Makery

ArtLabo Retreat : summer camp symbiotique à l’Ile de Batz

La Colonie du Phare depuis... le sommet du phare. © Makery

Makery organisait du 16 au 24 août à l’Île de Batz, dans le Finistère, son premier summer camp, sous l’appellation « ArtLabo Retreat ». Le rendez-vous était en effet conçu comme une rencontre du réseau ArtLabo et faisait partie de la série des événements Feral Labs Network, un programme Europe Créative auquel Makery participe depuis 2019. Roland Fischer, du Symbiont.Space à Bâle, revient pour nous sur son expérience à l’Île de Batz.

Chronique,

La périphérie est le nouveau centre. Et vice versa. Paris était presque vide à la mi-août, mais je n’étais que de passage. Trois heures de plus vers l’ouest, le TGV était bien rempli. La pluie m’a accueilli à Morlaix, une autre demi-heure plus tard, je me suis assis à la terrasse d’un café à Roscoff. L’air était salé, la pluie avait cessé, le temps change rapidement par ici. Destination l’Ile de Batz, coefficient de marée : maximal. Température : minimale.

Départ pour l’Île de Batz © Makery
L’ArtLabo Retreat se tenait à la Colonie du Phare de l’Île de Batz. © Makery

Une exception géographique, un lieu idéal pour une semaine d’échange avec des personnes de toute l’Europe travaillant sur des projets artistiques/scientifiques. C’est du moins ce qui était prévu avant que Corona ne nous frappe à sa manière symbiotique particulière. Bien qu’il s’est avéré que la Bretagne constituait une sorte de refuge – l’incidence du virus y étant parmi les plus faibles d’Europe –  de nombreux participants qui devaient venir de l’étranger avaient néanmoins décidé de rester chez eux, vu les restrictions sur les déplacements. On constatait que les Français avaient cependant choisi de venir en grand nombre – le littoral de la Bretagne n’a jamais connu de semaines de vacances aussi chargées.

Ainsi, parmi la foule de touristes, quelque 20 à 30 personnes ayant des intérêts qui diffèrent de la promenade et des bains de soleil, se retrouvaient sur l’île de Batz pour une longue semaine d’expériences et de discussions. Dans le cadre de ses activités au sein du réseau européen Feral Labs Network, Makery y organisait son premier summer camp : ArtLabo Retreat. Cette retraite était conçue comme une rencontre entre le réseau européen Feral Labs et le réseau français ArtLabo, ces deux réseaux partageant des pratiques de recherche-création au croisement Art/Société/Technologies.

Le phare en réfection, depuis la colonie © Makery
Excursion sur la côte nord de Batz. © Makery
Les repas collectifs, moments essentiels pour le moral de l’équipe © Makery

Déséquilibres fonctionnels

Le thème de la retraite : la symbiose, en termes très généraux. Des partenariats à long terme entre organismes, unissant différentes compétences ou aptitudes, donnent à l’ensemble d’un système une sorte de « mise à niveau » – ce qui vaut bien sûr pour de nombreuses pratiques artistiques, en particulier pour les projets à l’intersection de l’art, de la technologie et de la science.

Il était donc tout à fait approprié de commencer la retraite par une projection du documentaire Symbiotic Earth sur la vie de la biologiste de l’évolution Lynn Margulis. Margulis est une figure éminente de la biologie moderne. Mais au début de sa carrière, son idée audacieuse, bien que paraissant aujourd’hui en quelque sorte évidente – l’évolution n’est pas un processus continu, elle se fait parfois par bonds – fut souvent ridiculisée. Les aptitudes évoluent selon chaque formes de vie indépendantes, et quelque chose de totalement nouveau et de beaucoup plus intéressant émerge lorsque deux de ces « prototypes » fusionnent. Elle appelle cela la symbiogenèse. Au lieu de la vision mécaniste selon laquelle la vie évolue par le biais de mutations génétiques aléatoires et de la compétition, Margulis présente un récit symbiotique dans lequel les bactéries s’unissent pour créer les cellules complexes qui forment les animaux, les plantes et tous les autres organismes – qui constituent ensemble une entité vivante multidimensionnelle qui recouvre la Terre. Ce qui signifie également que les humains ne sont pas le sommet de la vie avec le droit d’exploiter la nature, mais qu’ils font partie de ce système cognitif complexe. Ou, comme le dit Margulis dans le film : « Les bactéries sont là depuis des milliards d’années, bien avant notre arrivée. Elles dirigent le monde. » On pourrait ajouter : les virus font certainement aussi partie de cet ancien empire. Ils pourraient même être les rois discrets de la symbiose, mais c’est une autre histoire.

