Le festival Ars Electronica fêtait cette année ses 40 ans à Linz en Autriche. Makery y était présent et vous proposera quelques réflexions qui ont relevé notre attention. Dans cette chronique nous suivons le fil des discussions générées par l’atelier «Soybean Futures» lors du programme STWST48x5 au centre culturel indépendant Stadtwerkstatt.
Linz (Autriche), envoyé spécial,
Stadtwerkstatt (STWST) est un centre culturel qui a été fondé en 1979 comme collectif d’artistes et qui, comme Ars Electronica, fêtait donc également ses 40 ans cette année. STWST est situé en face du Ars Electronica Center, au bord du Danube, et s’est inscrit depuis les années 1980 dans l’histoire des médias indépendants et le contexte d’émergence de nouveaux médias numériques et de l’Internet : on citera particulièrement sa structure de production artistique elle-même ; l’initiative servus.at qui gère son propre centre de données culturelles et crée et présente des œuvres d’art dédiées à l’hacktivisme, à la culture ouverte et à l’ingénierie critique ; et la Radio FRO, issue de la culture des radios libres, et qui produit et archive des émissions de radio gérées par des citoyens en Autriche. La radio FRO organisait d’ailleurs un débat sur les mailing-lists hacktivistes nées avec la première vague du web, telles Nettime, Faces et bien d’autres.
Stay Unfinished, journée tofu
STWST48x5, la cinquième édition du programme en continu de 48 heures de Stadtwerkstatt, organisée en collaboration avec Ars Electronica, avait choisi cette année pour thème « Stay Unfinished ». Réfléchissant à la fois sur l’histoire des cultures défendues par le lieu dans les dernières décennies, Stay Unfinished affirmait aussi le statut inachevé, jamais terminé, toujours en évolution, de la création artistique, afin de se projeter dans l’avenir, cherchant inlassablement des coalitions entre l’art et les questions de société pour toujours aller de l’avant et défendre l’utopie d’une société ouverte. Makery, déjà présent lors de la première édition en 2015, y était invité pour parler du réseau Feral Labs – dans le cadre de la session « Unfinished Lab » organisée par Pedro Soler et avec Alexander Correa (Platohedro) et Margarete Jahrmann (Ludic Society) – et suivre les différentes interventions proposées sur les 48 heures non-stop. Nous avons choisi de vous parler de la transversalité des débats suscités par l’atelier « Soybean Futures ».
Le samedi 7 septembre, Stadtwerkstatt accueillait donc un programme sur les futurs du soja à l’initiative de Shu Lea Cheang (Taïwan/Paris, co-commissaire du programme STWST48x5, dont on vous parlait récemment) et de Dimension Plus, une équipe de création en nouveaux médias fondée par Escher Tsai (Taïwan) et Keith Lam (Hong Kong) en 2009. Au menu, un atelier DIY de fabrication de tofu, un débat sur la géopolitique du soja, suivi en fin de journée d’une performance sonore en extérieure sur la passerelle du parvis partagée par le Ars Electronica Center et Stadtwerkstatt.
La performance sonore impliquait de faire vibrer des blocs de tofu au rythme des données du marché mondial du soja. Escher Tsai expliquait : « l’idée de la performance sonore m’est venue il y a longtemps, mais il me semblait aujourd’hui pertinent de la réaliser et de soulever le sujet de la guerre commerciale actuelle autour du soja ». Dimension Plus combine les données historiques du commerce des graines de soja de 1990 à 2019, les données de la guerre commerciale avec la Chine de 2017 à 2019 et les données commerciales en temps réel. Convertissant les données de trading (Yu-Tung Hsiao, Seth Hon) en ondes sonores (Seth Hon, Weiwei Huang), l’installation présente une série de morceaux de tofu blanc tremblant sur une simple plaque noire, rappelant les conflits et turbulences calculables algorithmiquement.
