Makery

Risques et normes : mais « a-t-on le droit de faire ce que nous faisons ? »

Assemblage de visières chez WoMa. © Quentin Chevrier

Une équipe de sociologues de l’ENS Paris-Saclay dirigée par Volny Fages, maître de conférence, enquête depuis mars dernier sur l’engagement des makers durant la crise sanitaire. Ils se sont intéressés en particulier à saisir les enjeux qui ont entouré les tensions, les rapports de forces, les initiatives multiples concernant les normes relatives aux visières, autour de l’AFNOR notamment.

Par Volny Fages, Léo Chalet, Victor Chareyron, Maxence Dutilleul, et Emile Gayoso (ENS Paris-Saclay).

Les auteurs proposent ici un récit de ce qui s’est passé : l’implication de certains makers dans les discussions et l’élaboration de spécifications, les craintes de risques juridiques ayant conduit à la fermeture de la plateforme covid3D.fr, les réactions des industriels, des organismes notifiés, de la médecine du travail.

Le contexte de crise et le sentiment d’urgence qui traversait la société française entre la mi-mars et la fin avril 2020 sont essentiels pour saisir les enjeux normatifs liés à la fabrication et la distribution de matériel de protection par les makers. Pour la confection de masques en tissu, l’AFNOR réagit très rapidement. Dès le 27 mars, soit moins de deux semaines après l’annonce du confinement, des spécifications sont publiées et largement diffusées. Des patrons pour les modèles dits « bec de canard » et « à plis », des recommandations sur les tissus à utiliser et sur le matériel nécessaire à leur confection, autant d’informations précieuses qui serviront de guide, tout au long de la crise, à de nombreux.euses couturier.e.s, amateurs ou professionnel.le.s, bénévoles ou salarié.e.s, qu’elles.ils produisent seul.e.s pour leur entourage ou à plus grande échelle.

Visières fabriquées au Fablab de Corti. Crédit : Vannina Bernard-Léoni

Du côté de la fabrication de visières, le cadre normatif est plus incertain. Mais, dans un premier temps, au moins jusqu’à la fin du mois de mars, lorsque les unités locales de production se mettent en place et s’organisent, principalement chez des particuliers, la question de l’homologation des modèles produits et distribués se pose peu chez les makers. Ils en discutent peu sur les réseaux sociaux, et l’enjeu est alors davantage de savoir quel modèle de visière choisir, comment l’améliorer et le partager librement, afin qu’il soit à la fois facile et rapide à fabriquer (soit sur une imprimante 3D, soit, dans certains fablabs, avec une découpeuse laser) et conforme aux exigences du milieu hospitalier, à qui elles sont d’abord destinées.

Cette adéquation aux besoins des soignant.e.s se construit alors surtout localement, entre individus volontaires et motivés, directement entre makers et soignant.e.s sur le terrain. Dans ce contexte, les pratiques et discussions locales ont largement devancé les décisions institutionnelles centralisées, et l’incertitude normative n’a pas empêché l’action. Ne constituant que rarement des réponses à des demandes d’autorités institutionnelles, de nombreuses initiatives impliquant des soignants se déploient simultanément sur tout le territoire. Comme au CHU de Brest, où des makers, des ingénieurs, et des entrepreneurs co-construisent, avec des médecins et/ou des infirmier.e.s, le design de visières pour améliorer l’hygiène, l’ergonomie, et les procès de fabrication. Comme cela se passe à l’échelle locale, à bas bruit, les enjeux de certification, d’homologation, ou de normalisation paraissent alors très secondaires, aussi bien pour les personnels soignants impliqués que pour les makers.

