Rocio Berenguer : « détrôner l’homme du sommet de sa pyramide »
Publié le 14 octobre 2020 par Maxence Grugier
La chorégraphe et artiste transdisciplinaire Rocio Berenguer était accueillie du 21 septembre au 9 octobre au Théâtre Nouvelle Génération de Lyon dans le cadre du Vivier, un dispositif de résidences exploratoires. L’occasion pour Makery de s’entretenir avec elle et d’aborder les nombreuses questions qu’inspirent ses projets.
Actrice, metteuse en scène et chorégraphe, artiste hypermédia, Rocio Berenguer fonde sa recherche et le travail de sa compagnie Pulso sur la dramaturgie du corps en lien étroit avec les nouvelles technologies, l’écologie et la recherche scientifique. Dans le cadre de sa résidence au Théâtre Nouvelle Génération de Lyon – où les intervenants sont invités à inventer librement et sans contrainte – elle explore The Bad Weeds, un vrai/faux groupe de musique composé de mauvaises herbes, hybrides venus du règne végétal pour partager avec les humains leur message. The Bad Weeds, est un un spin-off de son fameux G5, un spectacle aux racines philosophiques et politiques qui s’inspire (et se moque) du G20 en se proposant de réunir les représentants des différents règnes qui coexistent tant bien que mal sur notre planète : minéral, végétal, animal, humain et… machine !
Makery : Pouvez-vous nous parler de la genèse de votre spectacle G5 / Coexistence : qu’est-ce qui vous a donné envie, dans votre appartement, en milieu hyper-urbain, à Paris, de vous pencher sur les questions de rapports aux autres espèces, à l’environnement, etc. ?
Rocio Berenguer : G5 est un projet en forme de triptyque qui se compose d’une performance (Coexistence, 2019), une pièce de théâtre/danse (G5, 2020) et une installation (Lithosys, 2020). A l’origine, il y a Animal et Homéostasis. Dans Homéostasis j’avais imaginé un dialogue entre une intelligence artificielle – un chatbot – que j’avais nommé Animal et un humain. Animal était une entité, quelque chose qui s’anime, un être de fiction mais qui avait une vie pour moi. Dans le spectacle, Animal interagit avec moi qui suis humaine. Cela venait des approches d’interactions humains/machines que j’avais initiées avec IAgotchi, et en parallèle d’une envie de travailler sur l’imaginaire lié à ce que j’appelais « le règne machine ». Parmi tout ce que nous nommons « les règnes », animal, végétal, minéral, etc. j’imaginais qu’un nouvel élément arrivait : les machines. Tout est parti de ces spéculations autour des différents règnes du vivant contemporain et du rapport que j’entretenais avec Animal en temps qu’entité fictive.
Makery : Vous étiez donc plus dans une réflexion proche de certains thèmes de science-fiction qui nous lient aux machines ?
R.B. : Oui, mais surtout je voulais explorer la façon dont nous voyons et vivons avec la machine aujourd’hui. Son rapport symbolique à l’humain. Ce qu’on injecte comme représentations dans cette relation et quel parallèle nous pouvons faire entre ces relations et celles que nous entretenons avec le reste du vivant. Ce qui m’intéressait beaucoup, c’est la façon dont nous faisons actuellement un transfert, affectif et émotionnel, sur nos machines. Au même moment, je lisais un livre de la philosophe italienne Rosi Braidotti, The Posthuman (non traduit en français), qui est une proche de Donna Haraway dont je venais de lire Manifeste des Espèces Compagnes. Rosi et Haraway m’ont vraiment ouvert l’esprit sur certaines idées et une approche originale de nos relations au vivant et à la machine. Rosi Braidotti surtout m’a fascinée par sa propension à proposer des actions concrètes, de l’hybridation, etc.
De toutes ces sources est né un projet qui s’appelait au début Regnum Machina pour jouer sur le côté académique du latin, et cela m’a amené à me poser des questions sur la façon dont nous avions créé une classification de la vie en « règnes ». Qu’est-ce que c’est ? Pourquoi ce terme qui évoque un hypothétique royaume ? Finalement je me suis dit qu’il fallait convoquer toutes les formes de vies, organiques ou symboliques, pour négocier le futur de la vie sur terre. Je me sens concernée par les questions d’environnement, d’anthropocène, de collapsologie, d’effondrement. Je suis végétarienne depuis très longtemps, j’ai un rapport très fort avec le vivant et toutes les formes de vie autres qu’humaines. Pour moi il était important de parler de tout ça dans mon travail. J’ai pensé qu’il était temps de détrôner l’homme du sommet de sa pyramide et que l’on devait mettre tout le monde au même niveau, réagencer tout ça et assainir nos rapports. C’est d’autant plus important que faire ce travail bouscule aussi tout notre rapport à l’autre, à l’altérité, mais aussi nos rapports de hiérarchie au sein de l’espèce humaine.
