Les 48h de Stadtwerkstatt à Linz: “Moins c’est plus”
Publié le 21 septembre 2020 par la rédaction
« Off of the off » ou « off very in » du festival Ars Electronica, les 48 heures d’extravagance organisées par le centre contre-culturel Stadtwerkstatt depuis 6 ans sont devenues un refuge pour ceux qui délaissent les mondanités. Makery a rencontré Tanja Brandmayr et Franz Xaver, qui y travaillent chaque jour pour entretenir son esprit unique.
Pour beaucoup de gens, se rendre à Ars Electronica à Linz en septembre signifie assister à des expositions et des conférences, se mettre en réseau et faire sa propre promotion, s’interroger sur la pertinence des prix et des installations extérieures, aimer ou détester la soirée de gala. Mais depuis six ans, c’est aussi l’occasion de passer 48 heures dans le centre culturel historique Stadtwerkstatt (STWST), à côté du centre Ars Electronica, dans le quartier Alt-Urfahr sur le Danube. Pendant deux jours, tout le monde peut y prendre un verre, y manger, faire de nouvelles rencontres, participer à des discussions, des excursions ou des ateliers, voir des installations, des spectacles ou écouter de la musique. Pour sa 6e édition, en cette année de pandémie, le programme des 48 heures élaboré par Stadtwerkstatt en collaboration avec l’artiste Shu Lea Cheang (qui a également co-initié STWST48 en 2015 et fait partie de l’équipe de curation/production du STWST depuis lors), le thème était « More or less ».
Sur le site web dédié, Stadtwerkstatt « pose des questions sur les situations ‘Plus’ ou ‘Moins’, les zones de non-égalité, les zones de contre-valeur et les jeux à somme non nulle du futur ». « Au milieu d’un nouveau rien, nous construisons un décor entre PLUS et MOINS pour distribuer des contenus critiques, des artistes et des producteurs critiques pour négocier des conditions qui font la différence ». Après plusieurs visites dans le passé, Makery a été heureux de constater que malgré la recommandation « ne venez pas » du Festival Ars Electronica 2020, l’évènement des 48h se déroulait toujours comme prévu à Linz. Sur le chemin du festival Schmiede à Hallein, nous n’avons pas pu résister à faire le détour, avec une question en tête : Comment les gens restent-ils vivants et turbulents dans cet épicentre de la culture alternative à Linz en ces temps de Corona ? Tanja Brandmayr et Franz Xaver ont répondu.
Pouvez-vous nous parler de l’histoire de STWST et nous dire quand vous avez personnellement rejoint le projet ?
Tanja Brandmayr : STWST a 40 ans (nous l’avons fêté l’année dernière). Cela a commencé comme un espace autonome, animé par la scène des jeunes artistes en 1979. Les relations entre art et média ont joué un rôle pertinent dès le début, particulièrement les premiers projets d’art nouveaux médias des années 1980 et 1990 sont bien connus, mais également d’autres projets. Mais dès le début, c’était une scène très mélangée, avec un fort aspect social. Maintenant, il y a des livres sur l’art et le chaos en 1982, ou autre (rires). Pour parler de l’aspect social, par exemple, certaines femmes sont venues y chercher un abri pour échapper à leurs maris ou pères violents. Le quartier de STWST était très conservateur à l’époque. STWST est devenu célèbre très tôt grâce à ses projets artistiques et à leur dimension sociale.
Franz Xaver : Je fais partie de STWST depuis dix ans. Nous avons lancé le bateau Eleonore à la même époque. Nous avons acheté le bateau pour un euro symbolique sur Ebay. Le projet consistait à inviter des artistes internationaux en résidence pendant l’été. Cette année, nous exposons 10 ans d’activités. C’est un lieu où nous pouvons parler ensemble. Le bateau a dû être déplacé récemment vers un nouvel endroit, dans la zone de l’estuaire entre la rivière Traun et le Danube. J’ai fait beaucoup d’art technique et radio dans le passé, des ondes courtes aux micro-ondes, toutes sortes d’ondes étaient impliquées dans mon travail. Les ondes courtes fonctionnent très bien sur le nouveau site d’Éléonore, peut-être à cause des champs électromagnétiques à proximité. Grâce à une balise WSPR que j’ai réalisée, nous atteignons l’Australie, la Nouvelle-Zélande avec 0,5v. C’est une bande de 40m, 7 MHz. Nous sommes également en contact avec le Stubnitz sur une très petite bande, la largeur de bande est de 6 Hz. Nous transmettons également par une antenne parabolique standard.
