Lucile Aigron, gérante de La coopérative Tiers-Lieux, nous présente HomeMade, un projet collectif inédit pour maintenir les coopérations entre makers, fablabs, tiers-lieux et milieux médico-sociaux en Région Nouvelle-Aquitaine et analyser la filière des fablabs et son potentiel de transformation des territoires.
Engagée depuis dix ans auprès des tiers-lieux, Lucile Aigron fait partie des acteurs clés sur son territoire ayant contribué à faire (re)connaître ces nouvelles organisations de travail. Entre 2010 et 2016, de la possibilité de travailler autrement, près de chez soi, et ce quel que soit le secteur d’activités (tertiaire, artisanal, agricole), ont émergé de nombreux tiers-lieux, d’abord sur des bases bénévoles. L’emploi s’est ensuite développé et de nouveaux métiers sont apparus et apparaissent encore. L’animation de réseau et la professionnalisation du secteur (à travers la co-production d’une formation « piloter un tiers-lieux ») sont aujourd’hui les activités principales de La coopérative Tiers-Lieux, couplées à un « laboratoire » sur les nouvelles organisations au travail.
Avec une centaine de sociétaires parti-prenantes de cette Société Coopérative d’Intérêt Collectif (tiers-lieux, fablabs, coopératives, groupements d’employeurs, centres de médiation scientifique, réseau des offices de tourisme), La coopérative des Tiers-Lieux s’assure d’accueillir des lieux et des discussions suffisamment diversifiées pour décloisonner et faire en sorte que les tiers-lieux soient toujours en questionnement sur des sujets d’intérêt général.
Comment La coopérative Tiers-Lieux et ses sociétaires se sont-ils mobilisés pendant la crise sanitaire ?
Lucile Aigron : On s’est mobilisés en tant que tête de réseau pour soutenir les tiers-lieux pendant la crise, identifier rapidement les difficultés rencontrées, faire l’interface avec la région. On a vu des lieux se ré-inventer complètement pendant cette période, certains se sont retrouvés à l’arrêt, d’autres se sont mobilisés sur des ressources en lignes éducatives, de l’accès à du matériel pour des collégiens, de la distribution alimentaire et aussi sur de la production de visières.
En lien avec des fablabs pendant la crise, ils nous ont fait part de leur engagement dans cette production solidaire que nous avons considéré comme un vrai « sacrifice ». D’abord, les investissements matériels ont été réalisé « de leur poche », puis vu le volume, leur structure n’allait pas tenir le choc de cet engagement. En l’absence de réactions de l’État dans cette situation d’urgence, nous avons interpellé la Région Nouvelle-Aquitaine en faisant le pari que l’échelle régionale se révélerait le bon échelon pour leur venir en aide.
Aujourd’hui vous lancez HomeMade avec un consortium de 33 acteurs et le soutien de la région Nouvelle Aquitaine, comment ce projet est-il né ?
Le déclic, c’est la tribune du 9 avril publiée sur Makery et les appels en parallèle des fabmanageurs du réseau. J’ai eu un soutien appuyé d’Eugénie Michardière (service Numérique à la Région) avec qui je travaille depuis dix ans. Je l’ai appelé un jeudi à 18h, elle m’a rappelé le vendredi à 9h pour me faire part de la mise en place d’un Appel à Manifestation d’Intérêt exceptionnel lié au Covid. Une réactivité et un engagement que nous souhaitons saluer collectivement au nom de l’ensemble des membres du consortium. Le soutien des élus ont été très forts également. Ensuite, nous avons fait chacune de la médiation : elle a interfacé côté Région trois services (Santé, ESS, Numérique) qui cofinancent ce programme et a coordonné les discussions avec les agents et les élus. De mon côté, j’ai fait l’interface avec les 33 structures (soit près de 2000 personnes mobilisées).
Avec @al_rousset ce matin à @capsciences. Son Fablab @127degres est totalement mobilisé dans la production de visières. Comme d’autres à l’échelle de la @NvelleAquitaine dans le cadre de #Homemade @TiersLieux https://t.co/Mg3EBw3jXs
— Mathieu Hazouard (@HazouardMathieu) April 29, 2020
Nous avons construit le projet ensemble en deux semaines. C’était assez inédit : nous avons écrit un dossier sur la base d’un appel à projet en cours d’élaboration et nous avons présenté le dossier devant les trois élus en visioconférence. Nous avons vraiment été dans la co-construction avec la Région et les membres du consortium. Finalement c’était l’occasion de se demander, avec tous les acteurs de l’ESS présents sur le territoire, si il n’y avait pas là une filière de production locale / régionale, à inventer et accompagner notamment avec les chantiers d’insertion et les entreprises adaptées.
Pouvez-vous nous présenter le consortium et la démarche ?
Dans le consortium, il y a une vingtaine de fablabs, six réseaux de couturières, dix têtes de réseaux (La coopérative Tiers-Lieux, Sew&Laine, Réseau Français des Fablabs, Hub Hubert, Naos, Le 400, La Proue, Les Usines, INAE, UNEA), trois chantiers d’insertion, deux laboratoires de recherche, deux CCSTI (les centres de culture scientifique Cap Sciences à Bordeaux et Lacq Odyssée à Mourenx) et un groupement d’intérêt public, le living lab Autonom’Lab. Le projet s’est fait tellement vite, nous savons que le consortium n’est pas exhaustif dans les initiatives qui ont été réalisées. L’enjeu de la première tranche de travail est de recenser ces initiatives pour que nous puissions les prendre en compte et les soutenir. Autrement dit, la moitié du financement de la région va constituer un fonds d’indemnités, nous allons inventer notre système de mutuelle pour indemniser les collectifs et les lieux qui se sont mobilisés sur la fabrication de masques et de visières.
