Open Source Body : la science personnelle des small data
Publié le 29 juin 2020 par Cherise Fong
Si les big data restent le chouchou des médias, des épidémiologistes et des politiciens, les citoyens scientifiques sont discrètement en train d’utiliser les technologies portables pour suivre leur propre santé et mieux se connaître. Open Humans construit des ponts à travers cette masse croissante de données auto-recueillies.
Alors que la Covid-19 pose sa marque sur l’année 2020, Makery explorera cet été certains thèmes de son deuxième festival Open Source Body, prévu pour décembre. Dans cette première enquête, nous abordons le mouvement du Quantified Self et la communauté des Open Humans.
Depuis le début du confinement du monde occidental en mars 2020, des milliers de personnes isolées souffrent de symptômes liés au coronavirus – pas assez graves pour justifier une hospitalisation continue, mais pas assez bénins pour s’en remettre facilement – pendant plusieurs semaines, voire plusieurs mois. Seuls chez eux, ces patients « Covid persistants » (se nommant « Covid-longs », malades « au long cours » ou « après J20 ») forment différents réseaux de soutien, ne serait-ce que pour partager leurs expériences empiriques et se rassurer qu’ils ne sont pas des malades imaginaires.
Parmi les membres du Body Politic Support Group anglophone, cinq femmes se sont réunies dans une équipe de recherche afin de surveiller, visualiser, analyser et présenter les symptômes persistants de 640 patient(e)s souffrant de la Covid-19 comme elles. Une de leurs principales découvertes (à partir de témoignages recueillis de patientes à majorité blanches, de sexe féminin, situées pour la plupart sur les côtes des Etats-Unis et à Londres) est que la seule différence de symptômes entre les patientes dont le test de dépistage du Sars-CoV-2 était positif et celles dont le test était négatif (parmi la moitié de celles qui ont effectivement été testées) est une perte plus fréquente de l’odorat ou du goût chez celles testées positives. Plus de 70% des personnes interrogées se sentent peu ou pas du tout soutenues par le corps médical, et presque toutes subissent une forme de stigmatisation sociale. Le rapport de recherche rédigé par cette équipe de patientes décentralisée et auto-organisée est publié en ligne le 11 mai 2020.
En même temps, nombre de projets de recherche universitaires s’associent à des wearables tels que Fitbit, Oura Ring, Ava, Biostrap et autres, sollicitant les gens à rapporter de potentiels symptômes de la Covid-19. D’autres initiatives institutionnelles attirent une ruée d’utilisateurs impatients d’installer des applications mobiles qui puissent communiquer leurs symptômes personnels aux scientifiques qui combattent l’épidémie.
« Au début de la pandémie, on a vu apparaître ici ou là des projets de recherche universitaires visant à utiliser les données des wearables pour prédire les infections de Covid-19 », explique Bastian Greshake Tzovaras, bioinformaticien au Centre de recherche interdisciplinaire de Paris et défenseur prolifique des données ouvertes.
« En Allemagne, l’Institut Robert Koch (équivalent au ministre de la santé) a lancé une appli publique pour rapporter ses symptômes, et ils ont eu tellement de retours que leurs serveurs ont planté le premier jour du lancement. Mais très vite les gens se sont inquiétés de la manière dont les données seraient utilisées, du manque de partage d’informations et du fait que l’application soit fermée. En général, la plupart de ces initiatives ont un but de recherche très clair, mais aucune intention d’apporter davantage de savoir aux participants dans le court terme. »
Droits humains
Selon l’Article 27 de La Déclaration universelle des droits de l’homme adoptée par les Nations Unies en 1948 : « Toute personne a le droit de prendre part librement à la vie culturelle de la communauté, de jouir des arts et de participer au progrès scientifique et aux bienfaits qui en résultent. Chacun a droit à la protection des intérêts moraux et matériels découlant de toute production scientifique, littéraire ou artistique dont il est l’auteur. »
Donc, l’Article 27 implique le droit d’accès aux données, aux outils et au savoir scientifique, ce qui permet la participation à la science. Il implique également le droit au respect de la vie privée et le droit d’accéder et d’interpréter les résultats de cette participation scientifique.
