ou l’art et la recherche, il est donc très difficile d’obtenir des autorisations pour cela. D’autres artistes engagent des dresseurs d’animaux pour les aider à exposer, car ils s’occupent de tous les certificats. L’université étant le lieu de départ officiel et principal pour l’enregistrement, nous avons dû envisager d’exporter l’animal à travers deux pays, l’Allemagne et la France. La France est un pays très centralisé et bureaucratique (ce qui signifie que si cela se passe à Paris, il est plus facile d’obtenir une autorisation que pour Bourges, car dans ce cas vous traversez différentes zones d’autorisation). Nous avons choisi comme itinéraire le train de Berlin (Allemagne) à Bourges (France), à 1313 km de distance. Compte tenu de sa durée, 12h34, nous avons fait de petits arrêts au cours de notre voyage. Nous avons nourri et donné de l’eau aux animaux selon la procédure standard établie pour les opérations de manipulation. Le trajet a été effectué en été (fin août/ début septembre), afin de garantir des conditions météorologiques et saisonnières optimales.

The Eye of the Other – Processus de certification dans TRACES – sélection d’une catégorie animale. © MAEID

Plan de voyage : Un scientifique aurait été présent tout au long du trajet, et aurait accompagné l’arrivée des animaux. Le plan de voyage aurait été effectué en minimisant le stress et les blessures des animaux. Pour cela, il aurait fallu connaître le comportement des espèces transportées, et prendre le temps de construire des conteneurs de transport appropriés. Le voyage aurait donc respecté les « considérations de voyage » suivantes :

« Voyager à un moment approprié de l’année. Les chauves-souris qui se nourrissent de nectar subissent moins de stress si elles voyagent à des températures correspondant à leur préférence thermique (25/30 °C). Eviter les retards en vérifiant les prévisions à long terme pour tous les arrêts le long du trajet. Voyager uniquement pendant les heures de travail. Les fonctionnaires du monde entier ne travaillent généralement pas les week-ends ou les jours fériés. Au cours d’un voyage maritime, informer les collègues et le personnel scientifique, tout au long de la route maritime empruntée. En cas de problème, ils peuvent apporter leur aide. Planifier l’expédition autour de l’heure de nourrissage des chauves-souris, en veillant à les nourrir juste avant l’expédition ».

Pendant le voyage, fournir les éléments nécessaires tels que la nourriture et/ou l’eau. Il convient de tenir compte de ce point uniquement pour les périodes de voyage supérieures à 12 heures : « Préparez un mode de transport maritime approprié pour l’espèce. Un conteneur spécifique peut être assez grand pour permettre aux chauves-souris d’éviter les déplacements et assez petit pour prévenir les blessures en limitant leurs déplacements. Conteneurs pour chauves-souris volantes : Pour les voyages de courte distance, les chauves-souris peuvent être placées dans un enclos en polyéthylène (qui doit être construit) similaire à celui utilisé pour les chiens ou les chats à l’intérieur d’une glacière en polystyrène. Les conteneurs utilisés pour le voyage doivent être suffisamment grands pour permettre aux animaux de déployer complètement leurs ailes ».

Abordez-vous la question de l’éthique lorsque vous travaillez de manière créative avec ces animaux ? Avez-vous rencontré une quelconque opposition de la part de groupes de défense des animaux ?

La peur des groupes de défense des animaux a plané sur le projet, pas nécessairement sur nous-mêmes, mais comme à chaque fois que nous collaborons avec des lieux de recherche. Les directeurs de musées scientifiques ont peur d’être associés aux projets uniquement par crainte qu’ils soient mal compris. Nous n’avons jamais eu peur de cela, nous avons pris cela comme une opportunité de discuter du projet, de notre position et de notre relation avec les animaux. Les chauves-souris avec lesquelles nous voulions travailler ne sont pas une espèce rare et ont été nourries en captivité. La colonie était déjà habituée à être entourée d’humains. L’environnement que nous avons construit pour elles était bien meilleur que leurs cages en béton à l’université. Comme les animaux n’avaient pas besoin de produire quoi que ce soit pour nous (construire des nids, des collines ou autres), nous n’avons pas eu le sentiment de les maltraiter sur le plan éthique. Lorsque l’on travaille avec des animaux, les choses ne sont ni bonnes ni mauvaises, ni noires ni blanches, mais doivent plutôt être abordées avec nuance. Un bon exemple est le zoo, un endroit généralement associé à la mise en cage des animaux. En même temps, les zoos sont  probablement les seuls endroits où les humains et les animaux passent la plus grande partie de leur journée ensemble. Les gardiens de zoo ont été les premiers (bien avant que le monde universitaire ne le reconnaisse) à découvrir que les animaux ont des sentiments, peuvent s’ennuyer et souffrir. L’existence des sentiments animaux est une notion que la communauté scientifique n’a accepté que récemment, en raison de la crainte académique de l’anthropomorphisme. Nous dirions que tout travail créatif avec des animaux existe sur un terrain instable, car cela réfère à un territoire inconnu. Nous ne savons pas ce que cela signifie, et la seule façon de le découvrir est de le vivre, sur le plan émotionnel, à travers des expositions, des projets artistiques et scientifiques, car on ne peut connaître quelqu’un qu’en passant du temps avec lui, avec un esprit ouvert. En même temps, nous réfléchissons continuellement sur nous-mêmes et sur la situation que nous créons avec les animaux, l’auto-réflexion critique étant un mode de production ultime. Certains amis artistes et curateurs ont même mentionné que nous n’aurions peut-être pas eu besoin de la chauve-souris, que l’absence de la chauve-souris et donc l’imagination de l’espèce, pourrait être encore plus forte que de montrer l’animal. Encore une fois, nous ne le saurons qu’en essayant, en y réfléchissant, en étant critiques à l’égard de notre propre travail.