Makery : Cette idée de hiérarchie arbitraire se retrouve aussi dans le langage et donc la communication. Il y a nécessité à trouver un langage universel. Est-ce de là qu’est venue votre idée de trouver un langage commun et un système de traduction qui est au cœur du G5 ?
R.B. : J’ai rencontré la linguiste Célia Hoffsteter à Grenoble. Elle s’intéressait aux rapports de genres et de hiérarchie dans la langue, je me suis penchée sur les problématiques de soumission/domination dans la structure de la langue. Pourquoi nous choisissons tel ou tel article, tel pronom etc. et comment cela construit une relation de hiérarchisation entre nous et les objets, ou, par extension, ceux, celles ou celui, que nous considérons comme « objet » ou « sujet ». Le langage pose pas mal de questions sur la façon dont nous organisons nos rapports hiérarchiques entre vivant-vivant et vivant-inanimé, et aussi entre les différents ordres du vivant. Du coup, quand j’ai commencé à écrire pour le G5, j’ai réalisé qu’il allait être difficile de créer cette possibilité d’égalité que j’envisageais, tant le langage était chargé de manière implicite d’éléments de hiérarchie (genre, classe, jugement de valeur, etc.) qui ne servaient que l’humain. Je souhaitais donc dépasser ces blocages. Le problème étant qu’à part les mathématiques, il n’existe aucune langue neutre et relationnelle. Les expressions pour exprimer le type de rapports que nous entretenons sont très pauvres. Nous sommes « amis », « collaborateurs », etc., mais cela reste vague et très factuel. Il n’y a pas de nuances. Nous avons tellement de types de relations différentes les uns avec les autres qui restent à exprimer. Je me suis dit qu’il fallait créer un langage où ces questions de relations sont à créer. J’avais un livre, L’histoire des langues universelles qui recense les projets de langues mondiales, le Volapuk, l’Esperanto, l’Ido, etc. Aucune de ces langues n’ont été vraiment adoptées, et pourtant c’est tellement beau cette volonté humaniste de créer un langage universel, un espace neutre, qui ne soit pas inscrit dans un processus de domination économique ou culturel.
Rocio Berenguer, G5 (extraits) :
Makery : Pouvez-vous nous parler d’Érodée, ce prémisse d’une mythologie minérale ?
R.B. : Pour poser les bases de G5, j’ai pensé qu’il fallait écrire une nouvelle mythologie. J’en ai eu l’occasion pendant le confinement quand Antoine Conjard du Théâtre de l’Hexagone de Grenoble m’a commandé un texte de mon cru, sur un sujet qui m’était cher : l’importance du minéral. C’est devenu Erodée, un texte dont je ne sais pas encore ce qu’il va devenir mais qui invente une nouvelle histoire de l’évolution dans laquelle le minéral est à l’origine de tout. A mon sens, c’est vrai, il est à l’origine de tout. La vie est née sur un caillou, d’une soupe primaire de minéraux. Dans mon histoire, la terre a très envie de retrouver son brillant d’avant. De l’époque où elle était encore un bout de roche en fusion qui tournoyait dans l’espace. Elle veut aussi rejoindre Vénus, la plus brillante des étoiles. Pour cela, la terre a décidé de faire pousser sur sa peau des excroissances qui se tournent vers le ciel, mangent de la lumière et poussent toujours plus haut. C’est l’avènement du règne végétal. Le problème auquel elle n’avait pas pensé, c’est que les végétaux forment une atmosphère qui est une couche supplémentaire l’empêchant d’atteindre l’espace. Alors elle crée des millions de formes de vie qui vont manger les végétaux, les représentants du règne animal. Malheureusement, ceux-ci ne pensent qu’à manger et se reproduire et oublient de regarder le ciel. Désolée, la Terre décide de créer une forme de vie différente, qui prend des distances avec son animalité. C’est l’humain qui lève les yeux et se prend à rêver d’aller vers les étoiles. Mais les capacités physiques de l’humain ne lui permettent pas d’aller dans l’espace tout seul. S’il quitte l’atmosphère, il meurt. Dans un ultime élan d’imagination, la Terre invente un règne qui utilise les minéraux, le cobalt, le cuivre, le zinc et le silicium, pour assister l’humain dans son exploration de l’espace et ainsi retrouver Vénus, son amour de toujours. De façon subliminale cette histoire est un peu présente déjà dans le G5. Pour moi l’élément le plus troublant c’est le minéral. D’ailleurs, la fin du spectacle est centrée là-dessus. Symboliquement le minéral c’est le début et la fin.