Evoquant ces droits à l’époque où les gens s’emparaient de gadgets technologiques pour suivre divers aspects de leur vie quotidienne à la fin des années 2000, les journalistes Gary Wolf et Kevin Kelly ont commencé à organiser des rencontres pour que ces citoyens scientifiques puissent raconter leurs expériences personnelles. Aujourd’hui, cette communauté « Quantified Self » de plus de 70 000 membres partage ses découvertes personnelles dans des forums en ligne, des rencontres, des conférences et des expositions dans le monde entier, unis derrière le slogan « self-knowledge through numbers » (la connaissance de soi par les chiffres), ou plus simplement, la recherche de signification personnelle dans ses données personnelles. En plus des Quantified Self Labs en Californie, le Quantified Self Institute est inauguré à Amsterdam en 2012.
Science personnelle
« Tout au début, le mouvement du Quantified Self était assez étroitement associé à l’industrie émergente des wearables, même si ce n’était pas du tout la même chose, se rappelle Gary Wolf. L’industrie des wearables fournissait ainsi aux gens des outils pour recueillir des observations sur leur santé, et le mouvement du Quantified Self consistait à enquêter sur soi-même à partir de ses données personnelles. Mais progressivement, les wearables se sont intégrés d’une part à la notion du fitness, et d’autre part dans l’industrie biomédicale. Et le Quantified Self est depuis devenu ce qu’on appelle la “science personnelle”, c’est-à-dire tout ce que vous pouvez apprendre sur vous-même à partir de votre propre capacité de raisonnement. »
La science personnelle est particulièrement pertinente à un moment où même les virologues et les médecins essaient toujours de comprendre exactement comment le nouveau coronavirus s’attaque au corps humain. Gary Wolf insiste que chaque projet Quantified Self commence avec une question personnelle.
« Il y a sans doute plein de choses que vous aimeriez savoir sur vous-même, sur lesquelles la science hiérarchique et institutionnelle ne peut pas vous renseigner, dit-il. Et la principale raison c’est qu’elle s’en fiche, parce que vos questions sont très personnelles et très individuelles, et que la science traditionnelle consiste à trouver des réponses générales à des questions universelles. Mais actuellement nous sommes dans cette pandémie de la Covid-19, dans une situation où la biomédecine ne connaît pas non plus la réponse. Donc on est tous en train de chercher des solutions. »
Et lorsqu’on considère que nos données personnelles sont déjà recueillies, enregistrées et retransmises par nos différents appareils numériques, l’auto-recherche ainsi quantifiée est une occasion de se réapproprier ces données, de manière privée et personnelle, pour mieux se connaître.
Lors d’une rencontre virtuelle de la communauté Quantified Self le 16 juin 2020, Bob Troia a expliqué sa méthodologie personnelle pour mesurer et analyser ses propres données (température du corps et de la peau, fréquence cardiaque au repos, fréquence respiratoire, saturation en oxygène du sang, tension artérielle) à l’aide de différents appareils portables et commerciaux, qui indiquaient clairement des anomalies juste avant qu’il attrape une grippe (non coronavirus) en décembre 2019. Quantified Bob souligne que la corrélation de ces mêmes données personnelles pourrait également suggérer une infection potentielle de Covid-19.
Les «data diaries» de Paula
Pendant les mois de confinement en Californie, Paula Leonova a suivi les changements dans ses habitudes quotidiennes avant et après l’entrée en vigueur de l’ordonnance du 19 mars. Ses « journaux de données » open source, qui visualisent ses données personnelles issues de Fitbit, RescueTime et aTimeLogger, sont le prolongement technologique de son journal d’enfance, où sa motivation est « une approche plus automatisée et peut-être plus objective du journal – pour moi et pour tous ceux qui veulent utiliser mes modèles ».
« Souvent j’ai l’impression d’avoir passé un temps x sur quelque chose, ou que je n’ai pas fait y, mais mes données me disent autrement, écrit-elle. C’est en ré-examinant mes données pour y identifier les anomalies et des motifs intéressants que je peux raconter une histoire plus cohérente sur les différentes périodes de ma vie, et peut-être même modifier mes habitudes. »
Si plus de temps passé devant l’écran, moins d’exercice et un sommeil plus profond pendant le confinement sont les conclusions que tire Paula de sa propre expérience, ses outils de visualisation au design rétro sont partagés pour que n’importe qui puisse s’en servir en y visualisant ses propres données.
