Du 11 au 20 septembre se tenait le festival Schmiede à Hallein en Autriche. Un ancien entrepôt de sel qui se transforme durant dix jours en l’un des hauts lieux européens de l’art numérique. Notre chroniqueur en résidence est parti à la rencontre de l’avant garde austro-allemande.
Chroniqueur en résidence, texte et photos.
Schmiede, c’est d’abord un univers de sel et de bois. Une grande halle du XIXème siècle bâtie sur une île de la rivière Salzach en Autriche où l’on entreposait jusqu’aux années 1950 l’or blanc issu des mines de la région. Et c’est dans ce cadre post-industriel, coincé entre de hauts sommets alpins, que viennent se retrouver chaque été depuis seize ans près de 200 makers de toute l’Europe pour imaginer le futur de l’art et de la technologie.
« Schmiede est une sorte d’utopie qui s’est créée d’elle-même », estime Rüdiger Wassibauer (lire notre entretien), le fondateur de l’événement. « En 2003, un ami m’a demandé un coup de main pour fabriquer un Holodeck comme dans Star Trek. Le prototype était pourri mais la semaine de travail entre amis suivie d’une grande fête nous a donné l’envie de recommencer. Et il n’y avait alors aucun événement de ce type en Europe, où chacun puisse mener ses projets et s’entraider ».
Grand-père des makercamps
Une semaine de créativité sans limites qui s’est rapidement imposée comme une référence dans le milieu des arts visuels allemands et autrichiens. Car si Schmiede est l’un des grand pères des makercamps avec le Chaos Communication Camp fondé en 1999, il se distingue de celui-ci par son accent mis sur l’art.
A peine arrivé à vélo depuis Salzbourg, des bénévoles me pressent le visage sur un scanner de bureau pour en tirer une photo approximative avant de me guider vers une salle toute en bois. Assis sur des bancs, les participants que l’on nomme ici les « Smiths » détaillent leurs compétences : danse contemporaine, stop motion, musique, programmation, cuisine, BD, neurosciences, philosophie, sérigraphie, animation 3D, photographie… le panel des participants est impressionnant. Et motivé, car l’accès à Schmiede se fait sur dossier et seulement 200 places ont été attribués sur environ 300 demandes.
Chant lyrique et réalité virtuelle
Grâce aux subventions et partenariats avec plusieurs universités, la place ne coûte que 65 euros. Et autant si l’on veut bénéficier de trois repas végan par jour durant l’événement. Chacun est invité à s’approprier un espace dans l’une des nombreuses salles de l’ancienne usine. Avec comme seules règles de ne débrancher aucun câble sans permission et surtout, de ne pas se blesser !
Car on ne sait jamais ce que l’on va découvrir à Schmiede. En poussant une porte, on se retrouve sur une passerelle métallique à dix mètres du sol. En contrebas, un DJ pousse des curseurs et fait apparaître de grands volutes psychédéliques en noir et blanc sur des toiles suspendues au plafond. Plus loin, des amateurs s’activent autour d’un casque de réalité virtuelle, entonnent des chants lyriques ou couvrent leur peau d’un lait de latex. On se croirait dans un épisode de Tracks !
Dépassement des cadres
« La première fois que je suis venue ici, j’étais complètement perdue », raconte Thu Trang Eva Ha, l’une des participantes. « Je n’avais que 21 ans et je voyais tous ces professionnels de haut niveau autour de moi. Mais ici, il n’y aucune hiérarchie, que des Smiths. Vous pouvez aborder n’importe qui et mener des projets ensemble ! ». Ce jour-là, la jeune femme est en quête d’un expert en VVVV, un outil de programmation visuelle, pour l’aider à hybrider de l’ADN humain et de chimpanzé et le transcrire en musique. Un sujet au cœur de sa thèse et de sa pratique de DJ, dont elle fait profiter les festivaliers dans la cour centrale de l’usine la nuit tombée. « Je joue très vite mais c’est un acte politique. Une façon de revendiquer l’accélérationisme et le dépassement des cadres ! »
Dans la grande salle de Upper Wood, au plancher incrusté de sel, je pose mon matériel au côté de mon compère Jonathan Hefter, rencontré en Croatie lors du makercamp Electric Wonderland (lire notre compte-rendu). L’Américain s’est donné pour mission de numériser un maximum de Smiths par photogrammétrie afin d’organiser une boum virtuelle. De mon côté je pars en quête d’une diode pour construire un chargeur solaire USB entièrement upcyclé.
Saucisses sous vide
En chemin, quelqu’un me demande de prêter ma voix pour une performance dans les toilettes. A chaque chasse d’eau, mon doux accent français demandera à la personne si elle se sent mieux… et ce dans plusieurs langues ! J’assiste également à la fabrication de colliers avec des saucisses mises sous vide et d’un fauteuil motorisé par trois trottinettes électriques. Et discute avec une artiste qui a décidé de se bander les yeux pendant toute la semaine.
Je trouve enfin le composant qui me manquait dans le hackerspace, un atelier installé dans un angle de la grande salle derrière des hamacs tendus entre les poutres, où l’on me prête également quelques outils et des conseils précieux. Jonathan a lui rencontré un autre Smith fan de photogrammétrie et ils décident de mener la première numérisation 3D d’un feu de camp. Une douzaine de volontaires répartis en cercle va filmer le même feu à l’aide de leurs smartphones. Et des QR codes fixés à des poteaux permettront au logiciel de reconstituer le brasier en trois dimensions et en temps réel !
« On est très fiers de n’avoir eu que deux blessés en 16 ans d’existence. Et un seul vol », confie Rüdiger devant les dernières braises. « Les gens ici ont énormément de self control et de confiance. Certains comparent Schmiede à Burning Man mais on n’a pas du tout autant de sexe ou de drogues. D’ailleurs c’est pour moi un mystère… avec tous ces jeunes adultes enfermés dans un même lieu pendant dix jours ! », en rigole le quadragénaire.
Dictateur bienveillant
L’ambiance est décidément bon enfant. Un concert d’électro s’organise tous les soirs jusqu’à minuit et on peut y déguster des alcools DIY dans le bar improvisé par des Smiths. « Notre credo c’est : L’autonomie des participants ne doit pas être sapée. C’est une façon détournée de dire « Fais tes propres trucs », explique Rüdiger. Lui-même se considère comme un dictateur bienveillant. « J’ai le dernier mot si besoin mais j’essaie de créer des situations où les décisions se prennent d’elles même, comme un jury pour un choisir les artistes par exemple. Mon plus grand privilège est de ne pas avoir d’opinion à donner ! Je ne suis pas galeriste ! »
Et pourquoi ce nom, Schmiede ? « En allemand, cela fait référence à la forge. Mais aussi dans le sens de forgery en anglais, c’est à dire la contrefaçon. C’est notre esprit ici, un « terrain de jeux pour idées » où chacun peut hacker et détourner avec comme seule limite son imagination », conclut Rüdiger.
Schmiede fait partie de la série des summer camps du Feral Labs Network, un réseau cofinancé par le programme Europe Créative de l’Union Européenne. La coopération est menée par Projekt Atol à Ljubljana (Slovénie) et les autres partenaires #ferallabs sont la Bioart Society (Helsinki, Finlande), Catch (Helsingor, Danemark), Radiona (Zagreb, Croatie), Schmiede (Hallein, Autriche) et Art2M/Makery (France).