Tanja Brandmayr : Je travaille systématiquement pour le magazine « Versorgerin » depuis 2008 et j’avais des connexions au travers de projets artistiques. Je suis devenue membre du bureau en 2014 et parallèlement je peux depuis développer mon propre champ de recherche que j’appelle Quasikunst. Tout bien pesé j’aime travailler ici parce que nous recevons beaucoup d’influences de l’extérieur, bien sûr celles des nouveaux contextes artistiques, mais aussi de la situation nocturne, avec le club, nous en savons beaucoup sur les problèmes sociaux qui ne sortent que la nuit, quand vous êtes très directement en contact avec eux. Nous avons également un espace extension de stockage des œuvres d’art depuis trois ans. C’est un très grand bâtiment que nous avons eu la chance d’obtenir pour pas cher, où nous retravaillons beaucoup toutes ces archives, bien que nous manquons d’argent pour faire un gros travail, mais nous le faisons de manière constante. C’est vraiment impressionnant de voir ces vestiges de 40 ans d’histoire… Ce ne sont pas seulement des pièces d’artistes art et médias, mais aussi de l’histoire sociale, l’histoire de la ville, l’histoire des contre-cultures. J’aime cet mixture critique globale, toujours réelle et pertinente de nos jours.
Cette année, vous avez donc mis un champ de maïs sur la place devant STWST et le Ars Electronica Center. Pouvez-vous nous expliquer pourquoi ?
Tanja Brandmayr : Comme vous pouvez le voir, il a une certaine présence, il est très visible quand vous venez, à la fois de l’extérieur et de l’intérieur de la maison. L’idée a pris corps pendant la situation Covid en mars et avril, parce que toute la maison, tout l’espace avait été fermé pour les événements musicaux. La plupart d’entre nous restaient à la maison, mais certains étaient ici et poursuivaient des activités. Presque dès le premier moment l’idée a émergé d’utiliser la maison différemment, nous nous sommes demandé comment utiliser la maison vide, comment travailler avec cette situation de néant… et puis, nous avons eu cette idée de la « cathédrale du néant », comme titre de travail. Donc, même si nous nous retrouvions amenés à fermer en septembre, nous pourrions toujours travailler avec la maison vide, et même si nous ne pouvions permettre qu’à un public limité d’entrer, de circuler et de sortir, nous étions sûrs de pouvoir nous en sortir avec cette situation, en travaillant sur cette situation de vie. Nous avons fait beaucoup de plantations au printemps, y compris un peu de maïs. Nous avons dû faire face à cette situation de « oui ou non », à cette idée d' »art post-média » et tout ce que cela implique, cette question de notre nature qui est de communiquer et d’informer, de la façon dont l’information circule.
D’une certaine manière, l’idée de planter du maïs est revenue lorsque nous avons commencé à travailler avec l’idée de « plus ou moins », « Stadtwerkstatt plus ou moins ». Nous aimions l’idée d’avoir cette image de monotonie, de nature-culture monotone, car les champs de maïs sont très vastes, mais aussi très industriels et monotones. C’est l’une des premières plantes cultivées, et nous avons fait beaucoup de recherches sur l’histoire du maïs, c’est aussi une plante migrante qui a voyagé dans le monde entier. Nous avons beaucoup aimé l’idée d’avoir la nature dans la maison, mais pas la nature sauvage et romantique, la très monotone, la très exploitée. C’était l’idée principale, et quand nous en avons parlé à notre communauté, tout le monde a dit : « Oh, les champs de maïs, mon enfance ! Traverser les champs de maïs, entendre le vent, etc. » C’est donc aussi très émouvant pour tout le monde, et cela m’a vraiment surprise. On se perd dans un champ de maïs, c’est totalement désorientant, quand on est au milieu, quand on doit décider du chemin à prendre, il faut continuer tout droit, sinon on n’en sort jamais (rires) !