Bande-annonce (en anglais) du documentaire « Symbiotic Earth » réalisé par John Feldman :

 

La projection était suivie d’une discussion menée par Xavier Bailly, chercheur du laboratoire Modèles Marins Multicellulaires de la Station Biologique de Roscoff, expert du héros symbiotique local : Symsagittifera roscoffensis, un ver marin qui ingère des algues pour les utiliser comme source d’énergie – un « animal-plante » vraiment exceptionnel du littoral breton. Sa présentation a suscité des discussions sur la symbiose par rapport au parasitisme. Qui exploite qui dans cette fusion de l’animal et des algues ? La symbiose est-elle toujours bénéfique pour les deux partenaires ? Surprise : il s’avère que selon Wikipedia, nous nous sommes trompés de symbiose depuis le début : La symbiose (du grec συμβίωσις, sumbíōsis, « vivre ensemble », de σύν, sún, « ensemble », et βίωσις, bíōsis, « vivre ») est tout type d’interaction biologique étroite et à long terme entre deux organismes biologiques différents, qu’elle soit mutualiste, commensitaire ou parasitaire.

Discussion autour de S. Roscoffensis et du documentaire « Symbiotic Earth ». © Makery

Ainsi, même les parasites peuvent être des symbiotes ? On dirait que la nature n’insiste pas tant que ça sur les accords consensuels. Xavier Bailly montrait quelques images prises dans son laboratoire exposant les algues sous des formes très « non naturelles ». On dirait presque qu’elles essaient constamment de fuir leur nouvel habitat à l’intérieur du corps du ver. Qu’en est-il des arts alors ? Comment s’arrangent les structures de pouvoir lorsqu’il s’agit de collaborations entre art et science ? Qui circonscrit qui dans ce cas ? Trop souvent encore, ce genre de projets est façonné par des hiérarchies cachées – il suffit de suivre l’argent. Et les scientifiques ont tendance à exploiter les arts pour leurs besoins – de vulgarisation, d’illustration, de créativité (alias « penser out of the box »). Dans ces contextes, les métaphores du mutuel et du parasitaire peuvent être utiles pour réfléchir aux cadres structurels et politiques des collaborations artistiques, alors que Margulis elle-même mettait en garde contre les dangers d’utiliser des concepts anthropomorphiques pour décrire ou analyser des phénomènes biologiques.

Le projet Roscosmoe, animé par Ewen Chardronnet (de Makery, ndlr), invitait les artistes Olivier Morvan et Miha Turšič et pousse l’histoire du Symsagittifera roscoffensis un petit pas (ou plutôt un grand saut ?) plus loin, dans l’espace. L’objectif du projet : raconter le voyage du Symsagittifera roscoffensis et les étapes de sa sélection comme « candidat cosmonaute » en vue de son éventuel départ pour l’espace extraterrestre. Faut-il voir dans l' »animal-plante » le parfait explorateur de l’espace, ne vivant que de l’énergie du soleil ?

Dessins autour du projet « Roscosmoe » par Olivier Morvan. © Roscosmoe Explication du vieillissement de l’alcool par ultra-sons © Makery

Energies férales

En parlant d’énergie solaire, l’Energylab, animé par Cédric Carles et Loïc Rogard de l’Atelier21, présentait des innovations fantastiques de l’histoire de l’énergie, des dispositifs précurseurs qui n’étaient pas considérés comme pertinents ou fiables à leur époque, qui n’ont pas trouvé d’utilisateurs intéressés ou qui manquaient d’une brique technique pour rendre le système efficace. Comme ils disent : « Inhaler le passé, Expirer le futur, Voler avec le soleil ». Un descendant récent des pionniers du vol solaire était également présent sur l’île. Suivant les conditions météorologiques, un vol du ballon solaire Aerocene Backpack de la Communauté Aérocène France avait été prévu, avec l’espoir d’emmener une caméra Go Pro en hauteur. Mais, comme nous l’avons déjà dit : la météo change rapidement ici, et après un moment de soleil, trop de nuages prenaient place, si bien que le ballon finissait par devenir un énorme jouet noir et surréaliste pour les enfants sur la plage plutôt qu’un équipement de recherche. Une variante qui fonctionnait cela dit à merveille.

