Crash : Comment la contre-culture est entrée en collision avec les Art Labs dans le Londres des années 60
Publié le 3 novembre 2020 par Rob La Frenais
A la fin des années 60 et au début des années 70, deux expériences extraordinaires se sont déroulées à Londres, le Drury Lane Arts Lab et le New London Arts Lab. Elles font l’objet d’un nouveau livre, tout juste sorti, écrit par l’un des survivants de ces expériences, David Curtis – « London’s Arts Labs and the 60’s Avant-Garde ».
A la fin des années 60 et au début des années 70, deux expériences extraordinaires se sont déroulées à Londres : le Drury Lane Arts Lab, fondé en 1967 par Jim Haynes, toujours vivant et actif à Paris, et le New London Arts Lab, également connu sous le nom d’Institute of Research in Art and Technology, (1969-71) où les premiers arts vidéo et informatiques ont été initiés, et où J. G. Ballard a organisé sa célèbre exposition « Crashed Cars », qui a inspiré plus tard le film Crash de David Cronenberg. Elles font l’objet d’un livre qui vient de sortir, écrit par l’un des survivants de ces expériences, David Curtis – « London’s Arts Labs and the 60’s Avant-Garde »
Le mouvement des Art Labs
Le livre – attendu depuis longtemps – raconte de manière intime et personnelle un moment clé de la fin des années 60. Il est en effet assez étonnant que cette époque n’ait jamais été documentée auparavant. J’ai demandé à Curtis, qui fut alors programmateur de films expérimentaux, quelles leçons nous pouvions tirer aujourd’hui des Labs. « La vidéo à la fin des années 60 était imprégnée de l’optimisme technologique qui a ensuite caractérisé les premières réponses au web. Hoppy (le fondateur de la chaine de télévision DIY “TVX”, issue du New London Arts Lab) en est certainement venu à considérer la vidéo comme un moyen de changement social, de protestation et de « libération » ». Y avait-il aussi de l’art informatique dans les Labs ? « Il fallait beaucoup de patience et une bonne dose d’imagination lorsque les ordinateurs entraient dans le cadre… Je me souviens que je m’ennuyais à mourir avec ces mots que l’ordinateur crachait au hasard. Je me souviens de Malcolm Le Grice (réalisateur de films expérimentaux travaillant encore aujourd’hui) me montrant un prototype de « souris », en s’émerveillant, et en pensant en même temps que cela ne s’imposerait jamais. » C’était une époque d’extraordinaire techno-optimisme, qui a coïncidé avec l’exposition Cybernetic Serendipity de Jasia Reichhardt à l’Institute for Contemporary Arts (ICA) de Londres. Il me semble que, malgré de nombreuses influences sur la scène artistique, scientifique et technologique actuelle, comme avec l’EAT (Experimental Art and Technology) aux Bell Labs, le mouvement éphémère des Arts Labs fournit une généalogie clé, avec ses vidéos et ses films expérimentaux DIY, qui mène directement à la réflexion actuelle sur l’open source, l’art internet, le biohacking, la robotique et les fablabs.
La contre-culture et l’establishment des arts
Le livre est très percutant sur certains échecs des labs, qui ont été des lieux d’ignition entre la « contre-culture » des années 60 et la scène artistique de l’époque. Comme le souligne Andrew Wilson dans l’introduction, les Arts Labs « faisaient partie d’une contre-culture qui conduisait à un ethos de l’immédiateté des prises de décisions et une urgence d’agir ». Les décisions chaotiques du charismatique et souvent impétueux Jim Haynes, fondateur du lab American Drury Lane Arts Lab, et également de The Traverse à Édimbourg – « ma politique artistique était d’essayer de ne jamais dire non » – ont fini par conduire à sa fermeture. Le second Arts Lab a vu le jour après que toute l’équipe, y compris Curtis, soit partie pour protester contre le manque de consultation et le favoritisme apparent de Haynes, qui avait décidé à un moment donné d’annuler tous les programmes, pour permettre à son compatriote et directeur de théâtre Jack Henry Moore de la « Human Family » de prendre le contrôle de l’ensemble du bâtiment. Ce récit m’a rappelé la lecture dans les années 70 de « The Tyranny of Structurelessness » de l’autrice féministe Jo Freeman, qui souligne la nature darwiniste et avide de pouvoir de l’anarchie face à la démocratie. Le directeur de théâtre Charles Marowitz est particulièrement critique dans le livre : « Je me retrouvais à me tortiller de mépris devant ce que je qualifiais de philosophie du « tout est permis »… Jim… a un amour presque sans limite pour les êtres humains… C’est un sentiment qui, cherchant à n’exercer aucune critique et aucune discrimination, est irréconciliable avec l’art ». L’approche idiosyncrasique de Haynes se poursuit encore aujourd’hui, avec ses célèbres « Sunday Dinners » à Paris, où chacun peut se présenter pour dîner dans son appartement (150 000 invités jusqu’à présent), documentés dans le film « Meeting Jim« .
