Delia Millan est la directrice et fondatrice du Fablab Cuenca. Récemment sélectionnée par le principal programme d’échanges professionnels du Département d’État des Etats-Unis pour représenter l’Espagne à l’International Visitor Leadership Program (IVLP), elle revient pour Makery sur la réponse maker et citoyenne dans sa région pendant la crise sanitaire.
Makery et MCD se sont associés au site Covid-Initiatives dès les premières semaines du confinement en mars. Aujourd’hui le site a donné naissance à l’association Solidaires pour Faire et cette dernière travaille avec L’Atelier des chercheurs et leur outil « do*doc » pour collecter des récits de la mobilisation des makers et fablabs. C’est dans ce contexte que Thomas Sanz a engagé cet été une enquête sur la mobilisation en Espagne. Ce récit en fait partie.
Comment tout a commencé ?
Le 13 mars, l’état d’urgence a été déclaré en Espagne à cause de la pandémie de Coronavirus. Au Fablab Cuenca nous avons pris connaissance des informations nous arrivant d’Italie, qui nous avertissaient du manque d’EPIs. Après avoir parlé avec certains membres du réseau des fablabs en Espagne, notre équipe a décidé de s’unir à l’action citoyenne de résistance maker face au défi mondial du COVID-19.
Au travers de cette action solidaire et en accord avec nos valeurs, nous voulions contribuer de manière totalement désintéressée, en mettant à disposition nos connaissances et nos outils de fabrication au service de la société. L’unique objectif était clair : aider dans la lutte au moyen de la « fabrication locale » de n’importe quels objets ou dispositifs demandés par les centres de santé les plus proches.
Sans hésiter le 14 mars, nous rejoignions le groupe national “Coronavirus makers” qui se formait au travers d’un groupe Telegram, réunissant des personnes aux profils variés et avec des expériences en médecine, en biotechnologie, en impression 3D, en design industriel, et qui avaient comme point commun le désir d’apporter leur soutien. Au travers de ce groupe, nous avons commencé à nous organiser, à échanger la connaissance et l’expérience de manière rapide et presque sans discontinuité (lire à ce sujet notre compte-rendu la mobilisation en Espagne, ndlr).
Comment avez vous commencé à produire du matériel ?
Ce groupe ouvert à toutes personnes désirant le rejoindre, a grandi en très peu de jours. Pour organiser au mieux les efforts, nous nous sommes divisés par communauté autonome, puis par province. En quelques semaines, le groupe national comptait plus de 16 000 participants coordonnés par communautés autonomes, connectées au travers de groupes de travail bénévoles.
L’équipe du Fablab Cuenca, coordonnée avec toute la province de Castilla la Mancha, a concentré ses efforts sur la gestion de la production du groupe Makers Cuenca (qui a réuni 140 participants) et mis en place un réseau logistique efficace, pour livrer les objets fabriqués le plus rapidement possible aux centres médicaux, aux résidences de personnes âgées, aux travailleurs sociaux, à l’hôpital Virgen de la Luz, et partout où ils étaient demandés. Nous avons créé la page www.makerscuenca.es qui regroupe tous les designs et les archives de travail de notre communauté locale, où vous pouvez trouver toutes les ressources open source des projets.
Nos principales activités ont été la fabrication des visières de protection individuelle, en impression 3D et à la découpeuse laser, ainsi que le design de « protège-oreilles » et d’autres objets comme les « ouvre-portes ».
Quelle a été votre relation avec les autres acteurs locaux ?
Au Fablab Cuenca un autre groupe de design et de développement a été créé avec la collaboration du personnel médical de l’hôpital, orienté vers la fabrication et les tests de pièces adaptées aux masques de plongée, à l’instar de nos collègues italiens.
Il faut souligner la réponse citoyenne que nous avons reçu dans notre province : la communauté maker n’a pas hésité à mettre en marche les imprimantes 3D. Les entreprises ont participé à l’effort avec leurs découpeuses laser. La délégation de l’éducation a mobilisé les professeurs pouvant fabriquer des visières au moyen d’imprimantes 3D ou de plastifieuses artisanales. Et les particuliers ont donné du matériel nécessaire à la fabrication. La Croix Rouge, les agents de mobilité, les ambulances et la Protection Civile ont mis leurs ressources à disposition pour faire parvenir les visières et les matériels à toutes les personnes qui en avaient besoin. Nous tenons à remercier publiquement toutes les personnes ayant collaboré et mis leur cœur à lutter contre le manque d’EPIs durant les pires semaines de la pandémie.
Tout s’est organisé sur la base de l’humanité et de la solidarité citoyenne, en comptant sur les contributions et sur la gentillesse des gens. L’appel qui a été fait était : « si tu souhaites aider ou que tu disposes d’imprimante 3D chez toi, n’hésites pas à te mettre en contact avec nous et nous te connecterons au groupe de travail, nous ne prenons pas d’argent, seulement du matériel ». Au travers de ce simple texte et de l’implication des gens, nous avons réussi à coordonner ce réseau incroyable de personnes qui ont tenté de protéger ceux qui nous protègent.
