Quand soudain, au milieu du vacarme du monde et de l’actualité, on s’arrêtait pour écouter les entrailles de la Terre. Du 13 novembre au 6 décembre ont lieu en ligne les Rencontres Internationales Mondes Multiples de Bourges, trait d’union entre l’art, la science et les nouvelles technologies. L’occasion d’une incursion dans la puissante nature islandaise, sous les micros de Konrad Korabiewski. Rencontre.
A l’heure où il nous rejoint, Konrad Korabiewski se presse. Il a 10 minutes de retard et la meilleure excuse qui soit : sur un fjord où le soleil d’hiver se fait timide, l’artiste est parti à la recherche des sommets et de quelques rayons. Il est deux heures de l’après-midi et déjà il fait sombre sur Seyðisfjörður, fjord à l’est de l’Islande. Dans quelques semaines, la lumière du jour ne frappera plus que deux heures, de manière indirecte. « Le temps n’existe pas en Islande », nous dira plus tard l’artiste.
Ce jour là, il aurait dû être à Bourges, en résidence à l’Antre-Peaux et ses Rencontres Mondes Multiples, successeur du quasi-trentenaire festival de création vidéo Rencontres Bandits-Mages. L’occasion de présenter son projet Krafla, une performance électro-acoustique composée de field recordings effectués à la centrale géothermique de Krafla et ses paysages alentours, une région volcanique en Islande où l’on trouve des caldeiras, ces cratères formés par l’affaissement de la partie centrale des volcans.
Covid-19 oblige, les plans ont été repensés, annulés, repoussés. Du 13 novembre au 6 décembre, le festival a lieu en ligne. Konrad Korabiewski donne à cette occasion une masterclass. La résidence, elle, a été remise au printemps. « C’est la première fois que j’allais venir en France », dit-il, sans amertume.
Konrad Korabiewski a l’habitude des caprices de la nature. « En novembre, il peut être compliqué de sortir du fjord. Il y a de sévères tempêtes, du vent, des jours blancs… En Islande, on apprend à respecter la nature ! » D’autant que l’artiste a passé une bonne partie de sa carrière à l’écoute de la Terre, les micros dans ses entrailles.
Makery : Pour votre travail en cours, Krafla, vous avez enregistré une centrale géothermique et ses caldeiras alentours (chaudrons, en portugais). Est-ce la Terre qui bout que vous vouliez capturer ?
Konrad Korabiewski : C’est de la musique venue du cœur de la Terre Mère, une forme de field recording pour capturer cette profondeur. Les infrastructures industrielles font beaucoup de bruits. Je voulais que ces forages soient comme des instruments de musique qui prennent part à une œuvre symphonique que je dirige, chacun avec leur propre musicalité, tonalité, personnalité…
A quoi ressemble Krafla ?
Le sol est du magma : tout, en dessous et parfois même en surface, est bouillant. Géologiquement, l’Islande est assez jeune. Le pays est une île volcanique située à un point clé sur la dorsale médio-atlantique, où les plaques nord-américaine et eurasienne se rencontrent. Dans les lieux commerciaux comme le Lagon Bleu et Mývatn, les gens viennent se prélasser dans les bains chauds toute la journée, comme des ours dans la nature. Imaginez le pouvoir naturel que cela représente !
La chaleur géothermique est considérable dans la plupart du pays et dans beaucoup d’endroits l’eau chaude qui se trouve juste en dessous de la surface est utilisée pour chauffer les maisons et pour produire de l’énergie. La vapeur est menée des forages jusqu’aux turbines à l’intérieur des centrales géothermiques, afin de transformer cette énergie thermique en électricité. L’eau chaude et l’électricité sont ensuite distribuées aux gens qui vivent autour. C’est pour ça que même à Reykjavik, lorsque l’on met l’eau chaude en route, il y a cette odeur de gaz venue des volcans, comme une odeur d’oeuf pourri. Cela vient directement du sous-sol.