L’establishment artistique fut également quelque peu impacté, en grande partie à cause de l’association (autour de la drogue) avec IT (International Times) et la culture psychédélique alternative. C’est à la même époque que Mick Jagger, Keith Richards et Robert Fraser furent très publiquement arrêtés pour drogue à Redlands (la maison de campagne de Keith Richards, ndlr). Mais avec les contributions d’icônes de la culture populaire comme John et Yoko, qui exposèrent (bien qu’anonymement, avec des objets jetés par terre) à Drury Lane, le vent de changement qui soufflait dans le Arts Lab était difficile à ignorer. Cependant, comme le dit Curtis : « Je ne pense pas que les institutions (Arts Council, BFI, art press, BBC) ait eu conscience du sérieux et de l’énergie de la « contre-culture ». Le succès des Beatles et des Stones, et probablement du Pop Art, leur sembla surprenant. Ils ne savaient pas comment réagir. Et comme souvent, la réponse de la droite fut la « suppression ». Les grands et les bons (par exemple le président du Arts Council de Grande-Bretagne, Lord Goodman) plaidèrent cependant en faveur de financements, mais l’explosion de créativité fut si difficile à ignorer que l’Arts Council fut contraint de former un « Comité des nouvelles activités » au début des années 70, auquel Curtis a été invité à participer. »
Le New London Arts Lab est entré dans l’histoire en accueillant l’exposition « Crashed Cars » de J.G. Ballard, avec de vraies voitures accidentées. Comment Ballard, le gourou de la culture des banlieues qui n’aimait pas du tout l’ « alternatif », en est-il venu à participer ? Curtis : « Ballard était un ami de Pam Zoline (l’une des organisatrices des deux Arts Labs, qui a documenté par écrit une grande partie de leur activité). Il admirait ses écrits. Il y a un lien entre Ballard, Steve Dwoskin (un autre cinéaste étroitement associé aux Labs) et Carolee Schneemann, donc il s’intéressait certainement à certains aspects de la culture alternative. »
Voyages subjectifs dans la mémoire
Le livre « Arts Labs », comme l’admet Curtis, est un compte rendu très subjectif. Que pense Haynes de ce livre ? Curtis : « J’étais nerveux parce que je ne savais pas comment il prendrait ma critique implicite de son insouciance financière et de sa dévotion absolue envers Jack, qui a fait échouer Drury Lane… De toute façon, il est très diminué en ce moment, mais il vient de m’envoyer par courrier une note d’une ligne depuis Paris, disant : « Le livre sur les Arts Labs est superbe ! C’est génial de lire nos jours et nos nuits de folie à Londres dans les années 60. »
Je dois dire que j’ai aussi trouvé le livre fascinant, notamment parce que j’étais là, en tant que teenager et aspirant journaliste, dans les deux labs. Je me souviens d’avoir passé des nuits au « Soft Cinema », de m’être endormi pendant les films de Godard, Chelsea Girls de Warhol (je n’avais pas compris que ces films, produits et programmés par Curtis, étaient projetés pour la toute première fois à Londres), et d’avoir vu Fuck-Nam de Tuli Kufenberg des Fugs, après une journée à vendre International Times dans la rue. J’ai également participé à la création d’un Arts Lab « satellite » à Southampton, au cours de l’explosion qui a vu naitre plus de 150 arts labs au Royaume-Uni, dont les plus célèbres sont le Beckenham Arts Lab de David Bowie, et le Northampton Arts Lab d’Alan Moore (The Watchmen).
