Aerocene, douce et nouvelle poétique des records sans excès en Argentine
Publié le 8 février 2020 par Céliane Svoboda
Il aura donc fallu attendre janvier 2020, dans le salar de Salinas Grandes dans la province argentine de Jujuy, pour symboliquement poser un record d’une nouvelle manière de flotter dans les airs : un vol humain à la seule force de l’énergie solaire. Une fois de plus, c’est à une communauté d’artistes que l’on doit l’admirable contrepied de la modernité ambiante. «Voler» ici relève d’une nouvelle sensibilité.
Alors même que l’imaginaire contemporain tend encore à ne concéder le titre de « records » qu’aux excès, le projet Aerocene Pacha nous invite à reconsidérer nos idéaux de progrès. Qui n’a jamais rêver de prendre son envol, de voler dans les airs ? Tandis que nos sociétés occidentales se sont souvent précipitées pour répondre aux rêves des uns au détriment de la planète et des autres, « Fly With Aerocene Pacha » affirmait cette fin janvier une nouvelle dynamique, où décoller n’appartient plus qu’aux seules énergies extractives. C’est l’aube d’une nouvelle ère que promettent les ballons aérosolaires de la fondation Aerocene, revendiquant l’envie de voler autour du monde, au delà des frontières, sans gaz, ni pétrole, ni lithium.
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Du 22 au 28 janvier dernier, Aerocene aura donc réalisé plusieurs tentatives de records de vol libre humain en ballon aérosolaire. Pour l’occasion Leticia Marques fût la pilote de ces vols d’un nouveau genre, doublant les records, comme pilote mais comme femme également. Rares sont les performances qui dépendent autant des conditions météorologiques et thermodynamiques : comme pour toutes les montgolfières, les vols des ballons Aerocene sont soumis aux caprices des vents, mais ils nécessitent également des conditions d’exposition solaire optimales, comme peut en faire le récit le superviseur de vol Igor Miklousic du Balon Klub Zagreb. Ainsi, ce fût la journée du 25 qui permit de réaliser le meilleur vol, à savoir 2 kilomètres et 550 mètres, à une altitude de 272,1 mètres, en 1 heure et 21 minutes. Cela peut paraître modeste, mais l’équipe de la fondation Aerocene est prudente vis à vis de la pilote comme du ballon, et surtout, les données révèlent bien le record d’un nouveau genre, où l’on ne court plus tellement contre la montre mais pour le maintien d’une forme d’équilibre. Et si le vol libre en montgolfière aérosolaire n’est pas complètement nouveau, c’est la première fois qu’un vol est porté à l’enregistrement de la Fédération Aéronautique Internationale.
Revoir le direct du vol du 28 janvier 2020 à Salinas Grandes, Argentine :
L’initiative était accompagnée par le programme Connect-BTS du groupe de K-Pop BTS. Et c’est ce qui est étonnant, le projet Connect-BTS est aussi issu d’une communauté internationale d’artistes qui entend redéfinir les liens entre les différents secteurs artistiques, les théories et les pratiques et les liens aux publics. On se plaît à voir éclore ces communautés artistiques qui assument alors leur philosophie résolument engagée politiquement.
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Le projet cher à l’Argentin Tomás Saraceno soutenait également les quatre communautés du salar de Jujuy – au nord Tres Pozos, Pozo Colorado et San Miguel del Colorado, et la communauté Inti Killa de Tres Morros au sud – menacées par l’extraction de lithium en affichant dans la toile du ballon le slogan « Non au Lithium, Oui à l’eau et à la vie sur nos territoires ». Aerocene rendait également avec « Pacha » un hommage à Pachamama, la déesse de la Terre-Mère de la cosmogonie andine, une autre belle occasion de réinterroger nos imaginaires.