Visuellement, Krafla est dépouillé, minimaliste, situé entre de gigantesques roches comme lancées par deux anciens géants lors d’une bataille. Tout est couvert de magma et laissé à l’abandon. On raconte cette blague en Islande que l’alunissage américain a en fait eu lieu à Krafla pendant l’hiver, et cela est bien possible…
Techniquement, comment capturez-vous ces sons ?
Mon installation est toujours assez simple. Un bon enregistreur pour être flexible. Quand j’ai enregistré la première fois ce projet pour le New York Times magazine, dans le cadre de sa série « Voyages sonores » en 2018, j’ai pu me permettre de louer du bon matériel professionnel, notamment une perche pour microphone. Avec la vapeur, le plastique, l’aluminium ou le métal seraient détruits très rapidement.
Field recording par Anna Friz et Konrad Korabiewski, dans le cadre d’une commission du New York Times, pour son édition « Sonic Voyages Issue », automne 2018. Le magazine explorait alors les paysages sonores de 11 lieux à travers le monde, dont Krafla, en Islande :
Dans les dômes au dessus des forages, j’ai utilisé des micros de contact pour enregistrer l’acier, les vibrations de la structure. J’enregistre environ de deux à quatre mètres sous le sol et je dois suivre les restrictions de sécurité en place dans cette centrale nationale.
Je voulais y retourner cet été mais l’accès était restreint à cause du coronavirus. J’espère que cet hiver cela sera possible mais cette fois-ci la météo peut poser problème : même avec un 4×4 puissant, tu as le vent, le brouillard, les jours blancs… il n’est pas toujours facile de conduire sans risque. En Islande, tu apprends à respecter la nature !
Je veux également enregistrer ce paysage visuellement pour explorer la profondeur des couleurs, selon les différentes saisons. L’un des trésors de l’Islande est l’incroyable qualité de la lumière, cela change si vite et si souvent, chaque jour est différent. C’est l’une des choses les plus importantes que j’essaie de reproduire dans mon œuvre.
Vous avez enregistré dans une usine de harengs en Islande pour votre LP Komplex, sur un chalutier de pêche pour la pièce audiovisuelle et livre NS-12. Quel genre de paysages sonores recherchez-vous ?
Dans ma dernière œuvre, NS-12, le chalutier représente un outil pour les pêcheurs mais pour moi c’est aussi un instrument de musique.
C’était une expérience. J’avais le mal de mer la plupart du temps mais j’étais aussi en bas de l’échelle pour l’équipe puisque j’étais nouveau, étranger, un artiste et ils ne se souciaient pas vraiment de moi. J’ai donc dû gagner mes galons.
J’avais souvent l’impression de rêver les yeux ouverts avec ce son constant, auquel tu n’échappes pas, les bruits de métal et du moteur, les chaines quand ils soulèvent les filets. C’est tellement lourd et aigu. Ça peut être aussi très profond, mais tout se passe dans ta tête. Quand enfin tu te relaxes et que tu lâches prise sur le fait d’être épuisé, tu entends ce doux écho, presque comme lorsque tu t’endors, capitulant ou acceptant quelque chose qui te dépasse.
C’est la même chose avec les forages. Tu les écoutes et chacun est différent. Je me concentre sur ce qui existe déjà plutôt que de créer ce qui pourrait manquer. Il y a déjà tant d’informations et de musique !
A nouveau, c’est un retour à la Terre Mère. Sommes-nous prêts à lui accorder plus d’attention ? Maintenant est un bon moment.
Komplex, Konrad Korabiewski et Roger Döring in Berlin, 2011-2013 :
Vous êtiez supposé être à Bourges pour votre résidence à l’Antre-Peaux (fusion de Bandits-Mages et Emmetrop), finalement repoussée au printemps. Qu’attendez-vous de cette résidence et que prévoyez-vous entre temps ?
J’attends beaucoup puisque c’est la première fois que j’irai en France ! De la bonne nourriture, du vin et de la culture… c’est ce qui fait la renommée de la France !
