Makery

Au Bonheur des Chutes à Auxerre, l’artisanat de la génération réemploi

Retour de collecte de matières © ABDC

Les tiers-lieux, fablabs, recycleries, semblent s’inscrire dans un même mouvement d’expansion du réemploi et du «faire» et voient émerger de nombreuses structures apportant chacune peu à peu une spécificité à cette tendance. C’est le cas de l’association Au Bonheur des Chutes située à Auxerre, qui préfigure de nouveaux écosystèmes de l’artisanat local associant amateurs et professionnels à partir de la culture du réemploi. Makery s’est rendu sur place pour en savoir plus.

Auxerre, envoyé spécial

Comment naissent de nouveaux lieux de conception

Céline Lebrun est actuellement l’une des deux salariés de la structure et porteuse initiale du projet Au Bonheur Des Chutes (ABDC). Dans le cadre d’une formation en ingénierie mécanique et design industriel, elle fait son stage de fin d’étude à Auxerre et décide d’y rester. Elle travaille deux ans dans l’industrie puis songe à se lancer dans le design d’objets de petites séries. En 2017 elle fait le choix d’organiser une réunion publique à Auxerre, à laquelle vont participer une vingtaine de personnes. Laurence Vayne, actuelle présidente se souvient : « Je suis arrivée par hasard dans ce projet en lisant un article dans l’Yonne Républicaine. Céline proposait une réunion autour de la création d’un magasin de matières. Cela m’a donné envie. Cela faisait rêver à un autre futur. Peu de gens étaient motivés pour assurer la présidence. J’ai fait le calcul et je me suis dit que cela en valait la peine. »

Le magasin de matière et ses bénévoles. © ABDC
Céline Lebrun et Laurence Vayne © Frank Beau

Le projet rencontre rapidement un intérêt des institutions. Il est financé pour trois ans par l’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie (ADEME), la Région Bourgogne-Franche Comté et soutenu notamment par la Fédération Départementale des Foyers Ruraux de l’Yonne et le Syndicat des Déchets de l’Yonne. L’association s’installe dans un premier temps au fablab L’atelier des Beaux Boulons situé dans le tiers-lieux Les Riverains à Auxerre. En février 2019 elle y inaugure son magasin de matière et décide d’investir dans des outils plus traditionnels : toupie, rabot, scie plongeante, scie sauteuse, défonceuse, etc. Au bout de deux ans, la structure dispose d’un lieu de stockage de 150m2, un magasin de matière de 50m2, un atelier et bureau de 60m2 sur des sites distincts. Elle s’appuie sur deux salariés : Céline, et Lothaire spécialisé en ébénisterie, une vingtaine de bénévoles actifs et plus de trois cents adhérents.

La pierre fondatrice du magasin de matières

Pour son magasin de matières installé rue Paul Doumer, Au Bonheur Des Chutes (ABDC) collecte des chutes de bois, plastique, métal, papier, textile, etc. Elle est approvisionnée par des entreprises et institutions dans un rayon de 30km, comme Mobilwood spécialisée dans la conception en bois, la ville d’Auxerre pour ses luminaires par exemple, des électriciens locaux. « Souvent ce sont des entrepreneurs hyper-actifs qui cherchent à soutenir le tissu local et sont désireux de voir ce que cela peut donner. C’est un outil de communication de présenter ce que l’on fait avec leurs déchets », explique Céline. L’association ne s’engage pas pour autant dans la collecte intensive de matières à l’instar de la Réserve des arts. Céline Lebrun l’explique par la nature du projet : « Nous partons de la conception alors que la Réserve des arts part davantage de la matière. Le projet était de fabriquer et de créer à partir du réemploi de matières, sauf que sur le territoire je n’avais nulle part où le sourcer. Si j’avais eu la Réserve des arts ici, je n’aurais pas fait le magasin ». Dans l’Auxerrois, l’écosystème du réemploi vit son premier âge. « Dans les mentalités c’est assez peu développé. Mais on reçoit beaucoup d’enthousiasme. Les gens sont contents de ce que l’on fait. Il y a une vraie demande » ajoute Céline.

ABDC collecte aussi les dépôts de particuliers : textile, bois, vitrage, carrelage et chantiers de fin de maison. Le tout se retrouve dans le magasin de matières, tenu par des bénévoles retraités, ébéniste, tapissière, paysagiste ou prof de sport. Un IME (Institut Médico-Educatif) assure l’accueil le mercredi matin avec une encadrante et trois jeunes, et un service civique est présent le samedi. Les usagers sont des artistes et artisans, des particuliers et familles pratiquant les arts décoratifs. « Il y a un véritable intérêt du public pour le magasin. C’est plus facile d’y trouver la planche qui correspond. On précise le prix en magasin traditionnel et le coût de la collecte de matière pour nous, et chacun donne ce qu’il veut. On a pratiqué le prix libre au départ, sans rien préciser, et cela déstabilisait les gens. Il y a besoin d’un référentiel », explique Laurence Vayne la présidente.