Ponctuellement des questions liées à l’homologation des dispositifs en train d’être fabriqués se posent chez les makers, dès la fin du mois de mars, en particulier autour de la question de la responsabilité juridique en cas de contamination de porteurs.euses de visières. Des modèles de décharge à faire signer par les destinataires des dons circulent, certains makers les font effectivement signer au début de leur activité, puis cessent rapidement de le faire. Ailleurs, des “notes aux utilisateurs” sont jointes aux visières, précisant par exemple qu’elles “ne peuvent remplacer les masques FFP2”. Dans tous les cas, le contexte d’urgence, les remerciements émus de personnels soignants en souffrance, rendent difficilement audibles les quelques remarques qui émergent alors ponctuellement sur les réseaux sociaux pointant les risques juridiques d’une pratique alors largement perçue, du côté des makers, comme relevant de la solidarité et de l’entraide.

Du côté du Réseau français des fablabs (RFF), la question de l’homologation des dispositifs médicaux produits par les makers se pose très tôt et des contacts avec l’APHP sont noués, dès fin mars, dans l’espoir notamment de faire valider par l’institution des modèles de visières. Le 1er avril, l’APHP met en service un parc d’imprimantes 3D à l’hôpital Cochin, et, simultanément, un site internet (Covid3d.org) est créé afin de mettre en relation des soignants et des ingénieurs/fabricants. Le site permet également de mettre en place des processus de « validation » par l’APHP de dispositifs médicaux, parmi lesquels des visières, dont la possibilité reste ouverte qu’ils soient conçus par des makers. Le 10 avril, l’ANSM publie une « fiche d’encadrement », assouplissant les règles relatives à la fabrication de dispositifs médicaux en impression 3D, le temps de la crise, élargissant ainsi le spectre des activités de production dans les locaux de l’APHP. Mais, en dehors des quelques makers travaillant sur des projets complexes, tels que des projets de respirateurs ou de pousse-seringue, lesquels entretiennent déjà d’étroites relations avec les hôpitaux, ce dispositif de validation sera peu utilisé par les collectifs de makers, et les certifications par l’APHP resteront essentiellement confinées à l’APHP.

Source : RFFLabs

Conscients très tôt d’un certain vide normatif autour de la fabrication de dispositifs médicaux par les makers, et de l’insuffisance de cet outil mis en place par l’APHP, des représentants du RFF et du magazine Makery font circuler un texte, dès le 09 avril, dans le but de publier une tribune dans Le Monde, dans laquelle ils soulignent notamment le manque d’informations légales disponibles et l’inertie des pouvoirs publics.

Une des conséquences de cette tribune (qui paraîtra finalement le 20 avril 2020 dans Le Monde) sera l’intégration des makers, personnalisés par des représentants de plusieurs collectifs, aux discussions qui sont alors en train de se mettre en place autour des questions de normes.

Une première réunion est ainsi provoquée par l’AFNOR le 27 avril afin de travailler à la constitution d’un groupe de travail autour de l’élaboration de recommandations liées à la fabrication de visières. Plus d’une soixantaine de personnes y sont présentes, représentant, entre autres, les industriels de la plasturgie, les organismes notifiés (1), les services de l’Etat, ou encore, on l’a vu, les makers. Rapidement les discussions sont tendues, notamment entre les industriels et certains makers, l’objet de la réunion n’étant pas clairement défini. Du côté des makers, il s’agit alors de travailler à la production de spécifications sur le modèle de ce que l’AFNOR avait fait pour les masques en tissu, afin de garantir une certaine qualité aux visières produites. Du côté des industriels, la messe est dite et le groupe de travail n’a pas de raison d’être car ils savent que des instructions interministérielles ont été publiées le 23 avril, indiquant que les visières de protection sont des équipements de protection individuelle de catégorie 3 (EPI 3). Ceci imposera des modalités de certification très contraignantes, et payantes, passant par des organismes notifiés, des conditions que les makers seront incapables de mettre en œuvre (2).