Makery : G5, le spectacle, se présente comme un vrai sommet politique, une rencontre diplomatique entre tous les règnes, anciens et nouveaux, mais c’est aussi une vision humoristique de la politique, de sa représentation et ses rituels.
R.B. : Clairement ! Pour moi, une politique qui ne prend pas en compte – vraiment – le rapport que nous avons avec l’ensemble du vivant, ça n’est pas une politique. C’est au mieux une « nécropolitique » (j’emprunte ce mot à Achille Mbembé qui l’utilise dans un contexte différent mais qui me convient bien). Quelle politique ne prend pas en compte l’altérité ? Quelle politique ne s’intéresse pas au contexte dans lequel est apparue l’humanité, ni à ses relations avec les autres espèces ? C’est pourquoi pour moi une politique qui ne protège pas la vie dans sa continuité n’est pas digne d’être appliquée, écoutée, ni respectée.
Makery : Actuellement vous travaillez sur The Bad Weeds, une sorte de spin-off du G5 réalisé à partir d’un personnage clé du spectacle. Ce nouveau projet mixe pas mal de disciplines : musique, danse, théâtre, dans une forme libre, ouverte…
R.B. : Pendant le confinement, je me suis retrouvé seule enfermée chez moi, avec uniquement ce costume de « mauvaise herbe » qui apparait dans le G5. Cela m’a donné envie de créer quelque chose à partir de là. The Bad Weeds est également né suite à une longue période de travail très structuré autour de spectacles plutôt fermés (même si complexes), Homéostasis, Ergonomics et G5 / Coexistence. Après trois ans à tourner et travailler avec des équipes, sur des structures parfois lourdes, j’avais vraiment besoin d’un espace de liberté qui me permette d’exprimer des idées qui m’habitent depuis toujours et que l’on retrouve dans mes autres projets.
Makery : Après avoir vu votre première sortie de résidence au Théâtre des Ateliers à Lyon, on a l’impression que The Bad Weeds est une forme de radicalisation du discours parfois bien pensant que l’on entend à propos des problématiques environnementales aujourd’hui…
R.B. : Dans le discours écologique actuel il y a beaucoup de culpabilisation et un côté paternaliste qui m’insupporte. Avec The Bad Weeds je voulais prendre de la distance avec tout ça et proposer quelque chose de libre et d’optimiste. The Bad Weeds c’est un élan vital qui s’exprime. Cette union de plante et d’humain qui s’exprime, résiste et existe, c’est une vie hybride qui s’impose dans les interstices des espaces occupés par les humains. C’est une illustration de la vie des marges. Pour l’heure, je travaille dessus avec une comédienne, danseuse, chanteuse et musicienne Haini Wan. On en a fait une pièce étape de recherche (c’est même les balbutiements) mais aussi un clip vidéo, car The Bad Weeds rassemble toutes mes envies, créer un groupe, jouer live, faire de la musique, déambuler dans les festivals. C’est très libre en effet.
The Bad Weeds, Resist (2020) :
J’ai été très inspirée par Le petit traité du jardin punk d’Eric Lenoir. Le constat est qu’aujourd’hui c’est de plus en plus difficile de s’inscrire dans des démarches de rébellion et de révolte qui ne passent pas par la consommation. On nous propose de consommer juste, équitable, bio et responsable, mais finalement ce n’est que de la consommation. La plupart de ces moyens d’engagement sont devenus obsolètes, il faut en inventer d’autres. Il est difficile pour les citoyens de s’engager au delà des choix des consommateurs. Moi je pense que c’est dans les espaces interstitiels qu’apparaissent les démarches les plus créatives et rebelles. Ce n’est plus une question de révolte, mais de « comment tu produis concrètement la possibilité d’existence d’un autre monde » (à l’exemple des ZAD comme Longo Maï où j’ai vécu trois mois). Il faut inventer d’autres moyens d’occuper les terrains désaffectés, désinvestis. The Bad Weeds est un peu une métaphore de ce désir d’investissement dans l’action concrète : une mauvaise herbe qui n’a pas attendu les manipulations de l’humain pour exister et qui s’installe là où elle trouve de la place. C’est un symbole.
Le voyage de The Bad Weeds au Kepler’s Garden – Linz de Ars Electronica ce mois de septembre (en anglais) :
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