Après la fabrication de tofu en mode DIY à partir de lait de soja avec Jess Huang, les produits étaient ensuite cuisinés par le foodlab de STWST48x5 et servis lors d’un débat animé par Manray Hsu, commissaire et critique indépendant taïwanais installé à Berlin et qui s’intéresse aux conditions culturelles de la mondialisation, aux relations entre esthétique et politique, et aux situations géopolitiques de l’art contemporain. Manray Hsu développe par ailleurs actuellement le programme « Herbal Urbanism » avec le OK Center for Contemporary Art de Linz dans le cadre du projet Future City 2022. Plusieurs artistes participaient à cette rencontre, parmi lesquels Julian Stadon de Teleagriculture et Lynne DeSilva-Johnson et Margaretha Haughwout de Apriori, également invités sur STWST48x5.
Les guerres du soja
La conversation s’engageait sur le soja en tant que source importante de nourriture, de protéines et symbole culturel dans le monde oriental. Mais Escher Tsai rappelait que « la mondialisation a transformé l’offre et la demande de soja en monnaie d’échange et en armes dans la guerre commerciale mondiale. » On parlait alors chiffres. Comme l’indique l’Encyclopaedia Universalis, « les cours du soja et de ses produits dérivés ont été marqués par plusieurs envolées spectaculaires depuis les années 2007-2008. Le prix F.O.B. (free on board, c’est-à-dire le prix de la marchandise une fois chargée sur le navire qui va assurer son transport transocéanique), qui sert de référence, se situe aujourd’hui autour de 500 à 600 dollars par tonne alors qu’il stagnait autour de 200 dollars par tonne au tout début des années 2000. (…) Les principaux importateurs sont la Chine, qui absorbe désormais plus de 60% des importations mondiales de graines de soja en raison de l’essor de ses élevages industriels, et l’Union européenne, très fortement déficitaire dans ce domaine. »
En juin 2019, un rapport de Greenpeace France rappelait que depuis deux décennies la production mondiale de soja augmente à un rythme effréné, la croissance des importations de l’Union européenne ayant notamment stimulé la forte expansion du soja dans le monde. « En 1997, elle s’établissait à 144 millions de tonnes ; 20 ans plus tard, elle a été multipliée par plus de deux pour atteindre 352 millions de tonnes. Les trois principaux pays producteurs sont les mêmes depuis 1998 : les États-Unis, suivis du Brésil et de l’Argentine. » Le rapport poursuit : « Avec près de 33 millions de tonnes de soja (sous toutes ses formes) importées chaque année, l’Union européenne (UE) est le deuxième importateur mondial de soja, derrière la Chine. Cette dépendance est imputable à l’élevage industriel : 87% du soja utilisé dans l’UE est destiné à l’alimentation animale. » Et de remarquer que « D’un bout à l’autre de l’Amérique du Sud, le développement à grande vitesse de la production de soja entraîne la conversion des forêts et d’autres écosystèmes naturels en vastes exploitations de monoculture ». Emmanuel Macron rappelait d’ailleurs à la suite du G7 de Biarritz cet été que « la France est complice » de la déforestation, étant le plus gros pays importateur et consommateur européen des tourteaux de soja, ces produits dérivés de l’extraction industrielle de l’huile qui servent à l’alimentation animale. Environ 25% proviennent du Brésil, rendant la dépendance problématique.
Le soja et la déforestation en Amazonie
Au Brésil, la production de soja a plus que quadruplé ces 20 dernières années, mais si le soja n’était jusque là directement responsable que de 1,2 % de la déforestation en Amazonie depuis le moratoire signé en juillet 2008 et prolongé indéfiniment en 2016 – la culture du soja s’est essentiellement développée ces dernières années dans les savanes et les forêts du Cerrado, qui a ainsi perdu la moitié de sa végétation d’origine, et le Gran Chaco, la deuxième plus grande forêt d’Amérique du Sud qui s’étend sur l’Argentine, la Bolivie et le Paraguay – la situation semble prendre une tournure inquiétante depuis l’arrivée de Jair Bolsonaro au pouvoir qui prône l’ouverture de larges zones de l’Amazonie à l’industrie minière ou à l’agrobusiness.