Franz Xaver : A propos du thème « Plus ou Moins », pour moi le problème est qu’aujourd’hui nous avons trop d’informations. Nous ne pouvons pas assimiler autant d’informations dans notre cerveau… L’idée est que notre contenu devrait « diminuer » et que moins d’informations pourrait être plus d’informations. C’est très important pour l’avenir, car nous sommes tous complètement surchargés d’informations. Pour moi, c’est le sens de ce que nous avons donné ici, avec ce thème.
Mais STWST est connu pour sa station de radio locale et le serveur d’art et de culture servus.at ?
Franz Xaver : J’ai commencé à STWST avec l’InfoLab, je travaillais avec l’information… Et maintenant cette tendance avec tous ces labs, future labs, hacklabs, fablabs, etc… En fin de compte, tous ces labs sont des laboratoires d’information… et ce qui se trouve dans l’information est si important… C’est pourquoi nous essayons de présenter des choses « sans données » (rires). Vous avez vu nos salles avec toutes ces plantes : ce sont les informations de l’évolution. L’information vient de l’évolution. Mais oui, nous avons deux projets de radio ici, et même pour eux, nous essayons de travailler avec moins d’informations. Seulement quelques bits et octets.
Pouvez-vous expliquer les différentes itérations du maïs – le champ, la maison du pop-corn, la salle d’ensilage avec le maïs déchiqueté ?
Tanja Brandmayr : Ici, nous ne nous contentons pas d’inviter des projets et de faire de la curation de manière conventionnelle, nous nous concentrons également sur la production et sur ce mélange d’art, de culture et de sphère sociale, qui ne sont pas spécialement des idées « artistiques ». C’est un point très important pour une communauté comme la nôtre. C’est maintenant la 6ème édition de STWST 48h, chaque année elle se développe, et je pense qu’elle fonctionne assez bien. Mais cette année, c’était très spécial, parce que toute cette histoire de maïs est devenue un projet très solide pour la maison, l’expertise de chaque personne qui a travaillé ici est venue d’une manière très différente, c’est une des raisons pour lesquelles je l’aime tant.
Il y a donc des variations qui sont venues de la maison : nous avons ce thème de « diminuer » comme le dit Xav, et nous avons à nouveau ce thème du mycélium, que nous avons eu pendant des années avec la Mycelium Network Society. J’ai personnellement travaillé sur l’ensilage de maïs fermenté, parce que j’aime l’idée de mettre en scène un matériau qui se transforme tout seul, où nous n’intervenons pas. Il y a quelques années, j’ai utilisé un énorme bloc de glace, il a fondu, il s’est transformé tout seul. Avec cet ensilage en fermentation, c’est aussi le thème de la transformation et de la fermentation, avec les bactéries, il se transforme vraiment tout seul, et il est en quelque sorte lié à cette entropie : si nous ne faisons rien, il se réduit à un certain stade de lui-même quand il n’y a aucun apport en énergie. Cela fait donc partie de la connexion d’ensemble. J’ai mené des réflexions sur comment mettre en scène de la matière dans des projets antérieurs, c’est la continuation de cela avec l’ensilage du maïs.
Et la maison du pop-corn ?
Tanja Brandmayr : C’était aussi une décision d’avoir deux projets d’artistes associés. L’idée de la maison du pop-corn en verre « Shirley Tempel » est venue de Freundinnen Der Kunst (Les Amies des Arts – un jeu de mots en allemand), un collectif féministe. Elles travaillent ici en ville depuis 20 ans, et sont bien connues dans les pays germanophones. Elles ont une série de maisons en verre, qu’elles appellent Glashausfantasien. J’ai eu l’idée qu’il pourrait y avoir des liens, que cela pourrait correspondre à ce que nous faisions avec les plantes. Elles se sont emparé du thème et ont inventé leur truc avec le pop-corn, que j’aime bien personnellement, parce que pour moi le pop-corn est lié au cinéma ! Et quand on parle de monotonie de la nature et de la culture, on a aussi cette industrie cinématographique et ce domaine culturel qui nous entoure.