Bastian Greshake Tzovaras s’en est également inspiré pour analyser les effets du confinement parisien sur son propre comportement au quotidien. Il a notamment créé un nouveau notebook partagé qui permet de visualiser les données importées de RescueTime et de la Oura Ring.
Les «muse.cycles» de Shara
Danseuse et inventrice de muse.cycles, Shara Raqs a créé sa propre méthode pour suivre ses cycles d’ovulation, précisément pour explorer le lien neurobiologique entre les hormones et le cerveau. Dans une interview sur Medium, elle dit : « Les femmes devraient avoir accès au même type de technologie prédictive que les financiers ou les médecins pour pouvoir prendre des décisions fondées sur les données et la connaissance, afin d’optimiser leur performance, leur vitalité et leur bien-être. »
Pendant sa présentation à la rencontre Quantified Self de juin dernier, elle explique que c’est en juxtaposant ses données personnelles avec ses intuitions artistiques qu’elle a fini par trouver comment mesurer sa créativité en fonction de son cycle naturel de fertilité. Femme noire autodidacte en science, elle avait longtemps calculé à la main ses correspondances hormonales et cognitives sur des prototypes papier avant d’adopter les wearables.
« J’ai créé muse.cycles parce que j’avais besoin d’un outil pour observer plus précisément comment mes rythmes ovariens affectent mon état cognitif, et j’avais besoin de l’intégrer à ce que je fais dans ma vie de tous les jours, dit-elle. Je cherchais un moyen facile de visualiser toutes mes données de fertilité, afin de repérer les états hormonaux qui m’aident à accéder plus souvent aux états créatifs comme le flux, l’intuition et les moments eurêka ! »
Après avoir étudié pendant près de dix ans la relation entre ses phases mensuelles et ses états mentaux, Shara propose à d’autres femmes de se mettre au diapason de leur flux créatif naturel en suivant leurs propres cycles. Pour elle, c’est aussi une occasion de redéfinir de manière scientifique les stéréotypes négatifs de la société sur les menstruations et les hormones des femmes.
Et si elle observe également dans ses données des moments précis d’anxiété, elle ne se laisse pas emporter par les émotions.
« Pour moi, la créativité est autant question de productivité que de survie, poursuit-elle. Est-ce que j’ai vraiment eu la Covid-19 ? Si mon test d’anticorps est correct et effectivement négatif, alors Ava a capturé les effets de l’autre pandémie américaine. La présidente de l’Association Américaine de Psychologie a déclaré dans un article récent que les incidents racistes très médiatisés ont de lourdes conséquences psychologiques. Mes données montrent que les systèmes de racisme contre lesquels tout le monde proteste aujourd’hui ont également un réel impact physiologique. Mais alors que je revisitais les injustices subies par ma famille, suivi du coronavirus, suivi de l’effondrement économique, suivi de George Floyd, je vois que les choses commencent à changer, dans chaque ville d’Amérique, et dans le monde entier. Et cela me redonne de l’espoir pour un avenir meilleur. Alors que le monde continue de brûler, d’apprendre, de se transformer et de se battre, je vais, par un acte de défi radicalement positif, continuer à suivre ma muse. »
Les micro-agressions quantifiées de Jordan
Il y a quelques années, Jordan Clark a commencé à quantifier les effets psychologiques de ses micro-agressions. Jordan se qualifie d’Afro-Américain, de race ambiguë, ouvertement homosexuel, souffrant de trouble de stress post-traumatique, et lorsqu’on lui demande ce qu’il est, « On se fâche avec moi quand je réponds que je suis humain ».
Dans sa présentation Quantified Self de 2018, il définit les micro-agressions comme étant « de petits actes de préjudice qui passent souvent inaperçus… avec des conséquences involontaires qui sont effectivement réelles » : des questions et des remarques qui paraissent inoffensives mais qui sont finalement toxiques.
