Dans le cadre des efforts de MakersXchange (MAX) pour définir l’état de l’art des programmes de mobilité pour les makers, Makery et UPTEC Porto mènent une série d’entretiens approfondis pour mieux comprendre les besoins des makers en perspective d’un futur programme pilote porté par MAX. Entretien avec Stefanie Wuschitz, artiste media, chercheuse et fondatrice du hackerspace féministe Mz Baltazar’s Laboratory à Vienne (Autriche).
MAX (Makers’ eXchange) est un projet pilote, cofinancé par l’Union européenne, qui vise à définir et à tester des politiques et des actions soutenant la mobilité et les échanges d’expériences entre les Industries Culturelles et Créatives (ICC), les creative hubs, les makerspaces, les fablabs et les systèmes d’apprentissage formel et non-formel, de développement de compétences de manière intersectorielle, et ayant pour objectif d’intégrer les programmes de mobilité des makers pour le développement des compétences et l’inclusion dans les programmes traditionnels de soutien, les politiques et les écosystèmes des ICC à travers l’Europe.
Stefanie Wuschitz travaille à l’intersection de l’art, de la recherche et de la technologie, avec un accent particulier sur le féminisme, la technologie open source et la production par les pairs. En 2009, elle a fondé le hackerspace féministe Mz* Baltazar’s Laboratory à Vienne, qui encourage l’art et la technologie développés d’un point de vue féminin. Elle a répondu à nos questions lors de sa résidence d’artiste dans le cadre de Feral Labs Network à Schmiede, en Autriche.
Makery : Pouvez-vous vous présenter ? Avez-vous travaillé en tant qu’indépendant et/ou êtes-vous impliquée dans des organisations culturelles/makers ?
Stefanie Wuschitz : Je m’appelle Stefanie Wuschitz, je suis artiste, chercheuse et maker critique. Je suis l’une des fondatrices du hackerspace féministe Mz* Baltazar à Vienne. Nous sommes une communauté de femmes*/trans qui travaillent avec du matériel et des technologies open source, principalement pour réaliser des projets d’art et de design, mais nous nous considérons également comme des militantes. Nous existons depuis 10 ans maintenant en tant qu’ONG, nous sommes financées par des organisations artistiques et culturelles, et nous recevons également des subventions gouvernementales pour nos expositions artistiques, car nous avons chaque année 5 à 8 expositions artistiques dans notre espace, où nous donnons à de jeunes artistes la chance de montrer leurs œuvres. Je pense vraiment que notre commissariat d’exposition est aussi une forme de hacking, parce que nous essayons de voir les gens pas seulement comme des fournisseurs d’œuvres d’art, mais aussi de les aider à s’occuper de leurs enfants, à développer leurs idées, à aller plus loin, à être plus radicaux dans l’expression de leurs idées. Nous essayons de créer un espace plus sûr où les gens peuvent tout simplement ne pas avoir peur de leurs articulations.
Mz* Baltazar’s Laboratory, bande-annonce pour savoir comment contribuer (en anglais) :
J’essaie moi aussi de travailler avec du matériel ouvert, des matériaux recyclés, ou des matériaux issus du commerce équitable. Je fais généralement de l’art média (media art), mais comme on ne peut pas vivre de l’art média (rire), j’ai terminé un doctorat sur les hackerspaces féministes à l’Université Technologique de Vienne, et je suis maintenant engagée dans deux projets post-doctoraux, l’un à l’Université Technique de Berlin, et l’autre à l’Académie des Beaux-Arts de Vienne.
Le sujet de mon post-doctorat à l’Université Technique de Berlin est « Coded Feminisms in Indonesia », parce qu’il y a une très vieille culture du DIY en Indonésie. Elle trouve ses racines dans le mouvement de décolonisation de l’Indonésie, qui avait une forte section féministe et s’est développé en un million de mouvements féministes dans les années 50. Ce mouvement a été totalement interdit en 1965, mais il a encore beaucoup d’impact sur les communautés numériques aujourd’hui. Si vous allez dans la région de Yogyakarta, vous trouverez beaucoup de hackerspaces et de collectifs d’artistes qui font un travail vraiment incroyable, et qui peuvent le faire parce qu’ils maintiennent des communs. Même si leur situation est précaire, le fait de vivre avec des communs permet à de nombreux artistes et créateurs de Yogyakarta de vivre en tant que producteurs culturels dans une relative indépendance.