Quelqu’un a donné une table d’édition 16mm, une petite installation studio difficile d’accès dans cette ère numérique. Je vais donc pouvoir l’utiliser pour découper mes propres films plutôt que de les travailler numériquement. De l’art physique et chronophage !
Quant au festival Mondes Multiples, tout est transposé en ligne, pour cause de virus. Je vais livrer une vidéo pour présenter mon fjord et son environnement. Je vais également présenter mon œuvre en cours et nous allons écouter le son que j’ai déjà. Peut-être explorer d’autres pièces audiovisuelles.
Je vais donner un atelier créatif avec le collectif DRUMS mais nous ne sommes pas encore sûrs des modalités. Je préfère faire les choses face à face et l’aspect physique de mon travail est très important. Je n’ai pas l’habitude de parler à un visage sur ordinateur.
Nous allons incorporer un peu de philosophie, mais surtout nous allons écouter ce que les gens veulent et discuter. Les gens ont souvent une idée très précise de ce qu’ils veulent faire et être un bon meneur est savoir accueillir ces différentes forces et voix. Tu peux tout faire avec n’importe quoi. La question est : comment développer une idée, quelle est sa raison d’être ?
En tant qu’artiste, comment gérez-vous les restrictions de mouvements et de réunions ?
J’ai été poussé à me déconnecter. Cette vague de médias de masse avec Trump, toute cette folie… je viens de quitter la Californie après quatre ans passés là-bas. Tout ce bruit m’affecte. C’est véritablement libérateur de se déconnecter de faire ces choses que je faisais quand j’étais enfant et que je vivais en Pologne.
Je n’ai pas peur de l’isolement. Ici, à la campagne, ma porte est ouverte à qui veut entrer mais je peux aussi ne pas sortir pendant un mois si je travaille sur un projet ou n’ai tout simplement pas envie. C’est un privilège de ma vie, ne pas faire ce qu’on attend de moi et décider ce qui vaut mon temps.
Cet hiver, je veux étendre cette sensation de l’absence de temps qui existe ici en Islande. J’ai installé un poêle à bois pour avoir chaud pour la première fois depuis de nombreuses années. J’ai commencé à penser à des activités physiques. Beaucoup sont liées à l’art mais d’autres non. J’ai commencé à réparer de vieilles Volvo, je pense à mes légumes du jardin, pourquoi pas adopter une chèvre… C’est quelque chose de fantastique : le retour aux bases et se sentir libre lorsque nous ne sommes pas en ligne.
Parlez-nous du temps et de son absence sur votre fjord…
Il y a plusieurs années, j’ai fait une installation vidéo où je m’intéresse à cette sensation d’intemporalité dont font l’expérience les résidents et les visiteurs de Seyðisfjörður, mon fjord de l’est islandais, malgré les preuves matérielles du temps qui passe sous la forme de changements de saisons assez dramatiques. Durant l’hiver 2013, j’ai placé une chaise dans une rivière dont le courant s’écoule à la fois vers l’aval et vers l’amont, selon les marées. La chaise a été emportée plusieurs fois par les tempêtes et semblait complètement perdue, avant de revenir par le côté opposé de la rivière.
Vous avez dit que vos œuvres sont basées sur la vie et la variété des expériences qui nous attendent lorsque le courage et l’audace sont plus grands que l’angoisse et la sécurité. Qu’est-ce que le courage et l’audace, selon vous ?
Mettez votre énergie pour réaliser quelque chose que vous souhaitez vraiment et pour révéler quelque chose de vous-même au cours de ce processus. Il est tellement plus facile d’allumer la télévision et d’échapper à ce sentiment de confrontation avec vos idées et réflexions, avec vous même. Se faire face peut être effrayant pour beaucoup de monde, mais si vous passez cette frontière, les plus belles choses se réalisent. Vous vous découvrez alors de nouvelles facettes, de nouveaux talents, de nouvelles forces… et vous vous suprendrez !
Le site du festival Mondes Multiples