Son parcours « quantifié » est lancé lorsqu’il est étudiant à la Northeastern University de Boston demandant de l’aide financière. La femme (blanche) chargée des bourses, se sentant menacée par « sa proximité » et « son choix de mots », appelle la police de la fac. L’interrogatoire de police qui s’ensuit, et le refus d’aide qui l’oblige à se retirer des cours et à se retrouver sans abri, n’est qu’un exemple parmi ses nombreuses micro-agressions subies.
Souvent, la réponse à ses plaintes équivalait à un haussement d’épaules, surtout de la part de la police. « Ce sont des gens armés en position de pouvoir, dit-il. Comment puis-je leur faire comprendre que je me sentais menacé par cette micro-agression voulant me faire taire ? Alors j’ai commencé à recueillir des données. Je me suis engagé dans le Quantified Self et j’ai commencé à collectionner tous ces points de données. J’ai compris que, si je voulais communiquer exactement comment les micro-agressions affectent mon état physiologique, il fallait que je le prouve à travers la détérioration de ma productivité ou de mon rythme de sommeil, ou d’autres choses de ce genre ». Parce que, dit-il, « les données ne mentent pas ».
Il a commencé par surveiller la variabilité de sa fréquence cardiaque (VFC), qui est directement associée au niveau de stress. Aujourd’hui, en tant que chercheur à la Northeastern University, Jordan utilise toujours ses données personnelles de santé pour raconter son histoire de l’expérience Noire.
i {#JMFC??????} am ?✌?be selected as the @CRIatNU 2020 RiSE Data & Digital Storytelling Award Winner ->???????@SAILatNU⛵️? my 〽️????moments;
?a compelling????for how @Affectiva ?? will ⛑ @Northeastern? achieve @PresidentAoun 2025 @robot_proof ?
???
iT-?a???? pic.twitter.com/rwe6FswhJp— Jordan Clark (@Prodigalson2025) April 13, 2020
« Je m’appuie sur le Health Score de Gyrosope Pro comme preuve de concept de l’importance d’exploiter des sources de données physiologiques multimodales en temps réel, explique-t-il dans un e-mail. Le concept d’un score de santé prend en compte de multiples paramètres liés au sommeil, à la forme physique, à l’immunité, à la concentration, aux séances d’entraînement, à la méditation et à l’alimentation. Notre capacité à donner un sens aux facteurs qui affectent notre état physiologique évolue parce que nous avons accès à des mesures et des classifications précises des émotions. Nous pouvons identifier les divers effets des comportements micro-agressifs en ajoutant un contexte aux algorithmes de VRC pour savoir exactement comment et pourquoi une micro-agression a causé un impact émotionnel. »
Le pancréas artificiel de Dana
Sans doute l’exemple de réussite le plus connu en matière de recherche et développement menée par une patiente sur soi-même est le système de pancréas artificiel ouvert (OpenAPS) ou le système de pancréas DIY (DIYPS) de Dana Lewis, créé avec son mari Scott Leibrand en 2013. Le but initial de Dana, diabétique de type 1, était d’augmenter les alertes nocturnes lorsque son taux de glycémie tombait pendant son sommeil. Mais le couple a finalement réussi à « fermer la boucle » pour concevoir un système open source complet qui à la fois surveille le taux de glycémie et automatise le pompage de l’insuline. Les données sont stockées dans le cloud grâce à Nightscout, un autre système open source développé par le diabétique Ben West.
Permanent #Nightscout monitor above my iMac on a used $30 Amazon Kindle Fire. All my important stats at a glance. #Loop #WeAreNotWaiting #T1D #OpenAPS pic.twitter.com/zc0POJILTo
— Alexander Getty (@gettyalex) April 19, 2018
Comme le diabète de type 1 est une maladie chronique, fatale et incurable, qui exige une surveillance continue du taux de glycémie et un dosage précis de l’insuline, les patients n’attendent pas d’explorer, de développer et d’adopter leurs propres solutions (certains synthétisent même de l’insuline générique). Selon OpenAPS, au 11 mai 2020, « plus de (n=1)*11896+ personnes autour du monde » ont mis en place un système en boucle fermée DIY qui simule un pancréas artificiel… où les expériences ainsi vécues éclipsent celles de tout essai clinique industriel.