Mon autre projet à l’Académie des Beaux-Arts de Vienne concerne le matériel équitable : comment pouvons-nous récupérer ou recycler ou générer du matériel équitable ? Non seulement du matériel ouvert, mais aussi du matériel équitable. Nous venons juste de commencer ce projet, donc, pour l’instant, nous lisons surtout beaucoup de théories post-humanistes, et nous essayons de comprendre comment les choses s’enchevêtrent : l’impact des ressources exploitées socialement, politiquement, économiquement, vu d’une perspective féministe. C’est un projet sur trois ans, l’autre est un projet d’un an.
Où situez-vous votre pratique de « maker » ? Et comment définissez-vous ce que l’on appelle la « culture maker » ?
C’est un peu difficile parce que la pratique maker s’est trouvée appropriée à maintes reprises, par l’industrie, puis par des groupes activistes, et de nouveau par l’industrie, dans les deux sens… Alors j’essaie toujours d’éviter le terme maker. Mais je suis vraiment chez moi dans ce domaine, je ne peux pas le nier. La différence, c’est que dans le monde de l’art, il s’agit vraiment de la personne qui est l’auteur, la paternité de l’œuvre revient à l’artiste, qui en possède les crédits. Dans la culture maker, il s’agit plutôt d’innovation technologique, ou d’idée exceptionnelle, de créativité ou d’inspiration. Parfois, il est difficile et même inutile d’y chercher une articulation personnelle, il peut s’agir de « nerdism » ou de « geekism » profondément dévoués, ou d’une exploration méditative sur un développement technologique, ce que je comprends parfaitement. J’aime aussi bricoler.
Je pense que dans le développement hardware, on peut s’exprimer de manière personnelle aussi. Parfois, les deux se confondent vraiment : vous pouvez vous exprimer inconsciemment par le biais de la technologie et/ou vous pouvez inventer de la technologie en tant qu’artiste. Cela arrive tout le temps, je veux dire, même les peintres ont inventé de nouvelles formes de peinture, non ? Il y a toujours eu des artistes et des technologies qui ont fusionné.
Avez-vous déjà participé à des programmes de mobilité dans le passé ? Pouvez-vous nous parler de votre/vos expérience(s) ?
J’ai participé à un programme de mobilité en 2005 qui a beaucoup changé ma vie, parce que j’ai eu la chance d’aller en Syrie pendant six mois pour étudier à l’université de Damas. J’ai aussi beaucoup voyagé au Liban à cette époque, parce que c’est très proche, et cela a vraiment changé ma perspective sur la marginalisation et les formes d’altérité. J’ai également pu aller en Indonésie pendant un certain temps, pour une résidence d’artiste, et j’ai beaucoup appris là-bas. Yogyakarta est un sous-district en Indonésie, une sous-région qui a des lois différentes du reste de l’Indonésie, c’est beaucoup plus libéral et il y a beaucoup d’artistes et d’activistes qui y vivent. C’est aussi un terrain fertile pour de nombreux mouvements politiques qui ont débuté à Yogyakarta et à Semarang, deux villes très proches. La résidence a eu lieu au Sewon Art Space, qui n’existe plus, c’était un studio financé par le gouvernement autrichien permettant aux artistes de vivre en Asie du Sud-Est pendant trois mois.
