En Normandie, le réseau des fablabs s’est mobilisé très rapidement pour organiser la production numérique à grande échelle de visières de protection pour les soignants. Retour sur l’expérience de l’Usine Partagée.
Le 17 mars, le confinement général est annoncé. Le 21 mars, David Danhier, à la tête de 3D&G, une PME spécialisée dans l’impression 3D à Hérouville-Saint-Clair, près de Caen, contacte le Dôme, centre régional de culture scientifique. Alerté par son voisin radiologue sur le manque de visières de protection pour les soignants, il veut savoir si le fablab du Dôme est capable de découper des visières au laser. « À ce moment là, on ne parlait que des masques et pas encore des visières de protection. Seuls les soignants étaient en mesure de prédire leurs besoins », explique Matthieu Debar, chargé de développement au Dôme.
Avant de lancer les machines, examiner le prototype, Josef Prusa, un concepteur d’imprimantes 3D tchèque, a déjà mis en libre circulation un modèle de visière de protection faciale, validé par les autorités de santé tchèques. Les makers du réseau des fablabs normands proposent de faire évoluer le modèle afin d’accélérer le processus de fabrication, en diminuant légèrement la hauteur de la visière d’une part, et en ajoutant des picots sur les serre-têtes, permettant des impressions de plusieurs unités empilées les unes sur les autres d’autre part. Le modèle dérivé est à son tour partagé sur les communs des fablabs. Un prototype est soumis au service hygiène et sécurité du CHU de Caen, pour test et validation. « C’est la cellule qui approvisionne tout l’établissement en équipements sanitaires, précise Matthieu Debar. En obtenant leur validation, on était certains que nos visières pourraient servir à tous les services. »
Le Dôme lance alors un appel à toutes les structures normandes disposant d’outils de prototypage rapide, de type découpeuses lasers et imprimantes 3D, afin d’évaluer les capacités de production locales : dix-neuf structures des cinq départements de la région répondent présentes. Parmi elles, des fablabs associatifs, des laboratoires publics, des PME, des écoles d’ingénieurs… Le mouvement des makers est en marche.
La Région Normandie passe « commande »
C’est à ce moment là que le Dôme sollicite la Région Normandie. Dans le contexte d’urgence sanitaire, la collectivité décide de soutenir financièrement l’effort de production en passant « commande » de 5 000 visières de protection pour les soignants. « Un formidable élan de solidarité s’est emparé du secteur de l’impression 3D en Normandie, annonce Hervé Morin, président de Région, le 30 mars 2020. L’objectif est de construire un modèle qui permette aux structures volontaires, qui disposent de ces outils, de produire davantage afin de fournir rapidement et massivement les personnels soignants ». Ce projet hors-norme est devenu réalité : il s’appelle l’Usine Partagée.
Ses structures sont solides : un pilotage régional assuré par le Dôme, une production multi-sites coordonnée au niveau départemental par des « pôles » territoriaux (le pôle Calvados/Orne supervisé par le Dôme à Caen ; le pôle Eure/Seine-Maritime par la coopérative des Copeaux numériques à Rouen –
et le pôle Manche piloté par le Fablab de Saint-Lô-Agglo), et l’appui institutionnel de la Préfecture et de l’Agence Régionale de Santé. L’investissement est assumé par la collectivité régionale, sur la base d’un prix unitaire de 10 € par visière, intégrant le coût de la matière première, les phases de fabrication (impression, découpe, montage), la main d’œuvre, la distribution et la coordination. C’est le Dôme, destinataire des fonds, qui indemnise ensuite chaque contributeur en fonction de sa participation.
Sourcer et sécuriser la matière première
L’achat et la sécurisation de la matière première est un enjeu important. Les makers-ingénieurs du réseau ont alerté très vite sur le fait que le plastique PLA, utilisé habituellement pour les imprimantes 3D, est composé d’amidon qui résiste mal à l’autoclave médical (stérilisation à la vapeur d’eau) ou à certains produits détergents. Le choix se porte alors sur du plastique PETG (polyester glycolisé), qui doit être fourni sous forme de fil, pour la fabrication des serre-têtes à l’imprimante 3D, et de plaques pour les visières. Problème : il y a un risque de pénurie de ce thermoplastique, tout le monde cherchant au même moment à s’en procurer. L’entreprise Thyssenkrupp Plastics France de Démouville, dans le Calvados, se positionne pour fournir en quantité suffisante les plaques de PETG à l’Usine Partagée, à moitié prix. Pour le fil, le Dôme parvient à sourcer un fournisseur au Mans, MakerShop et un autre au Pays-Bas, ColorFabb. Ils iront chercher eux-mêmes les stocks en voiture. L’élastique provient d’un petit fournisseur à Flers, dans l’Orne, Fantex industrie.