Du côté de l’AFNOR, il s’agit de travailler à l’allègement de la norme EN 166, relative aux EPI 3, en espérant que les makers pourront entrer dans ce cadre normatif allégé (3). Mais les makers participant à la réunion rejettent cette qualification des visières en EPI 3, expliquant que l’usage des visières dans le cadre de la crise sanitaire n’a rien à voir avec l’usage de visières utilisées habituellement pour la protection des travailleurs (bâtiment, espaces verts…). Et ils poussent simultanément pour que, si certification il doit y avoir, cela puisse se faire sous la forme d’auto-certifications, sans passer par des organismes notifiés, quitte à mettre en place des bancs de tests, que les makers fabriqueraient eux-mêmes, par exemple dans certains fablabs correctement équipés.

Quelques jours après cette première réunion, le 30 avril, une « note d’information » est publiée unilatéralement par la DGE (Direction générale des entreprises) et la DGT (Direction générale du travail), allégeant la norme EN 166 en suivant les recommandations d’Eurogip. Pris de vitesse, le groupe de travail AFNOR est donc dissout, alors qu’il n’avait pas encore vraiment commencé à travailler. Les makers sont temporairement maintenus en dehors du jeu normatif.

Préparation de colis de visières chez Volumes dans le 19ème arrondissement de Paris à la mi-avril. © Quentin Chevrier

Suite à cette séquence, une montée d’inquiétude est palpable chez les makers, aussi bien chez les représentants ayant émergé au niveau national et participant directement aux discussions avec les pouvoirs publics, que chez les particuliers produisant depuis plusieurs semaines des visières sur leur imprimante 3D personnelle. Plusieurs pistes sont alors empruntées par les makers au courant des discussions avec l’AFNOR pour que cette qualification des visières en EPI 3 ne sonne pas le glas du mouvement de production de visières :
1. un petit groupe, centré autour du discord Entraide Makers, entreprend de concevoir un banc de test dans le but de certifier soi-même les visières selon la norme EN 166, même si cette certification n’est pas encore reconnue ;
2. un petit groupe se lance dans l’analyse des normes afin d’essayer d’éclairer les makers sur les risques réellement encourus ;
3. un petit groupe va continuer à travailler à la rédaction de spécifications pour les visières, d’abord avec l’AFNOR, puis en dehors.

Pour comprendre la suite de cette épopée normative, à laquelle va participer la petit groupe de makers qui continue à échanger autour de ces questions avec l’AFNOR et les pouvoirs publics, il faut remonter un peu dans le temps et identifier d’autres acteurs qui vont croiser leur trajectoire et modifier partiellement les données du problème normatif.

Mon atelier en ville – les petites mains à l’oeuvre. Crédit : Quentin Chevrier

Dès le 17 mars, parallèlement et indépendamment du mouvement des makers, plusieurs médecins alsaciens, dont un médecin du travail très actif, ont défendu l’idée de promouvoir une utilisation massive dans la population de dispositifs de protection, masques et/ou visières, destinés non pas à se protéger des autres, mais plutôt à éviter que le porteur ne contamine son environnement. Sans connaître encore le mouvement des makers, l’un d’entre eux, le médecin du travail, publie un tutoriel sur Youtube (avec plus de 200.000 vues fin juin) expliquant comment fabriquer soi-même une visière avec une feuille de PVC, une bande de tissu élastique et des agrafes. De plus en plus convaincu de la nécessité de promouvoir les visières et de « changer de paradigme » normatif, en passant de la protection de soi à la protection de l’autre, ce médecin du travail mobilise son réseau professionnel, en particulier dans le bâtiment, et parvient à convaincre de remettre en ligne une recommandation qui avait été suspendue par l’OPPBTP: une recommandation pour l’usage d’écrans faciaux en protection bilatérale de soi et des autres pour les professionnels du bâtiment. Les relations qu’il noue dans ce contexte le mettent en rapport avec l’AFNOR. Le contact est pris le 30 avril. Comme nous l’avons vu, le groupe de travail qui se constituait pour travailler à l’allègement de la norme EN 166 vient alors d’être dissout, mais le médecin du travail va changer temporairement la donne en redéfinissant l’objet de la discussion. En effet, en proposant de « changer de paradigme », le médecin propose également de changer le cadre normatif auquel rattacher les visières de protection fabriquées pour la lutte contre le virus. Plutôt que de les considérer comme des EPI (c’est-à-dire de les considérer comme protégeant leur porteur), ce qui a pour effet de les rattacher à la norme EN 166 préexistante, il s’agirait de les considérer comme des écrans, des protections pour l’environnement du porteur (par analogie avec les masques chirurgicaux, destinés à protéger le champ opératoire des postillons du chirurgien et non l’inverse). Et là, aucune norme n’existe pour les visières, ni en France, ni en Europe, ni à l’international. Pour l’AFNOR, c’est une occasion exceptionnelle. Produire une nouvelle norme c’est se positionner sur un marché très concurrentiel et très lucratif. Des experts sont rapidement mobilisés, l’enthousiasme remontant jusqu’au directeur général de l’AFNOR qui fera en sorte que le groupe de travail soit reconstitué afin de travailler à l’élaboration d’une spécification relative aux équipements anti-projections (EAP). La chaîne hiérarchique remonte alors même jusqu’au délégué interministériel aux normes, qui ne paraît pas alors s’opposer au projet et semble comprendre les enjeux, à la fois sanitaires et industriels, qui lui sont présentés.