Pour cofinancer le programme nous avons fait remonter les productions de tous les membres, visières et masques en tissu, pour établir une assiette budgétaire et faire remonter une part d’autofinancement. Nous sommes partis sur un coût éthique de 1 € pour un masque en tissu fait par des bénévoles ou 3 € par des couturières professionnelles et de 3,50 € pour la visière, de sa fabrication à sa distribution. Plusieurs structures cofinancent (Le Hub Hubert, des fondations (Orange, Vinci), les cagnottes citoyennes) et rentrent dans ce montage financier. Cela nous permet de valoriser un cofinancement Région sur la base d’un budget participatif citoyen pour atteindre un budget global de 870 000 euros, la Région Nouvelle-Aquitaine contribuant à hauteur de 60%.
Pouvez-vous nous en dire un peu plus sur les ateliers de co-création que vous souhaitez mettre en place avec les équipes et usagers des établissement médico-sociaux, les makers et designers, les collectivités et les industriels ?
Une fois passée la crise, nous avions envie de revenir auprès des acteurs de la santé avec qui nous avons développé une relation singulière et étudier le rôle des fablabs sur d’autres solutions auxquelles nous n’avons pas pu penser pendant cette phase d’urgence. Si nous nous posons demain ensemble, est-ce que nous pouvons être utiles sur d’autres problématiques ?
Ces ateliers de co-création vont s’élaborer sur la base d’un travail de repérage et d’identification des problématiques en amont, avant de se retrouver tous ensemble physiquement 2-3 jours consécutifs. On pense à des formats immersifs de développement type hackathon pour trouver des solutions ensemble, en faisant intervenir des établissements médico-sociaux, des ergothérapeutes, le réseau des entreprises adaptées pour se questionner autour du handicap et de l’adaptabilité, etc. On envisagerait trois ateliers de co-création sur les trois ex-régions (Limousin, Poitou-Charentes, Aquitaine).
Le projet a déjà démarré, à 9 mois, il vise l’analyse de l’émergence de la filière fablabs et son potentiel de transformation à l’échelle régionale, quelles sont vos hypothèses aujourd’hui ?
Nous avons deux laboratoires de recherche landais qui nous ont rejoint : le laboratoire transdisciplinaire APESA composé d’un économiste spécialisé en économie de la soutenabilité, une chercheuse en géographie humaine, un chercheur en processus d’organisations et un ethnologue ainsi que la plate-forme R&D Canoe. L’idée est de caractériser ce mouvement en terme de sociologie, de composition et d’identifier les leviers de motivation qui ont permis cet élan collectif, et voir dans quelles mesures plus tard, comment continuer sans dénaturer la motivation originelle et améliorer les configurations des réalisations. Plus globalement, nous allons interroger toutes les difficultés que cela a pu représenter pour les collectifs au niveau réglementaire, juridique, certification… Cette complexité – à savoir si on a bien fait ? si on ne va pas être attaqué ? – ça interroge beaucoup sur le rôle de la fabrication citoyenne. Est-ce que l’on est toujours sur des solutions de réparation ou est-ce que l’on intègre davantage ces modes de production demain ? Comment prendre en compte ou contourner les difficultés que nous avons pu identifier ?
Dans une logique prospective, si on pense relocalisation de la production, est-ce que le travail de chaîne est absolument nécessaire ou, au contraire, est-ce que l’on ne peut pas se réinventer ? Les fablabs ont beaucoup revendiqué que ce n’était pas leur vocation de produire toute l’année des masques et des visières, qu’ils avaient été là en phase d’urgence, de prototypage, de recherche et développement et c’est cela qui les intéressaient. Pourquoi ne pas passer la main sur des chantiers d’insertion ou des entreprises adaptées ? Encourager les fablabs à transmettre davantage ces compétences techniques, électroniques, ces savoir-faire artisanaux, à une majorité de gens dans une logique d’émancipation et de capabilité ? Est-ce que cela veut dire remodéliser l’industrie en privilégiant des petites unités de production aux grosses industries ? Il y a plein d’hypothèses et surtout il y a pleins de projections sur les fablabs. Nous devons réussir à nous positionner, que les lieux puissent trouver leurs propres mots. Il n’y a pas une identité propre à tout ce réseau, il y a des identités et il faut arriver à les exprimer, à les prendre en compte pour la suite.
En initiant HomeMade, c’est à la fois inspirant pour les makers, les fablabs, le milieu médico-social, et c’est aussi un signal fort envoyé aux décideurs publics en donnant l’exemple d’un projet co-construit qui hybride des modèles d’organisation à la fois dominants et émergents … quel message souhaitez-vous adresser aux uns et aux autres ?
Nous sommes au début de la crise, c’est important de pouvoir repérer par la suite les signaux faibles et reconnaître les élans de solidarité pour préserver la cohésion sociale. Donc mon message serait de prendre soin de mettre de nouvelles lunettes et regarder ce qui se passe sur son territoire. Ce n’est pas parce c’est isolé et très petit que ça n’a pas de valeur. Finalement les tiers-lieux transforment la façon dont nous pouvons penser le travail, la production, la consommation. C’est bien parce que nous sommes plusieurs à le faire de manière hyperlocale qu’à un moment donné ça infuse profondément. C’est quand l’infusion démarre que le potentiel de transformation des tiers-lieux se révèle.
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