Plus récemment, Dana Lewis et Scott Leibrand ont lancé le projet collaboratif open source CoEpi pour développer « un système d’alerte anonyme de proximité par Bluetooth basé sur le partage volontaire des symptômes ». Si l’association du suivi des symptômes avec le suivi des mouvements et des rencontres des personnes infectées est primordiale pour contrôler la propagation de la Covid-19 ou d’autres maladies infectieuses, il en va de même pour la participation volontaire et la décentralisation des données ouvertes.
Le coronavirus quantifié
Quantified Flu est un projet communautaire qui a émergé de questions posées dans les forums Quantified Self, où les gens se demandaient si les données de leurs wearables pouvaient être utilisées pour prédire les maladies infectieuses en général, et la Covid-19 en particulier. La discussion a été rapidement reprise et formalisée par Open Humans : une communauté sœur pour la science personnelle, un commun numérique pour la gestion des données personnelles et une ressource d’outils open source pour les analyser.
Géré par Bastian Greshake Tzovaras et Mad Price Ball, cofondatrice de Open Humans, Quantified Flu permet de générer une chronologie des données importées de ses wearables, augmentée d’un rapport quotidien de ses symptômes. Le résultat est une expérience visualisée, à la fois quantifiée et qualifiée, pour l’analyse personnelle. Les individus qui déclarent une maladie à un moment donné ont également la possibilité de partager leurs données agrégées et dépersonnalisées avec des chercheurs universitaires et le reste de la communauté pour élargir la recherche.
Si l’on sait que des changements soudains dans le rythme cardiaque au repos ou d’autres données biométriques présagent la maladie, il est moins évident pour les non-initiés de suivre de manière régulière leur propre état de santé et d’interpréter de manière scientifique toutes les données corrélées.
« Avec Quantified Flu, nous essayons d’alléger ce fardeau, en donnant aux gens un moyen facile de collecter leurs propres données et de les visualiser et les analyser, explique Bastian. La pandémie peut effectivement inciter les gens à s’intéresser à la collecte et au partage des données, mais il est encore très difficile aujourd’hui d’en faire des chercheurs en science personnelle. »
Le projet Quantified Flu compte actuellement plus de 150 participants qui suivent régulièrement leurs symptômes, dont environ la moitié choisissent de rendre public leurs rapports. Les données peuvent être importées des wearables Fitbit, Apple Health, Google Fit, Oura Ring ou Garmin. Le canal Slack #proj-quantifiedflu compte plus d’une centaine de membres.
En quantifiant leur expérience, imaginez à quel point les patients Covid-19 souffrant de symptômes persistants pourraient mieux communiquer leur condition au personnel médical. En plus de gagner une meilleure connaissance de leur propre santé physique et mentale, dans le contexte d’une communauté de pairs. Et s’ils choisissent de partager leurs données, leur contribution viendrait enrichir la base de données commune des citoyens scientifiques.
« Nous considérons Quantified Flu comme étant complémentaire à d’autres projets de recherche purement universitaires qui abordent les mêmes questions, dit Mad Price Ball. Avec Quantified Flu nous voulons découvrir ensemble les avantages pour les individus de manière plus directe, plus immédiate. Ici les gens peuvent revisiter leur données à tout moment, les visualiser ou les partager avec d’autres pour une expérience d’apprentissage personnalisée. »
Partager pour construire ensemble
Ce projet collectif et d’actualité n’est que la première brique d’un véritable échafaudage en construction qui faciliterait un accès plus inclusif à la science personnelle.
« Il est essentiel de faire grandir la communauté de la science personnelle et participative, reprend Gary Wolf. Même si chacun(e) a des questions qui lui sont particulières, l’infrastructure qui permet d’y répondre est quelque chose que l’on peut partager. La communauté Quantified persiste justement parce qu’elle répond à ce besoin : vous pouvez voir ce qu’apprennent les autres, et cela vous aide à faire vos propres découvertes. Nous poursuivons cette mission en collaborant avec Open Humans pour construire l’infrastructure technique pour partager les visualisations, le stockage et la gestion des données. »
En même temps, Open Humans fait l’objet d’une refonte afin de créer un écosystème plus large qui favorise la production par les pairs sur la base des biens communs.