Premier essayage de visière – à porter en plus du masque – crédit Quentin Chevrier

C’est dans ce contexte que les makers sont de nouveau contactés pour revenir à l’AFNOR dans un nouveau cadre et un nouvel objectif et qu’un petit groupe parmi eux va s’engager activement dans la rédaction de spécifications techniques. Le 9 mai a donc lieu une première réunion de ce nouveau groupe. Autour de la table (virtuelle), les experts de l’AFNOR sont bien sûr très enthousiastes, et les makers présents comprennent rapidement que cette nouvelle norme pourrait également leur être favorable. Ils identifient ainsi immédiatement dans la création de la catégorie EAP la possibilité d’ouvrir un espace pour l’auto-évaluation de leurs modèles de visières et, donc, de contourner la certification par des organismes notifiés (4).

Mais pour que le groupe de travail de l’AFNOR puisse élaborer une norme, il faut que le « tour de table » intègre une liste précise de parties prenantes, dont font partie notamment les organismes notifiés et les représentants des industriels. Or, si ces deux groupes participent aux premières réunions, ils ne semblent pas adhérer à la reformulation de l’objectif normatif autour des EAP. Peu sensibles aux enjeux industriels de production d’une nouvelle norme par l’AFNOR, ils n’ont aucun intérêt à fragiliser la norme existante (EN 166). Pour les industriels de la plasturgie, une nouvelle norme favoriserait la concurrence des makers. Pour les organismes notifiés, cela ouvrirait une brèche vers une généralisation de l’auto-évaluation, mettant ainsi potentiellement en péril leur modèle économique.

Mais le groupe commence malgré tout à travailler, et les parties prenantes les plus motivées multiplient les réunions pour faire avancer rapidement la rédaction de spécifications pour les écrans anti-projections. Cependant, peu avant la date prévue pour le rendu du document final, l’AFNOR annonce, le 14 mai, la suspension du groupe de travail. Plusieurs membres du groupe (en particulier les organismes notifiés, l’INRS, Eurogip, et la Direction générale du travail) viennent de se retirer, l’AFNOR évoquant explicitement leur réticence à l’idée, évoquée en réunion, « de laisser à l’utilisateur la possibilité d’évaluer lui-même, sans nécessité d’une intervention tierce, les caractéristiques d’un Ecran anti-projection, sur la base de critères prédéfinis » (5). Cette décision provoque alors une grande frustration et beaucoup de colère, aussi bien chez les makers, chez le médecin du travail ayant défendu le « changement de paradigme », que chez certains experts. L’expert international qui était en charge du groupe AFNOR et le médecin du travail proposent alors aux parties prenantes restant dans l’aventure de continuer à travailler sur des spécifications pour les EAP, mais cette fois-ci en dehors de l’AFNOR. Le petit groupe de makers continue donc à participer à l’élaboration d’un document, lequel sera publié le 1er juin. Grâce aux réseaux de certains experts ayant participé à sa rédaction, ce document est reçu avec enthousiasme par les organismes de production de normes aux Etats-Unis et en Australie. Par contre, il paraît dans une relative indifférence au sein des collectifs de makers qui, pour nombre d’entre eux, ont arrêté de fabriquer des visières.

