Paul Vanouse est lauréat du Golden Nica dans la catégorie « Intelligence artificielle et Art du Vivant » du Prix Ars Electronica 219, pour son installation « Labor ». Entretien.
Paul Vanouse est un artiste biomedia basé aux USA où il dirige le Coalesce center for biological art de l’Université de Buffalo (New York). Son installation artistique Labor – récompensée par le Golden Nica dans la catégorie Intelligence Artificielle et Art du Vivant au festival Ars Electronica – recrée l’odeur de la transpiration humaine. Makery l’a rencontré à la veille de la cérémonie de remise des prix, et interrogé à propos des liens entre sueur et travail, et de ce qui nous définit en tant qu’êtres humains.
Pouvez-vous nous en dire plus sur le processus scientifique à l’œuvre dans l’installation Labor, qui recrée les différentes odeurs de la transpiration humaine ?
Paul Vanouse: Dans l’installation Labor, le visiteur peut observer 3 bioréacteurs, chacun contenant une des bactéries qui métabolisent notre sueur : Staphylococcus epidermidis, Corynebacterium xerosis et Propionibacterium avidum. Chacune d’elles évolue dans un endroit différent de nos glandes sudoripares, métabolise les nutriments d’une façon différente, et donc dégage une odeur différente.
Par ailleurs, il faut savoir que nous avons deux types de glandes sudoripares. Les glandes eccrines sont composées majoritairement d’eau, la sueur qu’elles sécrètent émet donc peu d’odeur. Les glandes apocrines, elles, sécrètent une sueur plus riche en corps gras, et sont majoritairement responsables des odeurs de transpiration. Ce sont elles qui sont à l’origine de nos sueurs froides par exemple. J’aime bien cette image des glandes eccrines qui représenteraient le travail des cols bleus, et les glandes apocrines celui des cols blancs.
L’installation présente également sur les murs des impressions réalisées à partir de t-shirts imprégnés de transpiration, qui placés entre deux feuilles de papier, y ont imprimé l’empreinte de la sueur qu’ils contiennent. Au milieu de l’espace se trouve aussi un t-shirt sur lequel on peut sentir une odeur de transpiration, mais sans aucune présence humaine. Il est en quelque sorte le symbole de l’atelier clandestin (ou sweatshop en anglais) un peu étrange qui se trouve sous nos yeux, représentant non seulement « l’uniforme » que l’on porte dans ce type d’atelier, mais aussi ce que l’on y produit, à savoir de la sueur humaine.
L’odorat est un sens très puissant pour créer des images mentales, on parle d’ailleurs de mémoire olfactive. En parallèle, la transpiration est un phénomène très intime et personnel. A travers cette installation, quelles réactions ou émotions imaginez-vous susciter ?
Je pense que les réactions peuvent être sensiblement différentes. J’espère peut-être que, d’un côté, le public sera suffisamment séduit pour entrer et observer les objets, mais aussi qu’il prendra le temps de rester un moment pour vivre sa propre expérience, liée à l’odorat. Certains seront peut-être transportés dans un vestiaire, ou dans un endroit où ils ont travaillé ou passé du temps… et à ce moment là, il s’agit d’une expérience tout à fait personnelle.
Par exemple, l’un des réacteurs contenant la bactérie Staphylococcus produit de l’acide isovalérique. Ce composant chimique émet une odeur que certaines personnes sont génétiquement cent fois plus prédisposées à sentir que d’autres. Quand je le sens, je rougis presque parce qu’il s’agit d’une odeur très intime, mais certaines personnes ne sentiront rien !
Visuellement, on part de l’image d’un laboratoire, avec les réacteurs chimiques, pour arriver à un symbole presque politique, le t-shirt blanc tâché de sueur du travailleur. Le bioart est-il un moyen pour vous d’amener la science et ses évolutions sur un plan plus politique ou philosophique ?
Ce que je souhaite, c’est que l’on arrête de mettre dos à dos les questions scientifiques, historiques, ou philosophiques. J’espère que, d’un point de vue épistémologique, cette façon simpliste de tenir les non-scientifiques à l’écart du débat va commencer à disparaître…
J’ai donc essayé de produire une installation où tous ces éléments sont étroitement liés les uns aux autres. Si vous tirez un premier fil, vous pouvez tout d’abord obtenir une réponse uniquement scientifique : « Ok, cet artiste utilise les trois composantes de la sueur pour reproduire l’odeur de la transpiration humaine ». Mais cela reste une interprétation assez légère…
En effet, ces expériences scientifiques sont aussi pour moi une critique de l’idée que l’ADN nous définit, que nous sommes notre ADN, en montrant que les microbes nous co-définissent. Ce qui est intrigant, c’est que même si la sueur est l’un des composants humains les plus riches, elle est produite non pas tant par les humains que par les microbes qui vivent en nous. Il s’agit donc aussi de réaliser qu’il y a toujours une part d’insaisissable, qu’il y a toujours quelque chose qui nous échappe, même dans la science.