La veille de notre débat, le procureur du parquet fédéral de Belém confirmait que 70 personnes avaient participé à l’organisation par WhatsApp des incendies criminels du « dia de fogo » du 10 août dernier tout le long de la route BR 163 qui traverse l’état du Pará en Amazonie, aussi parfois appelé « front de la déforestation ». Le groupe créé depuis la ville de Novo Progresso est essentiellement constitué de propriétaires terriens, syndicalistes agricoles et accaparateurs de terre et revendique son soutien à Jair Bolsonaro et au droit de déforester.
La coopération spatiale Chine-Brésil mise à mal
Je poursuivais la conversation à Stadtwerkstatt avec Fabiane Borges, en charge d’un programme de résidences d’artistes à l’INPE, l’Institut National de Recherche Spatiale du Brésil à São José dos Campos, invitée également au programme STWST48x5. Elle m’expliquait que l’agence avait traversé une crise dans les semaines précédant le « dia de fogo » avec la démission de son directeur Ricardo Galvão suite aux pressions de Jair Bolsonaro et de son ministre de l’environnement Ricardo Salles, qui avaient peu apprécié que Galvão divulgue les chiffres sur la déforestation galopante intervenue au printemps. Une nouvelle et des chiffres reportés dans Le Monde du 2 août 2019 : 739 km2 de forêt détruits en mai, soit une hausse de 34 % par rapport au même mois l’année passée, puis 920 km2 en juin (+88 %) et encore 1 864 km2 en juillet (+212 %). Défendant les chiffres de l’INPE et ayant qualifié le chef d’Etat de « couard et de belliqueux », Ricardo Galvão était contraint à la démission ce 2 août.
Fabiane Borges m’expliquait par ailleurs que cette démission intervenait dans le contexte d’attaques régulières du programme spatial commun entre le Brésil et la Chine, le CBERS (China-Brazil Earth Resource Satellites) qui prévoit en particulier le lancement prochain d’un satellite d’observation de la forêt amazonienne, le CBERS-4a. Pour Fabiane Borges il apparaît clairement que dans la guerre commerciale entre la Chine et les Etats-Unis, Jair Bolsonaro préfère s’aligner sur ces derniers. Le programme CBERS, lancé il y a 20 ans aide les systèmes de télédétection qui surveillent les feux de forêt intentionnels et les émissions de gaz à effet de serre, ce qui va à l’encontre des intérêts réunis des Etats-Unis et du Brésil en matière de production de soja selon Donald Trump et Jair Bolsonaro. Par ailleurs, cette situation est renforcée par la signature cet hiver d’un accord spatial entre les Etats-Unis et le Brésil pour des lancements américains depuis le centre spatial d’Alcântara situé dans le Nord-Est du Brésil, ce qui a été interprété comme un message visant à réduire les partenariats avec la Chine.
La mission du satellite CBERS-4a, qui doit être lancé cet automne, est d’étendre et d’améliorer technologiquement un programme dont le principal succès a été d’aider le Brésil à lutter contre la déforestation en Amazonie et dans d’autres biomes vulnérables en fournissant des images en temps réel des incendies et autres causes de perte forestière. Le programme satellite Chine-Brésil fournit des informations aux organes de contrôle qui peuvent même leur donner la possibilité d’appréhender les coupables dans l’acte. Par ailleurs, le Brésil doit normalement lancer seul en 2020 le satellite Amazonia-1 pour la surveillance de la déforestation et de la croissance de l’agriculture, en espérant que ce programme ne soit pas compromis par la politique du gouvernement brésilien actuel.
Après ces conversations bien éclairantes, les participants à l’atelier se retrouvaient à l’extérieur pour écouter la performance sonore des artistes de Dimension Plus.
Le programme STWST48x5 à Stadtwerkstatt.
Makery reviendra prochainement sur les 40 ans du festival Ars Electronica et sur le Golden Nicca remis à l’artiste Paul Vanouse.