Gilles et Antoine, binôme d’assembleurs de visières – Homemakers. Crédit : Quentin Chevrier

En effet, entre le 9 mai et le 1er juin, le contexte a radicalement changé du côté des makers fabricant des visières. Le petit groupe qui s’était engagé dans l’analyse des normes à la suite de l’échec du premier groupe de travail a publié, le 12 mai, une synthèse s’efforçant de présenter les risques juridiques encourus par les makers, à la lumière de leur compréhension de la réglementation. L’article est long, rédigé dans un style juridique relativement technique auquel beaucoup de makers ne sont pas habitués. Plutôt que d’apaiser les craintes, ce texte va échapper à ses auteurs et être à l’origine d’une panique. Mentionnant et discutant de la possibilité de poursuites pour travail dissimulé ou pour concurrence déloyale, le texte sera davantage lu comme un avertissement soulignant les risques encourus, que comme un ensemble de solutions destinées à contourner ceux-ci. Par exemple, à la lecture de ce texte, les fondateurs de la principale plateforme nationale mettant en relation makers et demandeurs de visières, rassemblant alors près de 10.000 makers, décident brusquement d’arrêter l’activité de la plateforme, ne souhaitant pas « que les Makers bénévoles qui font vivre cette plateforme soient poursuivis pour le non-respect de cette nouvelle réglementation » (6). Nous sommes le 15 mai et cette annonce va avoir des répercussions considérables dans la fabrication de visières chez les makers. Malgré de multiples démentis, par les auteurs de l’article de synthèse, par un article dans le quotidien 20 Minutes, par l’intervention de juristes sur les réseaux sociaux, et même par un tweet d’une secrétaire d’Etat, cette prise de conscience d’un risque juridique en complet décalage avec les moteurs de l’engagement des makers vient alors s’ajouter à une fatigue accumulée, à un manque de reconnaissance par la puissance publique, à des difficultés croissantes dans l’approvisionnement en matières premières, ou à de fréquentes difficultés financières et/ou familiales. C’est sur cette note amère que sonne alors l’heure de la démobilisation de nombreux « makers indépendants ».

Comment expliquer un tel échec à coopérer autour de cette production normative ? Des rapports de forces déséquilibrés entre les acteurs en discussion ? Certainement. Des arbitrages au plus haut niveau de l’Etat tranchant en faveur d’un certain immobilisme normatif ? Probablement. On peut sans doute également analyser cette séquence comme un échec de construction d’un « objet-frontière » (Star et Griesemer 1989 ; Star 2010). Sans entrer dans le détail d’une telle analyse, il nous semble pertinent de souligner qu’au fil de la crise, les normes EN 166 « allégée » et la norme à construire sur les EAP ont constitué des « objets » se situant à l’intersection de plusieurs mondes sociaux dans lesquels elles avaient un certain sens, étaient associées à certains enjeux, à certains risques, à certains espoirs. Dans le monde social des makers – qu’il faudrait, pour être précis, découper en sous mondes sociaux, en « segments » – l’« objet » norme peut être associé pour certains à la recherche d’une reconnaissance ex-post de la qualité du travail réalisé par les makers, à la régulation de la R&D produite par les makers eux-mêmes, à la lutte contre la mise sur le marché de matériel industriel de mauvaise qualité, à la construction des makers comme interlocuteurs légitimes auprès des pouvoirs publics (7), à la création d’une exception normative pour développer des processus d’open innovation en période de crise, ou encore au développement de projets antérieurs tels que la mise en place de systèmes de fabrication distribuée dans les territoires. Dans le monde social de l’AFNOR et des experts de la production normative, les « objets » EN 166 « allégée » et nouvelle norme EAP ne sont pas de même nature. Le premier n’a finalement qu’un intérêt limité alors que le second est associé à l’identification d’un vide normatif, source potentiellement importante de capital social et économique. Dans le monde de la médecine et de la médecine du travail, l’« objet » norme EAP est lui-même objet de controverse, associé à toute une infrastructure de conventions, de réglementations sanitaires, de nécessité de preuves scientifiques, reliées à des conceptions antagonistes de la gestion de la crise. Dans le monde des organismes notifiés, l’« objet » norme, tel qu’il est problématisé dans les discussions autour des visières, est rapidement associé à la menace de l’auto-évaluation. Enfin, dans le monde social des services de l’Etat, et en particulier à la DGE et à la DGT, cet « objet » norme, quel qu’il soit, est indissociablement associé aux questions de mise sur le marché, dans une perspective, d’abord, économique.