Cela parait évident lorsqu’on le raconte ainsi, mais ce n’est pas le fruit du hasard, comme l’a dit notre ami Juan Carlos du réseau CREFAB : « les Fablabs ont eu plus de 10 ans pour se préparer à faire presque n’importe quoi, et durant cette pandémie, il en a été ainsi. Nous avons étudié, désigné, coordonné, fabriqué, distribué et organisé de manière professionnelle un réseau local afin de couvrir en quelques heures les carences que la pandémie avait mises à la lumière du jour ».
Beaucoup sont entrés dans les groupes de travail sans avoir beaucoup d’expérience dans l’impression 3D, et ont trouvé l’appui technique de l’équipe du Fablab Cuenca et d’autres makers pouvant résoudre les problèmes avec les machines, les archives, ou n’importe quelles difficultés qui apparaissaient, que nous pouvions traiter en tant qu’experts.
Il faut souligner que le village de Minglanilla a acheté trois imprimantes 3D et a imprimé des visières pour toute la région, avec le projet de donner ces machines au centre éducatif du village pour que les enfants puissent les utiliser une fois l’épidémie terminée.
La société a pu démontrer trois choses : premièrement que la citoyenneté unit sans autre intérêt que le fait d’aider, deuxièmement qu’elle peut déplacer des montagnes et troisièmement qu’il est possible d’utiliser la technologie pour fabriquer des choses réellement utiles. Nous pouvons mesurer le grand potentiel social et l’importance que représentent la démocratisation de la connaissance pratique, et le savoir de « comment fonctionnent les choses ».
Dans le monde capitaliste dans lequel nous vivons, le défaut de production mondiale nous a pris par surprise, tout en nous laissant sans capacité industrielle de fabriquer nos propres équipements de protection ou nos respirateurs. Nous avons pu voir comment le talent d’innovation et de développement de la communauté maker, aidée par l’« armée des citoyens » et l’impression 3D, ont pu faire arriver rapidement le matériel dont avait besoin les personnels de santé.
Les jours passaient vite, la situation était de plus en plus désespérée, nous recevions toujours plus d’appels et toujours plus de personnes nous demandaient de l’aide afin de faire face à la situation avec un équipement insuffisant, voire inexistant. Nous étions devant une question de vie ou de mort, beaucoup de nos personnels de santé en première ligne couraient le risque permanent de contracter et de transmettre le virus.
Le 20 mars, nous avons reçu l’appel de Miguel Ángel Valero, député en charge de la culture, pour nous proposer l’aide et la collaboration de la mairie et de la députation de Cuenca. Nous avons immédiatement coordonné nos efforts avec les institutions publiques de notre province. Ils ont immédiatement acheté du filament d’impression 3D et des plaques de de plexiglas pour la découpe laser pour soutenir le mouvement.
À partir du 27 mars, nous nous sommes coordonnés avec la mairie pour utiliser son personnel et organiser le réseau logistique de récupération et de livraison de visières dans la capitale et dans la province de Cuenca avec ses véhicules et avec l’aide des agents de mobilité, de la protection civile et des chauffeurs de la députation. Pour la collecte et la livraison de matériel, il faut souligner le travail de chaque instant des volontaires de la Croix-Rouge, qui ont mis les matériels à la disposition de toute la ville.
A qui était destiné la production ?
Les hôpitaux et les centres médicaux (personnels de santé en général), résidences de personnes âgées, travailleurs essentiels, et grand public.
L’équipe du Fablab Cuenca a travaillé entre 15 et 16 heures par jour pour être en mesure de coordonner ce réseau provincial de makers, d’institutions, de citoyens et de soignants. Il fallait prendre des décisions rapidement et pertinentes à tout moment. Après avoir obtenu la participation à la fabrication de visières de la multinationale MAHLE Nagares de Motilla del Palancar à Cuenca, que nous avons confirmé qu’elle pouvait les fabriquer avec ses machines à injection, il nous restait à réussir le design d’un moule pour les produire « contre la montre », ainsi que la situation de plus en plus dure l’exigeait.
Nous avons pris contact au sein de notre réseau de Fablabs avec les camarades de Espacio Open qui à travers Covideuskadi, nous ont mis en contact avec l’usine Fabrica @Maier en Bilbao, qui avait déjà débuté la production de visières 24h/24 à partir du design réalisé par la communauté maker. Ainsi, en moins de 24 heures, les techniciens ont eu un design pour commencer l’adaptation et la préparation du moule.
La Députation de Cuenca a acheté le moule et le matériel nécessaire pour fabriquer les visières par techniques d’injection, beaucoup plus rapides et efficaces pour une production à grande échelle. Jusqu’à maintenant, ils ont fabriqué 40 000 visières. La collaboration et l’implication entre les équipes du Fablab Cuenca, de l’usine MAHLE, de la Députation et de la mairie de Cuenca, ont été exemplaires pour la fabrication de visières, que les commerçants locaux ont récupéré directement et gratuitement dans le bâtiment de la députation.