Parlez-nous un peu plus de la salle de concert transformée en une sorte de piscine ?
Tanja Brandmayr : L’idée de la piscine est venue de Nani Cooper et Andreas Ullrich. C’est un projet qui est venu de l’extérieur. Il est également arrivé très tard, mais c’est très bien que nous ayons pu en discuter après avoir décidé de remplir la maison de plantes. Nous avons aimé l’idée de proposer le contraire : un vide complet dans la salle de concert du premier étage. Le projet s’appelle « The Only Good System » et il se distingue également par son cadre, le son énorme venant des quatre côtés. Cela me convient parfaitement car nous avons au rez-de-chaussée une sorte de « plus » avec les plantes, et puis vous montez et là vous avez « moins ». Cela nourrit l’idée de « cathédrale du néant » – c’est encore un titre provisoire – et nous aimons les variations de nature différente qui existent ainsi dans la maison. J’aime aussi ce titre parce que l’installation est très centrale au lieu, mais pas si abstraite. Je pense que chaque projet est très abstrait et repose sur une très bonne recherche, mais nous accueillons dans cette salle un public très varié et, pour moi, c’est formidable de voir les gens venir boire un verre et être attirés par quelque chose qui les touche de manière très immédiate ou directe, sans qu’ils aient à se demander « Que devrions-nous penser de ce projet ? » Il y a du son, de l’odeur, c’est très direct, et je pense donc que c’est une sorte d’attraction, surtout à notre époque où il y a tant de streaming et d’écrans numériques.
Vous avez donc travaillé plus localement cette fois-ci ?
Tanja Brandmayr : Nous avons toujours travaillé à l’international, et il n’était pas question de ne pas le faire. Nous avons donc lancé un appel à participation, mais il est vrai que le programme a un peu à voir avec la situation Corona, car nous ne pouvions pas faire venir des gens par avion de très loin. Et comme nous l’avons planifié en avril et mai et que personne ne savait ce qui se passerait en été, le programme final est très pragmatique d’une certaine manière. Dans les cercles artistiques, nous voyons toujours les mêmes personnes circuler, mais ce que vous voulez voir quand vous êtes dans une ville, c’est ce qui se passe dans la ville.
Donc certaines choses sont possibles. Vous n’avez pas dit « ne venez pas, ça va être en ligne », comme les « jardins » d’Ars Electronica ?
Tanja Brandmayr : Je trouve ça cool, peut-être à l’opposé des grandes institutions, d’avoir un contact direct avec les gens et les artistes, et ça se passe mieux quand les gens sont là. D’abord on peut parler plus directement. Nous vivons habituellement en contact direct. Par exemple, le fait de cuisiner ensemble est un très fort facteur de construction sociale. Je me souviens qu’il y a trois ans, nous avions ce thème du « sommeil ». Nous avons établi des contacts quatre mois avant les 48 heures avec le centre médical de l’Université Kepler, et un médecin très gentil a commencé à venir à STWST chaque mois, nous avons également dîné avec lui, il nous a expliqué sur quoi il travaillait scientifiquement, nous lui avons dit ce qui nous intéressait artistiquement, tout cette complexité de l’inconscience, et il nous rend encore visite aujourd’hui. Les choses se passent différemment quand vous avez un contact direct. Les choses sont très vraies quand vous les faites comme ça.
Franz Xaver : Nous avons un projet de streaming qui envoie des images d’une webcam immergée au fond de la rivière Traun vers un satellite qui les transmet en Inde, au Spitzberg, en Antarctique, partout. Vous pouvez recevoir les images de n’importe où dans le monde.
Tanja Brandmayr : Nous diffusons un flux de streaming depuis le fond de la rivière. il y a une vraie dramaturgie quand trois poissons s’approchent de la caméra (rires) !
En savoir plus sur la sixième édition des 48h de Stadtwerkstatt.