The Eye of the Other – fleurs autonomes artificielles, EMAP show, Touch me Festival, Zagreb, 2020. © MAEID

Comment compareriez-vous votre travail avec, par exemple, celui de Tomás Saraceno sur les araignées ?

Nous apprécions vraiment le travail de Tomás Saraceno, et nous pensons que les deux projets partagent des intérêts communs cruciaux, mais une intention très différente. Dans les deux projets, avec les araignées et avec les chauves-souris, nous sommes exposés à un animal que nous associons à un certain sentiment de malaise et de peur. Leur présence dans notre vie quotidienne est encore assez problématique. Les deux projets sont soutenus par une recherche assez intense et précise sur le comportement des animaux. Le travail de Saraceno ne veut pas présenter au visiteur l’appareil sensoriel de l’animal, mais plutôt son travail et son aspect performatif, alors que The Eye of the Other vise principalement à donner au public des indices pour comprendre les sens de l’animal selon nos propres termes, c’est un acte multi-modal qui se développe à travers le temps et différents médias (sonore, visuel, olfactif). Les deux projets sont un peu similaires, nous essayons tous les deux de créer une dimension esthétique de l’altérité.

Quand vous expérimentez sur le terrain avec ces chauves-souris, vous parlez de systèmes de « récompense ». Comment pouvez-vous définir ces systèmes en tant qu’humains travaillant dans un monde non-humain ?

Comment éviter d’instrumentaliser les animaux lors d’une expérience de communication inter-espèces ? Comment éviter de créer des mécanismes de contrôle sur eux ? Ce sont les premières questions que nous nous sommes posées, en réfléchissant à la manière d’aborder le projet. Le plaisir tiré d’interactions sociales positives est largement considéré comme un moteur du comportement humain et animal. En général, les interactions positives sont extrêmement bénéfiques pour la vie humaine et non humaine. L’établissement d’un système de récompense est très important pour une interaction réussie. Ces constructions aident d’abord à établir un terrain pour le bien-être et le plaisir, ensuite elles sont motivantes pour l’acceptation d’un nouveau stimulus, et enfin elles aident à la création d’indices de mémoire positifs dans l’expérience de l’animal. Dans le cadre de ce projet, par exemple, nous avons utilisé un système de récompense à plusieurs niveaux basé sur la nourriture, l’odorat et la géométrie, dans le seul but de stimuler la curiosité des animaux. Des mécanismes tels que l’amour, l’apprentissage, le désir sont tous basés sur des mécanismes de récompense, nous savons que cela fonctionne pour les humains mais concerne également les animaux. En même temps, nous essayons aussi, avec d’autres projets, d’étudier des mécanismes d’interaction qui ne sont pas entièrement basés sur la récompense. Ceux-ci reposent essentiellement sur l’établissement, par exemple, d’une interaction basée sur une sorte d’homéostasie entre deux espèces. Deux espèces partageant le même environnement et entrant dans une conversation silencieuse non pas basée sur l’amélioration et la production d’un événement particulier, mais plutôt sur la simple coexistence.

L’installation à Bourges n’a pas été entièrement réalisée, car les chauves-souris n’ont pas pu arriver à temps de Berlin, en raison de la difficulté à obtenir les autorisations nécessaires. Parlez-nous des complications de dernière minute.

Les jours précédant l’ouverture, nous étions sur des charbons ardents. Nous étions continuellement au téléphone pour essayer de contacter les différentes personnes responsables. Personne n’a jamais vraiment été responsable de nous, c’était donc un acte délicat. Nous avons commencé à préchauffer l’espace pour atteindre la température souhaitée à l’arrivée des chauves-souris. Nous avons obtenu l’autorisation le matin de l’ouverture. Cela signifie que nous n’avons pas pu arriver à Bourges à temps pour placer les chauves-souris tranquillement dans leur environnement. Le jour de l’autorisation sur le site français ne semblait pas être une coïncidence, car ils savaient qu’ils ne pouvaient pas nous interdire d’amener les animaux (car nous avions tous les papiers nécessaires). Nous n’aurions jamais poussé à amener les chauves-souris juste pour le bon déroulement de l’exposition, car nous ne voulions pas risquer de faire souffrir les animaux de quelque façon que ce soit.

Le courrier de la Préfecture du Cher du 11 octobre 2019.

Comment allez-vous finalement mener à bien ce projet très intéressant, lorsque vous aurez surmonté tous les obstacles ?

Idéalement, nous trouverons un lieu d’exposition qui a déjà une expérience de l’exposition d’animaux, et qui peut aider à désenchevêtrer la lutte bureaucratique (aussi intéressante soit-elle). Idéalement, ce serait une salle remplie de nos fleurs artificielles, une zone tropicale. Nous aurions besoin de passer un peu de temps avec elles, en partageant réellement l’espace. Idéalement, il ne devrait pas y avoir de barrière entre les animaux et les visiteurs, ce qui leur permettrait de partager le même espace (avec, bien sûr, toutes les mesures de sécurité). En attendant cette installation parfaite, nous collaborerons avec le zoo de Vienne et nous installerons nos fleurs artificielles dans la cage des chauves-souris, en essayant d’établir la communication.

En savoir plus sur Daniela Mitterberger & Tiziano Derme et le Büro für Architektur und transmediale Kunst.

‘The Eye of the Other’ de Daniela Mitterberger & Tiziano Derme aux Rencontres Internationales Monde-s Multiple-s.