Dès le 2 avril, les fablabs normand commencent à fabriquer les visières en série. L’Usine Partagée compte alors 16 sites de fabrication (70 imprimantes 3D et 10 machines de découpes laser), les plus petites structures ayant mis à disposition leurs machines au profit de sites plus conséquents. Au bout d’une semaine, la capacité de production de l’Usine Partagée atteint 500 visières par jour.
Le Dôme, centre névralgique de l’Usine Partagée
Le Dôme est devenu le centre névralgique de l’Usine. Le fab manager fournit à tous les sites de production les fichiers d’impression et le « calepinage » qui permet d’optimiser l’utilisation des plaques de thermoplastique. Pour approvisionner les sites en matières premières, c’est un peu le système D. Certains viennent les chercher, profitant d’opportunités de déplacements pour raisons professionnelles. Entre l’école d’ingénieurs ESIX de Cherbourg et le Fablab de Saint-Lô, des enseignants-chercheurs font parfois la navette. La conciergerie d’entreprise Adsito à Caen, habituée à travailler avec le Dôme, a elle aussi proposé ses services, en ne facturant que les frais kilométriques. Le tiers-lieu caennais est une mini-usine qui tourne à plein régime, avec un poste de production (9 imprimantes 3D et deux découpes laser), un poste d’assemblage, un poste de colisage, la logistique et l’administration. Au total, une dizaine de personnes. Trois sociétés de développement informatique du collectif « Caen camp », Dans ma culotte, Incaya (résidente du Dôme) et Marmelab, se sont engagées à produire – dans un délai record – la plateforme d’enregistrement des demandes des professionnels de santé.
Sur les réseaux sociaux, l’action régionale de cette Usine Partagée s’est vite répandue et les demandes des hôpitaux, CHU en tête, s’accumulent. La plateforme est ouverte le 2 avril. Quinze jours plus tard, une liste de 116 bénéficiaires est arrêtée. Elle comporte des établissements hospitaliers, médecins, dentistes, infirmiers et infirmières, qui vont disposer gratuitement de ces 5 000 visières. Se pose alors la question de la livraison, pendant un temps envisagé par la Préfecture. Finalement, et pour faire face à l’urgence, l’Usine va organiser elle-même la mise à disposition, en drive, des colis, sur chaque site de fabrication. Une petite entreprise de l’Orne, « Bougez pas j’y vais » met à disposition gratuitement sa petite flotte de véhicules légers pour assurer des livraisons.
« La vraie réussite de cette expérience d’Usine Partagée, c’est son agilité et sa réactivité pour répondre localement à un besoin sociétal urgent, analyse Matthieu Debar. Elle révèle le potentiel de la fabrication citoyenne dans un contexte de pandémie. En très peu de temps, nous avons publié des designs libres, amélioré ces derniers de façon itérative, mobilisé une communauté de makers, ingénieurs, chercheurs… et contribué à protéger des soignants. »
Le 24 avril 2020, l’Usine Partagée a livré ses 5 000 visières. L’aventure s’est arrêtée avec le financement régional. L’outil industriel classique a pris le relais, les fablabs et tiers-lieux ayant démontré leur capacité à assurer « l’intérim » dans l’urgence. Les cadres de références en vigueur avant la pandémie ont repris leurs droits. Les normes d’homologation des visières médicales, qualifiées EPI catégorie 3, ne permettent plus aujourd’hui une fabrication citoyenne. Mais ce type de crise étant vraisemblablement amené à se reproduire, il ne serait pas inutile de questionner la réussite de ces espaces et de leurs acteurs à innover, fédérer des éco-systèmes territoriaux, pour concevoir, fabriquer, distribuer suivant des méthodes agiles.
Plus d’information sur le site internet du Dôme.