Plus important encore, en aficionado d’art média de la première heure (j’avais déjà visité l’exposition « Cybernetic Serendipity » en tant qu’élève, et j’avais lu attentivement Understanding Media de Marshall McLuhan, dans lequel se trouve la célèbre phrase « the medium is the message« ), j’ai pu apprendre à utiliser la vidéo demi-pouce (half-inch video, ndlr) au New London Arts Lab, avec les premiers portapaks Sony, et à monter des bobines avec un chronomètre et de la craie, avec le grand pionnier John « Hoppy » Hopkins (je l’avais rencontré au Festival de l’île de Wight à l’été 1968, où il filmait entièrement nu à l’exception d’un portapak sur le dos). Il a décrit les premières vidéos dans un article paru dans IT comme un « Voyage dans le temps et un échange standard avec votre sympathique machine transcendante » (échange standard, Mindswap, en référence à un roman de science-fiction publié par Sheckley en 1965, qui suppose d’échanger de peau avec un extraterrestre à l’autre bout de la galaxie, ndlr). Hoppy m’a également fait découvrir les premières vidéos à balayage lent (slow-scan video, ndlr), que j’ai décrites, dans un essai intitulé « Subversive Transmissions« , comme un « moyen de transmettre un signal vidéo sur une ligne téléphonique, de le faire rebondir sur un satellite désaffecté, ou simplement de le jeter dans l’éther des ondes courtes. En fait, les radioamateurs le faisaient depuis des années, comme l’a découvert John Hopkins lorsqu’il a réglé son émetteur-récepteur (le dispositif de base pour décoder les signaux à balayage lent) sur ces fréquences. Dans sa collection de cassettes vidéo à balayage lent, figure une image décodée frappante mais naïve du chat de quelqu’un, envoyée depuis l’Europe de l’Est (à l’époque communiste), accompagnée de salutations amicales griffonnées dans diverses langues. Regarder ça donne plutôt l’impression d’être le destinataire d’un message en provenance d’une planète alien… et provoque une réaction personnelle intense à s’ouvrir à une nouvelle forme de communication qui peut devenir une forme d’art en soi. » Le fait d’avoir fréquenté les Arts Labs dans ma jeunesse a formé ma pensée pour le reste de ma vie.
Un soir à l’époque des Labs, je regardais pour une fois la télévision réelle, lorsque Hoppy, Jerry Rubin et les Yippees ont envahi en direct l’émission Frost, très populaire, en brandissant des portapaks Sony. Hoppy parle de cette fameuse intervention dans le livre : « Le détournement du programme Frost par les guérillas médiatiques est le résultat direct du refus d’accès des jeunes à la télévision. » Là encore, anticipant directement le mouvement de l’open source, il cite un réalisateur de télévision : « La télévision est de la dynamite… et nous la laissons à n’importe quel idiot qui a une allumette. » Hoppy : « Nous ne sommes ni des fous, ni des fanatiques, ni des idiots… la prochaine fois, nous pourrons brancher notre propre programme sur l’émetteur. » La BBC a relevé le défi et a commandé un programme de 4 minutes appelé « The Electronic Newspaper ». J’ai eu la chance de revoir Hoppy peu avant sa mort en 2015. Un véritable pionnier de notre époque.
Le programme artistique, réalisé par Biddy Peppin, était également visionnaire dans la mesure où de nombreuses autres personnalités majeures de la scène artistique britannique et internationale des années 70, 80 et au-delà, ont bénéficié d’une première sortie aux Arts Labs, comme Carolee Schneemann, Ian Breakwell, Valie Export, John Latham, Takis, Peter Weibel, Jeff Nuttall, David Medalla, Graham Stevens, The Exploding Galaxy, Ken Turner, Mark Boyle, Mike Figgis, Carla Liss et Kurt Kren. L’art de la performance commençait également à être représenté au New London Arts Lab, notamment dans une performance participative, Dark Touch d’Anna Lockwood et Harvey Matusow, inspirée, selon le livre, par A Touch Experiment de Dianne Lifton. Le communiqué de presse était estampillé « réservé aux critiques nus ». Il résume l’époque.
‘London’s Arts Labs and the 60’s Avant-Garde’ de David Curtis, John Libbey Publishing, Octobre 2020.