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Flotter dans les airs
La large communauté internationale Aerocene n’est pas nouvelle, elle s’étend et se construit depuis plusieurs années déjà, Makery s’est impliqué à plusieurs reprises dans ses activités. Initiée par le studio de l’artiste argentin Tomás Saraceno, elle réunit des centaines d’artistes, chercheurs, faiseurs et citoyens attachés à travailler à de nouvelles manières de voir, de nouvelles manières de faire. En remettant en cause l’époque destructrice du « Capitalocène« , en réclamant un Aérocène, une époque de l’air, la communauté cherche à réinventer notre rapport à l’air et au climat par une nouvelle poésie sublimée par les ballons aérosolaires. L’idée de voler tend alors à se rapprocher de celle de « flotter » au rythme des flux solaires et aériens. Aerocene nous engage aussi à porter une nouvelle attention à nos manières de « marcher », à nos façons de « fonctionner ». Ainsi, les ballons qu’on aura notamment aussi vu à l’occasion des marches pour le climat parisiennes, entendent être les symboles pour le plus grand nombre de cette nouvelle époque désirée de l’Aérocène. « Nous pensons que l’espèce humaine doit s’engager à atteindre l’objectif de ‘ré-atterrir sur Terre’ avant la fin de cette nouvelle décennie » nous dit Tomás Saraceno, rejoignant ici le philosophe Bruno Latour.
Ici Tomás Saraceno et Aerocene nous engagent dans l’idée d’inventer et de remettre à l’œuvre nos sensibilités, pour redéfinir nos liens aux vivants qu’ils soient humains ou non-humains. L’Aérocène, c’est une nouvelle époque pour une nouvelle politique du sensible, plus attentive et qui n’entend pas se priver de poésie. Le projet Aerocene est alors l’occasion de tisser encore et toujours de nouvelles solidarités comme en fût l’occasion le dernier projet, Aerocene Pacha.
Tomás Saraceno, Aeroceno pour Canal Encuentro (en Espagnol) :
Performance et soin
A la différence du terme de « performance » qui sous-entend des imaginaires différents, que ce soit celui de la performance sportive ou artistique, Aerocene se révèle être une proposition d’un autre genre où le « prendre soin » s’instaure au milieu des différents records. La performance de la fin janvier s’inscrit alors autant dans l’idée de performance artistique que dans celle qui tend à battre des records. Et si les journées du 25 et du 28 janvier furent marquantes, c’est bien parce que le vol à pu se faire sans mettre en œuvre de dynamiques polluantes, ni exploitations quelconques.
La « performance aérosolaire » est alors l’occasion de réaffirmer la nécessité d’un changement de paradigme et la révolution écologique, immédiatement nécessaire. Loin des dynamiques de croissance verte ou de greenwashing, le projet fût l’occasion de rappeler qu’une politique écologique est avant tout une politique du soin et de l’attention (aux autres, au monde, au vivant).
Ainsi le projet fût soutenu par pas moins de 33 communautés autochtones Argentines. La veille une grande cérémonie a réuni les différents acteurs du rendez-vous pour lancer la nouvelle dynamique. Le co-travail avec les populations autochtones est au cœur du projet puisque celles-ci sont les premières à souffrir de l’époque du Capitalocène alors même qu’elles sont parmi les premières à réellement prendre soin de notre terre et de la biodiversité.
« Les nations autochtones de la planète représentent moins de 5% de la population mondiale tout en protégeant 80% de sa biodiversité ; ce sont leurs luttes qui forment la théorie et la pratique du combat contre la dégradation et la perte de vies sur cette planète. Aerocene Pacha portera dans sa cargaison les espoirs d’une humanité dépassant l’époque du Capitalocène. Soulevé uniquement par le soleil, porté uniquement par les vents, le vol libre incarne un engagement éthique envers l’atmosphère et la planète Terre, pour re-comprendre comment « voler avec les pieds au sol ». » nous dit l’initiative Aerocene.
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N’en déplaise au correcteur automatique, l’époque Aérocène n’est pas une faute de frappe du terme « kérosène » mais annonce bien une ère nouvelle de la sensibilité assumée et de l’attention nécessaire portée à la terre et au vivant. Le projet Aerocene Pacha en fût un témoin exemplaire et nous attendons avec impatience les projets et vols à venir, car nous rêvons nous aussi d’un monde un peu plus léger et de pouvoir « flotter » dans les airs pour, entre-autre, reprendre la mesure de nos liens nécessaires aux uns, aux autres, au vivant.
La communauté Aerocene est notamment sur Facebook et Instagram.
Le site internet de l’initiative Aerocene.