Votre installation questionne différents concepts, avec plusieurs niveaux d’interprétation : de l’évolution du travail dans nos sociétés à ce qui définit biologiquement notre humanité (notamment les bactéries), et la relation entre humain et non-humain. Quel lien faites-vous entre tout cela ?
Ce qui est intéressant pour moi, c’est lorsqu’une œuvre n’a pas un message unique à transmettre. Par exemple, si je regarde cette installation du point de vue du travail, cela montre son évolution pernicieuse, du travail manuel (les travailleurs étant définis par le terme de « main d’œuvre ») à cette époque industrialisée où la machine a commencé à remplacer les humains.
Puis, au XXIe siècle, nous constatons que c’est le travail microbiologique qui de plus en plus définit le capitalisme moderne. C’est à travers le travail microbiologique que nous produisons nos enzymes, nos aliments, nos matériaux de construction, etc. Et ce qui est encore plus ironique, c’est que dans bien des cas, les bactéries ne sont pas seulement les « ouvrières » qui fabriquent les produits, mais elles auto-génèrent leur propre reproduction. Ainsi dans notre exemple, les microbes ne métabolisent pas seulement la sueur, ils se métabolisent entre eux également, fabriquent leurs propres sous-produits et gèrent donc les moyens de leur reproduction.
Vous êtes directeur d’un laboratoire de bioart, et vous êtes à la fois artiste et scientifique, deux domaines que l’on peut considérer comme assez opposés. Selon votre expérience, comment ces deux visions du monde peuvent-elles cohabiter, dialoguer et se répondre ? Quelle est la place des artistes dans un laboratoire scientifique ?
Une des connexions évidente pour moi est la question du corps. La première chose que nous faisons en école d’art est de nous asseoir pour observer le corps des modèles, en essayant de le comprendre. C’est la grande question que se posent la plupart des artistes : comment se comprendre soi-même ? Je pense que beaucoup de biologistes s’intéressent à la même chose !
L’impulsion de départ est donc assez similaire, ensuite c’est simplement une façon différente de voir les choses et de poser des questions. La raison pour laquelle l’art m’intéresse est qu’il cherche fondamentalement à se redéfinir continuellement, à réinventer ses propres modèles. Et ce qui est intéressant avec un projet artistique, c’est de sentir qu’il n’a pas à obéir aux mêmes contraintes méthodologiques que dans d’autres domaines.
Par ailleurs, je m’intéresse aussi à cette idée que l’esthétique, cette faculté même qui nous permet de donner un sens aux choses, de les évaluer, est traditionnellement liée à cette idée du bon goût. Et bien sûr, les sécrétions corporelles ne sont jamais polies ou appropriées et certainement pas de bon goût. Cela m’intéresse de voir comment on peut lier le bon goût (au sens de l’esthétique) et le dégoût, dans une installation artistique comme Labor.
Il y a quelques années déjà, vous avez reçu une distinction du festival Ars Electronica pour votre installation The America Project autour du procédé d’empreinte génétique. Qu’est-ce qui a changé depuis lors dans les principaux domaines de la biotechnologie, quels nouveaux défis devons-nous relever ?
Mon travail sur l’ADN visait à aller contre l’idée réductrice que nous sommes notre ADN, qu’il représente l’étalon-or ou la vérité absolue, ce qui signifierait également que nous serions prisonniers de notre patrimoine génétique.
Je critique cette idée dans mon travail depuis quinze ans, et il y a environ cinq ans, j’ai démarré le projet Labor avec cette idée en tête : mettre en lumière ce qui définit notre humanité, d’une façon bien plus complexe que la génétique ne le permet. En effet, nos bactéries nous définissent d’une manière qui, contrairement à l’ADN, change tous les jours. Elles dépendent de l’endroit où nous vivons, de qui sont nos amants, de ce que nous mangeons, de notre état émotionnel… C’est un environnement complètement mouvant ! Je crois que cette représentation peut nous aider à sortir de notre « prison héréditaire » et de cette vision eugéniste qui l’accompagne. Et c’est ce chemin que j’espère que les gens auront l’occasion de faire au contact de l’installation…
En savoir plus sur Paul Vanouse.
Retrouvez notre article sur l’atelier « Soybean Futures » à Ars Electonica 2019.