Aerocene Backpack pour enfants ensauvagés. © Makery

Un peu plus tard, Joachim Montessuis invitait les participants à un groupe de réflexion, un groupe de discussion-débat éphémère sur l’art et la conscience, s’appuyant sur ses cours à l’Ecole Supérieure des Arts Décoratifs de Strasbourg sur le son et la spiritualité. Les méandres du dualisme : l’ego subjectif de l’artiste (ou même l’ego collectif) est-il encore une notion suffisante de nos jours ? Peut-on dépasser la binarité existentialiste de l’ego de l’artiste qui est maître de sa réalité et de son destin, afin d’en faire une expérience plus profonde ? Qui crée, pour qui, et à quel profit ? Et voilà que reviennent la symbiose et le parasitisme.

Présentation de Joachim Montessuis © Makery

Une spiritualité plus substantielle : j’avais décidé d’étendre mes expériences de maturation sonore aux liqueurs locales, en l’occurrence à du calva, en le traitant avec de fortes doses d’énergie ultrasonique. S’agit-il de chimie physique ou de charlatanisme de la succussion, comme le pratiquent les homéopathes ? Qu’arrive-t-il aux alcools forts lorsqu’ils sont stimulés par des ondes ultrasoniques ? Lorsqu’ils sont secoués très fort, de l’intérieur vers l’extérieur ? Il y a une tradition à ce sujet : « La couleur et la saveur du bourbon du Kentucky viennent du balancement de la navigation. Le bourbon était chargé sur les bateaux dans le Kentucky, et le temps qu’il voyage jusqu’aux gens qui l’achetaient, le goût s’améliorait ».

Explication du vieillissement de l’alcool par ultra-sons © Makery

Le documentaire de Margulis trouvait un écho surprenant deux jours plus tard dans Spaceship Earth, un film qui s’achève sur le partenariat le plus improbable du capitalisme tardif : Biosphere 2 et Steve Bannon. Dommage que les deux films soient terriblement conventionnels, artistiquement parlant. Des narrations à la première personne, des têtes parlantes. Certains des projets présentés proposaient pourtant des expériences quelque peu différentes et plus rhizomiques dans la pratique culturelle et technologique.

Bande-annonce de « Spaceship Earth » de Matt Wolf (en anglais) :

Radio Ile-de-Batz

Une équipe de membres de MyOwnDocumenta (Corisande Bonnin, Charlotte Imbault, Dominique Petitgand) avait également rejoint le camp éphémère, MyOwnDocumenta (une revue en ligne de journaux d’artistes hébergé par David Guez) étant un groupe qui s’accorde sur le fait que le processus est sans doute plus important que le résultat final – ce qui était certainement le cas dans les discussions du réseau ArtLabo, animé par Julien Bellanger et Catherine Lenoble. Leur atelier a eu lieu toute la semaine dans l’atelier de la colonie de vacances, un espace magnifiquement étrange rempli de jouets, d’accessoires de peinture, de restes de vacances. Là, les hôtes invitaient tous les participants à discuter et à tester des outils et des pratiques liés à la documentation et au récit de nos expériences vers une plus grande autonomie numérique. En cours de route, la colonie de vacances est devenue une station de radio éphémère, diffusant sur Pi-node. Envoyer des signaux dans l’obscurité. Tout comme le phare sur la colline au-dessus de la colonie, où le projecteur tournait et tournait, faisant clignoter son message vers les mers noires. Mais attendez, peut-on dire qu’il y à un signal même quand il n’y a personne pour le voir ?

Quand ArtLabo pense construction de programme pédagogique © Makery
Plateau radio improvisé. © Makery
p-node.org

En savoir plus sur ArtLabo Retreat.

ArtLabo Retreat fait partie du Feral Labs Network, cofinancé par le programme Creative Europe de l’Union européenne.