« Rumah hacker », maisons traditionnelles de femmes dans l’Ouest de Sumatra et hackerspaces d’hommes :
Je suis donc allée en Syrie pour un semestre d’étude. Pendant que j’étais là-bas, l’ancien marché socialiste syrien s’est soudainement ouvert aux entreprises extérieures, inondant le pays de nouveaux produits de consommation, ce qui a déclenché beaucoup de changements. Ensuite, j’ai eu la chance d’aller à New York pendant deux ans, et c’était aussi grâce à des bourses de mobilité. Je pense que je ne me serais jamais lancée dans le hardware et le code sans cette possibilité d’étudier au Interactive Telecommunications Program (ITP) de l’université de New York et de la TISCH School of Art. C’était vraiment époustouflant pour moi à l’époque. Après cela, je suis allé en Indonésie où j’ai fait beaucoup de projets avec des artistes et des militants indonésiens dans le cadre de ma thèse.
Quels étaient vos contextes préférés lorsque vous avez participé à des programmes de mobilité en Europe ou à l’étranger ? Ateliers ? Symposiums ? Formations ? Résidences ?
Je pense qu’il est essentiel d’avoir une personne responsable de vous (rires), qui est votre hôte. Je suis allée dans des endroits où j’ai été laissée complètement seule, et si c’est dans un pays très étranger pour vous, il vous faut beaucoup de temps avant de pouvoir commencer à travailler. Il ne doit même pas s’agir de quelqu’un qui est payé par la résidence, il peut simplement s’agir de quelqu’un qui a l’impression de vous avoir invité (rires). Sinon, plus c’est long, mieux c’est, je pense qu’il est presque impossible en deux ou trois jours de sortir de votre bulle. Si vous avez un symposium qui dure une semaine, les gens du symposium vont traîner ensemble, vous n’aurez pas l’occasion de connaître le pays, vous ne rencontrerez pas les gens du pays, les communautés locales. Je pense qu’il est vraiment nécessaire de rester longtemps, et idéalement aussi d’apprendre un peu la langue, parce que sinon vous ne rencontrez que des gens qui sont déjà privilégiés, parce qu’ils sont éduqués et parlent l’anglais. Parfois, il faut vraiment apprendre la langue pour pouvoir parler avec les gens du pays, et aussi pour ne pas être considéré comme faisant partie de l’élite privilégiée d’un pays. Cela dépend de ce que vous voulez faire. Bien sûr, si vous n’avez pas beaucoup d’argent, il vaut mieux aller à un symposium que rien, mais avec le changement climatique, je pense que ce n’est vraiment pas une bonne pratique d’envoyer des gens par bateau ou par avion depuis d’autres continents juste pour deux jours, c’est vraiment un gaspillage de ressources à mes yeux.
Qu’est-ce qui vous a manqué pour mieux développer votre pratique créative ? Voyez-vous des lacunes dans les programmes de mobilité en ce qui concerne les pratiques et la culture des makers ?
Le résident standard est toujours un artiste blanc de sexe masculin qui n’a pas d’enfants (rires), et pour la plupart des artistes que je connais qui ont une partenaire, la partenaire vient juste avec eux et s’occupe des enfants. Moi, en tant que femme artiste, je ne suis pas dans cette situation, mon partenaire doit travailler, nos enfants doivent aller au jardin d’enfants (rires). Et si je veux faire une résidence, je vais avoir besoin d’une aide quelconque, pour trouver un jardin d’enfants ou une garderie, ou une aide pour faire venir mon partenaire. Mais il ne peut pas prendre de vacances chaque fois que je veux faire une résidence, donc je pense que ce serait une approche plus féministe des résidences d’artistes s’il y avait une sorte d’offre pour les personnes qui doivent effectuer leur travail de soin. Dans notre hackerspace féministe, si nous avons des artistes qui développent une exposition solo, nous essayons vraiment d’apporter des jouets, ou d’amener quelqu’un qui est baby-sitter éventuellement, selon l’âge des enfants, d’autres enfants peuvent venir et jouer ensemble, afin que la mère puisse monter son exposition, car il est presque impossible de monter une exposition et de s’occuper des enfants en même temps.
Que serait pour vous un programme de mobilité de rêve pour les makers ? Donneriez-vous la priorité à l’aide aux déplacements, aux rencontres, à l’accès technique ou à la création de réseaux ?