Quelles ont été les difficultés que vous avez rencontré ?
Nous avons commencé à comprendre que le rythme de fabrication n’était pas suffisant pour pouvoir fournir à l’ensemble de la province le nombre de protections nécessaires. Il fallait impliquer les usines locales pour pouvoir réellement réaliser une production massive. Nous avons commencé ce travail de médiation par l’intermédiaire de Miguel Angel Valero, qui nous a permis d’entrer en contact avec les usines locales.
Pour conclure, qu’est-ce que vous avez appris de cette aventure ?
La communauté de Makers Cuenca a fabriqué un total de 8000 visières en 7 semaines de travail bénévole, réparties entre la capitale et les villages. Cette collaboration nous a permis entre autres de réussir à faire parvenir les visières aux personnels soignants et aux commerces de la région de Cuenca qui ont repris leur activité durant la phase de désescalade.
La situation s’étant calmée, la remise en route des usines nous a permis de terminer ce marathon des 7 premières semaines en tant que coordinateur du mouvement Coronavirus Makers à Cuenca. Nous pensons que le moment est venu d’arrêter cet effort titanesque que nous avons tous fait, et de poursuivre nos activités pour analyser comment nous pourrions nous adapter à la nouvelle situation mondiale.
L’équipe réduite de Cuenca qui a réalisé les tests avec l’hôpital pour adapter les masques de respiration reste cependant toujours active, avec pour objectif de finaliser la validation de pièces et la documentation nécessaire pour le transfert de cette connaissance « ouverte » à d’autres pays. L’équipe a été coordonnée par Mickael Pitarressi, accompagné de Daniele Padovano et d’Angel Estvan Rubio. Ils ont pu bénéficier de la collaboration de Miguel Poyatos et Diego Millan, et ont réussi à se coordonner avec l’équipe médicale grâce à la docteure Elisa, cheffe de pédiatrie.
Il faut noter que Cuenca est l’un des quelques exemples d’organisation dans la réponse maker face au COVID-19 qui a pu gérer et coordonner les différents efforts locaux impliquant des groupes de makers, des institutions et des entreprises. La réponse citoyenne en Espagne est regardée avec beaucoup d’intérêt et d’admiration par les différents pays qui malheureusement sont en train de vivre les pires moments de la pandémie. Beaucoup d’entre eux nous ont contactés pour copier notre modèle et pouvoir apprendre de lui.
Enfin, je souhaiterais également remercier toutes les personnes qui ont joué un rôle clef en nous aidant à mobiliser la moitié du pays afin que nous puissions protéger en un temps record ceux qui nous protègent. Grâce à tous vos messages de remerciement, nous savons que notre effort a été vraiment utile.
Nous souhaiterions terminer sur une petite réflexion, car nous commençons à voir combien de personnes considèrent qu’un autre monde est possible : si nous essayons tous, grâce à la collaboration citoyenne, nous pouvons contribuer à améliorer les choses. En tant que société nous avons pu mobiliser le « bon côté » de la technologie, en utilisant les possibilités de la fabrication digitale. Dans ce cadre, les idées et les designs créés par ordinateur peuvent se matérialiser en objets réels au travers d’une production personnelle qui peut réellement être utile, au point de pouvoir sauver des vies. Certains d’entre nous le savaient déjà, mais désormais le reste de la société a pu comprendre la signification de notre phrase : « Un lieu dans lequel il est possible de fabriquer (presque) n’importe quoi ».
Tous les habitants de Cuenca ont pu utiliser et comprendre d’une manière pratique l’outil puissant que représente le fait d’avoir un espace comme le Fablab Cuenca. Tous les citoyens ont pu faire usage de ce que nous sommes, expérimenter le partage de la connaissance et les machines de précision contrôlées par ordinateur pour réaliser et développer leurs idées.
Nous espérons pouvoir revenir à la normalité, nous poursuivrons nos activités avec l’envie de transmettre les connaissances, de démocratiser la technologie et de motiver nos concitoyens vis-à-vis de la culture maker en tant qu’une des formes fondamentales des nouvelles manières de faire.
Il y a des mères qui nous contactent pour nous dire que leurs filles veulent désormais être les petites inventrices de la maison ou de futures ingénieures (ce qui nous remplit de joie, dans la mesure où un grand nombre de nos programmes comme « Mujeres Maker » aborde l’implication des femmes et des petites filles dans le monde de la technologie). Au sein de la philosophie de l’apprentissage par « le faire », les actions sont reproduites. Peut-être que nos actions en réponse à la pandémie représentent la meilleure inspiration pour que les nouvelles générations puissent voir et construire un futur avec d’autres valeurs plus solidaires et plus positives.
Notre objectif est et a toujours été de proposer notre aide comme un outil éducatif et créatif ouvert à tous les publics, dans un esprit de collaboration, de conception et de partage des connaissances.
Le site du Fablab Cuenca.
Les récits de Solidaires pour Faire et de l’Atelier des chercheurs.