Créations de l’association © Frank Beau
Réalisation d’une pièce en bois. © ABDC

Une nouvelle école de l’artisanat durable

L’Apéro-Chutes du premier mercredi du mois est l’événement fédérateur de l’association. Des artisans y présentent leur travail. Sont proposés des projections et lectures autour de la question des déchets et des ateliers thématiques. Le 18 décembre était inauguré le nouvel atelier de l’association, situé quai Batardeau autour d’un buffet-vin chaud et d’une animation de fabrication de guirlandes en bois. Marc, l’un des bénévoles assurant la permanence du magasin explique qu’il a découvert l’association à travers les Apéros-chutes : « On a fait des gâteaux avec des épluchures, du liquide vaisselle avec de la soude. Une personne est venue nous montrer ce qu’elle faisait avec les cartons, comme des étagères. » Caroline a découvert l’association en septembre et décidé d’amener son amie Loriane. « J’adore tout ce qui est fabrication en bois. J’aimerais m’initier à tout cela. Ce genre d’événement c’est une bonne occasion de s’ouvrir un peu » explique Loriane. Pour Caroline : « Ces ateliers servent à découvrir de nouvelles techniques et pourquoi pas les appliquer à la maison. Cela ouvre l’esprit. Pour Noël j’ai fait des guirlandes avec des ficelles et du papier. Du coup maintenant, je garde toutes les chutes à la maison, même le polystyrène. »

Un apéro-chutes © ABDC

Martine, Evelyne et Marinette racontent quant à elles, comment elles se sont lancées cet hiver dans un projet ambitieux : la fabrication d’une dizaine de sapins de Noël en bois. « J’ai eu cette idée parce que je fais partie de RSM 89 (Réseau de Soutien aux Migrants) » explique Martine.  « J’ai proposé à des jeunes de construire des sapins et de les vendre au profit de RSM. En plus, les sapins du Morvan ça m’énerve un peu. On pourrait trouver autre chose, qui soit réutilisable. On a cherché des points de vente. Céline connaît le magasin Germinal qui a dit : c’est dans l’esprit, on prend. » Les sapins fabriqués avec des palettes et des mats de camping seront tous vendus mais aurons donné du fil à retordre à l’équipe. « J’étais incapable de dire si on allait mettre 6h par sapin ou plus. On a mis plutôt 11h-12h car on a voulu poncer toutes les lattes. Pour nous c’était sympa qu’un petit puisse monter le sapin, sans se mettre des échardes », ajoute Martine.

Atelier guirlandes en bois du 18 décembre. © Frank Beau

Le samedi tous les deux mois ABDC organise un atelier autour d’un professionnel. Il suscite un engouement révélateur. « On a lancé un atelier soudure. On avait 15 personnes sur liste d’attente. C’est hallucinant », raconte Céline Lebrun. « L’atelier ébénisterie du 11 janvier est déjà complet, alors qu’on a fait la communication la semaine dernière. Je ne pensais pas que cela marcherait aussi bien car ce sont des ateliers payants (entre 35 et 40€ selon l’artisan) qui demandent du temps. Si ça marche pour nous c’est un réseau d’artisans qui s’agrandit. Les artisans ont plein de petites techniques pour cacher une rayure, rabouter deux bouts de bois et que ce soit nickel, refaire la bonne teinte. Cela nous tient à cœur ce croisement du réemploi et de l’artisanat. »

Au Bonheur des Chutes ressemble peu à peu à une nouvelle école de l’artisanat. « La notion d’école, on est vraiment là-dedans, avec l’introduction à l’appétence. On le fait beaucoup auprès de publics fragiles. Cela permet de développer la confiance en soi, d’apprendre à faire quelque chose par soi-même, d’être conscient de ce qu’on a pu faire, de s’apercevoir de son utilité. On peut dire que c’est une école de l’artisanat pour tous mais avec la notion de « faire avec ce qu’on a localement, de rester dans le juste nécessaire de la matière », explique Céline.

Atelier soudure © ABDC
Chantier participatif © ABDC

Ebauche d’un écosystème artisanal de territoire

On sait que la création partant de la contrainte des matières sourcées modifie les logiques de conception, mais aussi de la commande. « On ne fabrique pas de grosses productions dont personne n’a l’usage. Il y a aussi ce temps de la commande où « J’attends ». C’est important qu’on ait à attendre. Avec la génération Amazon, on clique et le lendemain on a. Cela tue la valeur du produit », explique Céline. En un peu plus d’un an, ABDC a ainsi réalisé les boîtes à livres de la ville d’Auxerre, l’agencement d’un magasin de biocoop, l’accueil du CAUE de l’Yonne, une cuisine pour des particuliers, les cendriers en verre pour les Conseils de quartier d’Auxerre, avec ce principe : les fumeurs répondent à une question avant de jeter leur mégot dans une bouteille en verre. L’association envisage d’explorer d’autres thématiques. Pour Céline Lebrun : « Le funéraire par exemple c’est un sujet qui nous intéresse pas mal. L’urne peut se concevoir avec de petites pièces de bois. C’est aussi une question de philosophie car l’accès à tout ce qui est funéraire est souvent hors de prix. La question : peut-on trouver des solutions plus simples et frugales et désacraliser un peu le sujet ? »

D’ici trois ans, l’association devra trouver son modèle d’indépendance. « On est conscients que c’est dans l’air du temps. C’est un créneau qui va être envahi par le commerce. Il faut que l’on garde notre ADN. Pourquoi pas une évolution vers une Scic, une Scop ? Mais on ne sera pas une PME, ça c’est sûr » explique la présidente Laurence Vayne. En ce sens : « Le fait d’avoir plusieurs lieux à ce jour est hyper chronophage. Ce que j’aimerais c’est que l’on ait notre propre espace. Pourquoi pas un lieu unique avec le magasin, des artisans, une boutique partagée et développer la partie réemploi pour avoir plus de projets communs ? » Dans cette idée d’agréger les énergies du territoire, Au Bonheur des Chutes organisera le festival « Ressources et Vous » en novembre. Il présentera des initiatives locales autour des thèmes industrie, alimentation, vie quotidienne, bâtiment et des événements festifs et participatifs. Aussi, partie de la récupération de chutes au service de la création, ABDC devient peu à peu l’épicentre d’un nouveau type d’écosystème artisanal en milieu rural, associant amateurs et professionnels et fondé sur l’art et le plaisir retrouvés de l’économie des ressources et de faire par soi-même. Un modèle de développement à suivre.

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