Emilia Tikka filme les futurs possibles de nos patrimoines génétiques
Publié le 18 novembre 2019 par Cherise Fong
L’artiste et cinéaste finlandaise Emilia Tikka s’intéresse aux biotechnologies qui servent à modifier le génome humain, à prolonger la vie ou à se reproduire. Elle a réalisé son dernier film « Legacy » suite à une résidence de recherche au Japon. Rencontre.
De notre correspondante à Tokyo
Emilia Tikka a atterri au Japon pendant la saison des typhons ; au cours de ses déplacements entre Tokyo, Okinawa, Nara et Kyoto, son séjour a été violemment marqué par les caprices du climat. « Au Japon tout est super efficace, tout fonctionne, tout est propre, mais en même temps il y a toujours cet obstacle de la météo qu’on ne peut pas contrôler », constate-t-elle.
Le contrôle, plus précisément de notre destin mortel, de notre génome individuel jusqu’au patrimoine génétique transmis à notre progéniture, est un thème central de la recherche d’Emilia, doctorante à l’université d’Aalto à Helsinki. En particulier, elle prolonge ce thème aux notions d’hérédité, de longévité et d’immortalité, où les enjeux deviennent pour elle philosophiques, tout en suivant de près les scientifiques qui expérimentent en laboratoire avec la génomique appliquée au corps humain.
C’est aussi ce qui l’a amenée jusqu’au Japon, où elle a séjourné et voyagé pendant quatre semaines entre septembre et octobre 2019 dans le cadre d’une résidence de recherche Tokyo Art & Science co-organisée par la Bioart Society et le BioClub de Tokyo en partenariat avec l’Institut finlandais au Japon. « Ma recherche porte sur les technologies d’édition du génome humain et la notion de généalogie, leurs effets sur l’évolution générale de l’humanité, explique Emilia. Mon projet c’est de montrer une perspective différente de cette idée. C’est ce que je fais ici. »
Kajimaya
Son pèlerinage l’a amenée jusqu’aux petites îles d’Okinawa dans le sud-ouest tropical de l’archipel japonais, connues pour leur forte concentration en individus centenaires. Emilia raconte la cérémonie rituelle du kajimaya, où l’on fête les 97 ans de ces nonagénaires en bonne santé en tenant à la main un petit moulinet à vent, ce jouet éolien symbolisant le cycle infini de la vie et le retour à l’enfance.
Ensuite elle a visité Nara, l’ancienne capitale avant Kyoto et le centre du bouddhisme au Japon, où elle a réfléchi à la notion de réincarnation, le fait de renaître dans un corps différent, sans forcément se rappeler ses vies antérieures. « Pour moi cette vision s’approche de celle de la vie circulaire d’Okinawa, dit Emilia. Je suis venue au Japon à la recherche de ces notions non-occidentales de la vie et de la mort. »
Côté scientifique, Emilia s’est rendue au Centre de recherche et d’application de cellules iPS (CiRA) à l’université de Kyoto, haut-lieu de recherche en induction des cellules souches pluripotentes dirigé par Shinya Yamanaka, lauréat du Prix Nobel de physiologie ou médecine en 2012. Pendant sa visite, les chercheurs expérimentaient avec les éléments transposables, une nouvelle technique d’édition du génome où il s’agit de déplacer des séquences d’ADN mobiles. « Nous avons eu de bonnes conversations sur les orientations possibles de cette technologie, raconte Emilia. C’était intéressant de voir aussi que le département d’éthique fait du design spéculatif afin d’encourager la participation du public, de créer un réseau autour de cet engagement social. »
Car ces initiatives font écho à son propre travail: « En spéculant sur les possibles, on ouvre le débat sur les enjeux philosophiques ou sociaux. C’est important de préciser que ce n’est pas encore possible, mais il est aussi important d’en parler. Une fois qu’on y sera, il sera trop tard de revenir en arrière pour dire si on le veut ou pas. »
Ikigai
« Mon film précédent ÆON était une spéculation sur ce qui se passerait si, soudainement, on avait la possibilité de vivre beaucoup plus longtemps. J’avais interviewé en Occident des personnes âgées de 80-90 ans. Parmi celles qui ne désireraient pas prolonger leur durée de vie, une des raisons évoquées était qu’elles ne considéraient pas avoir de but bien défini dans la société, dans la vie. Pour moi, le ikigai [notamment des centenaires d’Okinawa] c’est une très forte passion dans la vie, pas forcément pour votre travail, mais pour tout ce qui vous motive et que vous continuez à faire jusqu’à la fin… C’est très psychologique, les humains sont très psychosomatiques, votre attitude envers ce que vous faites a un effet direct sur votre biologie. »
« En général mon travail porte toujours sur ces grandes questions philosophiques qui motivent l’humain, l’envie ou le désir incontrôlable de faire quelque chose. Mon dernier film Legacy traite du désir particulier de laisser quelque chose à la postérité après sa mort, que ce soit de faire des enfants ou une œuvre artistique… C’est un désir très fort que chacun ressent à un moment de sa vie, lié à la peur de mourir, de disparaître. »
Legacy, le dernier court-métrage d’Emilia, a été écrit et réalisé en une semaine en collaboration avec le scientifique Alexandru B. Georgescu dans le cadre du concours Symbiosis à New York. Austère et sans dialogue, le film crée une ambiance de solitude et d’isolation dans une ville froide. Dans l’appartement du protagoniste, on ne voit que des photographies qui semblent représenter le même personnage à différents âges, dans différentes situations, sinon dans des vies différentes…
« Ce film est né de deux idées, explique Emilia. D’abord la technologie de gamétogenèse in vitro [et par extension d’induction des cellules souches pluripotentes, ndlr], qui rend possible, en théorie, de produire des cellules d’ovule et de spermatozoïde à partir des cellules de la peau d’une personne, ce qui implique la possibilité d’avoir un enfant entièrement seul. L’histoire spécule sur cette technologie en l’associant à une grossesse en dehors du corps [ectogénèse, ndlr], où un homme pourrait avoir un enfant sans partenaire. »
« Ensuite le film se penche sur la notion de “patrimoine” dans le sens d’un certain désir d’immortalité. Les photographies dans l’appartement suggèrent que l’homme pourrait avoir eu plusieurs vies avant. Mais cette technologie est très différente du clonage, car l’autre personne serait née avec un phénotype et un génotype distincts. Cela pose aussi la question de savoir qu’est-ce qui serait transmissible par héritage : les souvenirs, ou autre chose…? »
Autre thème du film : la vie « perpétuelle ». En explorant les notions alternatives du cycle de vie au Japon, Emilia s’est intéressée particulièrement à la méduse Turritopsis : « C’est un animal qui a la capacité naturelle de régresser à l’état juvénile de polype, ce qui la rend en théorie immortelle. Y a-t-il un secret pour arrêter le processus de vieillissement ? Que se passerait-il si on pouvait se libérer de ce cycle de vie, le modifier ou le contrôler ? »
Quant à Emilia, elle a encore les pieds fermement sur Terre. « Je voudrais vivre longtemps en bonne santé comme tout le monde, dit-elle, mais je ne voudrais pas vivre pour toujours. C’est justement la beauté et l’intensité de la vie : chaque instant est une expérience unique. »
Le site d’Emilia Tikka