« Construire de nouveaux projets à partir du travail d’autrui nécessite plusieurs facteurs, explique Mad. La communication et la diffusion des connaissances (il faut être au courant), l’accès aux outils ou au code qu’ils ont utilisés (il faut être capable de faire pareil), et la flexibilité ou la modularité de toutes ces choses (il faut pouvoir l’adapter à son usage personnel). Si l’on veut vraiment pouvoir réaliser des projets de groupe communautaires, il faut déjà une communauté bien établie de gens capables de réaliser des projets individuels. C’est souvent ainsi que fonctionnent les autres écosystèmes de production par les pairs : des gens écrivent du code en open source pour résoudre leur propre problème, puis le système se développe lorsqu’il devient évident que ce code résout également des problèmes pour d’autres personnes. »
La communauté des Open Humans compte actuellement environ 9000 membres, gère en toute sécurité les données communes (importées des wearables, des résultats de tests génétiques commerciaux, de Twitter, de Google, de Nightscout…) et propose des dizaines d’outils pour analyser ces données, dont Quantified Flu.
Ainsi, les Personal Data Notebooks open source permettent aux membres Open Humans de visualiser et d’analyser leur propres données personnelles grâce à une interface simple qui ne nécessite aucune connaissance technique particulière. On y retrouve, entre autres, la comparaison entre vos posts sur Twitter et votre météo locale proposée par Bastian, l’analyse de la fréquence de vos tremblements à partir des données de l’accéléromètre proposée par Mad, ou le data diary au design rétro de Paula pour visualiser vos activités au cours d’une journée.
Qu’attendons-nous ?
Jordan Clark estime que la crise sanitaire actuelle est une occasion d’ouvrir davantage la science personnelle : « Le mouvement du Quantified Self fait partie de notre évolution humaine, et la pandémie est un parfait exemple de ce besoin. Si plus de personnes participaient à ce mouvement, je pense qu’il y aurait plus de volonté et d’ouverture à partager des données personnelles pour le bien de l’humanité. »
Au moment où nous écrivons ces lignes, Bastian Greshake Tzovaras se trouve au Pré-Saint-Gervais, où le temps est nuageux à 20˚C. Sa température corporelle est de 0,02˚C inférieure à celle d’hier. Aujourd’hui, il a dormi 6,17 heures, a fait 43 pas et a récemment écouté Heart of a Dog de The Suitcase Junket. Son téléphone portable est chargé à 82% et est actuellement débranché.
L’année dernière, Bastian a également co-écrit un article universitaire intitulé « The Personal Data Is Political » (Les données personnelles sont politiques), où il souligne les préjugés systématiques de la science dus à un manque frappant de diversité ethnique, culturelle et économique dans les ensembles de données partagés, notamment dans les domaines de la neuroscience et de la génétique. Il conclut : « C’est à nous, les générateurs de données et les gens qui partagent les données, de travailler à rectifier cette situation, afin d’assurer que la promesse de la médecine personnalisée soit équitable. »
Bien au-delà de la biomédicine, le mouvement du Quantified Self nous montre que la science inclusive commence avec les small data, de la même façon que la justice sociale commence avec la conscience de soi, dans notre quête sans fin de la paix mondiale et de la connaissance de soi.
« Abolissez les Big Data » déclare Yeshimabeit Milner, fondatrice de Data for Black Lives. Elle écrit : « Le travail qui consiste à faire des données un outil de changement social, au lieu d’une arme d’oppression politique, est un travail de changement culturel, de changement spirituel. Il s’agit de nous transformer nous-mêmes : de refuser la programmation qui nous est imposée, en transformant ce que nous considérons comme des experts, et comme des êtres humains. Il s’agit de mobiliser et d’autonomiser un mouvement multiracial, multigénérationnel et interdisciplinaire avec les compétences, l’empathie et la capacité de créer un nouveau modèle pour l’avenir. »
En savoir plus sur le mouvement du Quantified Self, le projet Quantified Flu et la communauté des Open Humans