La formation c’est vraiment bien, les festivals sont vraiment bons… tout est bon. Mais je pense que nous devrions donner la priorité à la création d’échange. Il ne peut pas y avoir seulement des Occidentaux blancs qui vont dans d’anciens pays coloniaux, pour faire leurs trucs et passer pour le messie, mais plutôt des gens d’autres pays qui viennent en Europe, qui peuvent rester et travailler, en recevant suffisamment d’argent. La perspective ne doit pas être toujours celle d’un Occident qui va ailleurs, car nous avons tant à apprendre ici en Europe. Nous devons être beaucoup plus humbles que nous ne le sommes actuellement, et je pense que cela ne peut se faire que par l’intermédiaire de personnes qui viennent en Europe depuis d’autres endroits, faire leur travail ici, et voir leurs déclarations entendues.
Vous voulez dire qu’un programme de mobilité pourrait consister à inviter des personnes ?
Oui. Et à considérer vraiment ce qu’elles ont à dire. Parce que les histoires que j’ai mentionnées, à New York, en Syrie et en Indonésie, ce n’était qu’à sens unique, vous comprenez. C’est vraiment difficile pour les artistes indonésiens de venir ici, ou pour les artistes syriens de venir ici, je veux dire : maintenant. Tous mes amis de Syrie sont des réfugiés, ce qui est horrible, ce n’était pas la façon dont j’avais prévu l’échange. Même les artistes de New York, ils ne peuvent pas rester pour vivre ici, ils doivent repartir. Il faut que ce soit un véritable échange.
Qu’est-ce que la mobilité en temps de pandémie mondiale ? Faut-il encore investir dans ce domaine ? Et, compte tenu de nos restrictions de voyage, comment pouvons-nous continuer à nous développer et à renforcer les réseaux, si nous ne pouvons pas nous rencontrer ? Et pourquoi est-ce important (ou pas) ?
C’est une question difficile. Il s’agit de savoir quel serveur nous utilisons, quels logiciels nous utilisons si nous voulons nous connecter, parce que je ne veux pas risquer la sécurité de quiconque avec les outils que j’utilise, et je ne veux pas que mes données soient collectées. Si nous passons au numérique dans nos rencontres, cela peut coûter cher, ce n’est pas comme si c’était gratuit, nous devons faire très attention aux infrastructures, nous devons absolument avoir des infrastructures indépendantes. Sinon, ça n’aide pas du tout (rires). Je vois maintenant en Autriche que tous les serveurs indépendants doivent fermer, parce que ce n’est pas rentable bien sûr. Comme ils sont indépendants et petits, certains perdent un soutien important, car le gouvernement dit : « pourquoi faciliter un petit serveur alors que les utilisateurs peuvent avoir un serveur bon marché des États-Unis » ? Ou d’un autre pays, comme la Chine… Je pense que rendre les échanges possibles, c’est rendre possible des infrastructures indépendantes, où les gens peuvent avoir un espace véritablement sûr en ligne. Je sais qu’aujourd’hui cela semble être un oxymore total, mais mon vrai souci est d’avoir un espace plus sûr dans le réel, et aussi en ligne, où les gens peuvent vraiment s’exprimer sans avoir à craindre de conséquences.
Bien sûr, si la pandémie ne limite pas nos déplacements, je suis tout à fait d’accord pour voyager, même si pour moi il faut que ce soit pour une vraie rencontre, une expérience qui change la vie. L’économie de l’art pousse les gens à faire des choses folles, par exemple j’avais un ami qui allait chaque semaine de New York à Bergen seulement pour donner un cours, parce que c’est ce qui fait bien sur un CV, vous savez, c’est complètement fou (rires). Mais c’est parce que pour rester impliqué, il faut investir beaucoup… en temps, en argent et en empreinte carbone aussi (rires). Nous devrions réfléchir à la manière de permettre à plus de personnes de participer au débat, sans avoir à investir autant de ressources.
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MakersXchange est un projet pilote cofinancé par l’Union européenne. Le projet MAX est mis en œuvre par le European Creative Hubs Network, Fab Lab Barcelona, UPTEC et Makery.