Alors que l’urgence de la crise semblait pouvoir conférer aux « objets » norme une certaine flexibilité interprétative en imposant un objectif partagé par tous ces mondes sociaux, celui de la protection des populations, l’alignement de sens n’aura pas lieu. Le manque de transparence sur les enjeux des discussions et l’incompatibilité irréductible entre les moteurs de l’engagement des acteurs du « tour de table » rendront impossible la coopération. Et malgré le travail acharné de certains acteurs, l’« objet » norme de deviendra jamais un « objet-frontière ».

Visières fabriquées dans le Vaucluse pendant le confinement.

Notes

1. Les organismes notifiés sont des organismes en charge de la réalisation de tests pour la certification de produits en vue de leur éventuelle mise sur le marché. En France, il existe de nombreux organismes notifiés, parmi lesquels l’APAVE, l’Institut français du textile et de l’habillement (IFTH), Aliénor, SOCOTEC…
2. Les EPI de catégorie 3 concernent généralement les dispositifs de protection telles que les visières protégeant les jardiniers lorsqu’ils coupent l’herbe, c’est-à-dire plutôt lorsqu’il y a des risques de projections d’objets massifs vers le visage (typiquement, dans la norme, une bille projetée à une certaine vitesse). La certification d’un modèle de visière par organisme notifié coûterait environ 1.700 euros et ne s’appliquerait qu’à un procès de fabrication garantissant une qualité constante des produits. Deux conditions difficiles à appliquer à la fabrication distribuée mise en œuvre par les makers.
3. La norme allégée, en ne rendant plus obligatoires certains types de tests, a pour but d’adapter la norme à des visières dont la fonction n’est plus de protéger d’objets massifs mais, dans le contexte de la pandémie, d’arrêter des postillons.
4. « Les perspectives sont très réjouissantes, même si on est encore au stade du document de travail, mais en gros on pourrait voir émerger une nouvelle catégorie de visière anti projection dite « EAP » dans lequel pourrait rentrer certaines de nos visières et qui nous exonérera de toute la réglementation des EPI. Plus besoin de test on pourrait le faire en auto évaluation si on a suivi les préconisations et qu’on respecte les exigences posées. Ce serait un peu l’équivalent la norme AFNOR pour les masques. » Extrait de discussion sur le Discord Entraide Makers, 9 mai 2020.
5. Extrait d’un courrier de l’AFNOR, daté du 16 mai 2020.
6. https://www.covid3d.fr
7. « c’est une chance inespérée de sortir de notre trou (et de se faire une légitimité) » (Compte Rendu de la réunion du 27 avril, discord Entraide Maker).

En savoir plus sur l’enquête de l’équipe de recherche en sociologie sur le site de l’ENS Paris-Saclay