Au Nowhere Festival, équivalent européen du Burning Man, les makers ont trouvé un terrain de jeu pour déployer leurs compétences. Objectif: assurer l’autonomie totale de leurs camps en eau, énergie et nourriture durant une semaine. Et créer de la beauté dans des conditions extrêmes. Notre chroniqueur a suivi l’équipe du Bababarrio.
Chroniqueur en résidence (Feral Labs Network), texte et photos
A trois heures à l’ouest de Barcelone, sur la route de Saragosse, nous bifurquons vers le désert espagnol de Los Monegros en Aragon, un chemin vers nulle part. La piste de terre nous couvre de poussière alors que notre voiture se faufile entre de hautes mesas dignes d’un western dans le Sud-Ouest américain. Nous sommes en route pour le festival Nowhere, l’équivalent européen du Burning Man.
Ce festival est aussi méconnu que le second est célèbre. Fondé en 2004, le Nowhere rassemble 3 500 personnes contre 70 000 pour son grand frère américain. Et pourtant, on y trouve le même esprit. Voire une taille plus humaine.
Dômes géodésiques et containers maritimes
Devant nous, une cité éphémère dédiée à l’art et à la fête est en train d’émerger sur la page blanche qu’offre le désert. Il fait encore 40 degrés et une tornade de poussière tourne à l’horizon. Le festival ouvre le lendemain et des équipes s’activent en tous sens pour tendre des bâches et des sangles à cliquet. Dans la lumière dorée de la fin du jour, on aperçoit à l’arrière plan des dômes géodésiques, des containers maritimes et la haute silhouette des chapiteaux. Quelques guirlandes lumineuses tracent déjà des traits roses sur l’indigo.
Tout ceci a été amené sur place par des participants comme nous. Car au Nowhere, il n’y a pas d’artistes, pas de consommateurs, chacun est participant. C’est l’une des dix règles du Burning Man, avec l’autosuffisance, le zéro-commerce et le zéro-déchet.
Le billet à 170 euros ne donne donc droit à rien si ce n’est la présence de toilettes et de services de secours (et tout de même quelques subventions pour les projets artistiques ou technologiques les plus ambitieux). C’est aux participants d’apporter leur eau, leur nourriture, leur énergie. Mais aussi leur musique et leurs installations artistiques. Et cela fonctionne au-delà des espérances.
Cage à hamster géante
Chaque camp rivalise pour construire les structures les plus accueillantes ou les plus audacieuses. Une immense tente de velours rouge aux airs de cabaret côtoie un camion DJ transformé en caméléon hérissé de néons, un labyrinthe de toile avec des salles secrètes, une cage à hamster géante qui crache des flammes… Tout est possible au Nowhere.
Et c’est ce qui m’a mené à rejoindre un « barrio ». Un camp d’une cinquantaine de personnes, qui permet de mettre en commun la logistique et de mener des projets plus ambitieux que si l’on vient seul avec sa tente et sa glacière en mode « freecamp »
Son nom ? Le Babababarrio. Le groupe fête sa deuxième année et rassemble essentiellement des parisiens. La plupart ont la trentaine et travaillent dans l’art, l’architecture, le design, la communication, des adeptes du Do-It-With-Others (DIWO) qui ont trouvé ici un terrain de jeu pour s’épanouir.
200 événements Burn
Le mouvement Burn s’étend à travers le le monde depuis son apparition à la fin des années 1980, et compte déjà 200 événements. Outre le Burning Man au Nevada, on compte notamment le Mid Burn en Israel, l’Afrika Burn en Afrique du Sud. Et plusieurs petits festivals en Europe comme Borderland en Suède, Nest au Royaume-Uni, Where the Sheep Sleep aux Pays-Bas, Crême brûlée en France… et bien sûr Nowhere.
Pour mener à bien leurs projets, les «burners » se préparent des mois à l’avance. Dès février, des rencontres permettent de constituer l’équipe de notre barrio, et celle-ci s’organise sur Slack et Google Drive. Comme j’ai bricolé un petit générateur solaire de 20W l’année dernière, je suis bombardé « lead électricité » du camp. A moi de trouver comment répondre aux besoins de 50 personnes !
Un plan se dessine rapidement : construire un générateur solaire avec des composants d’occasion, le plus puissant possible tout en restant sous la barre des 500 euros. Et lui rajouter un petit générateur thermique pour alimenter notre sound system les soirs de fête.
Douche électrique et boissons glacées
Plusieurs nuits blanches plus tard avec mon compère Simon dans son atelier, nous avons un générateur solaire fonctionnel. 210W, 190Ah de batteries dans une boite étanche. Soit dix fois plus puissant que la version précédente. Nous avons aussi bricolé plusieurs dizaines de mètres de guirlandes LED, une pompe à eau pour alimenter notre douche et notre évier. Et j’ai même enseigné l’art du climatiseur par évaporation à trois personnes !
Car ce n’est pas parce nous serons dans le désert qu’il faut renoncer à tout confort. Appartenir à un camp permet de se laver, d’avoir au moins deux repas par jour, un grand espace d’ombre et généralement un bar avec des boissons glacées. Le tout pour environ 150 euros la semaine.
Un coût relativement élevé mais qui nous permet de dépenser par exemple 1 700 euros dans la location d’un camion, ou 1 300 dans l’achat d’un demi container maritime. Le genre d’investissement qu’on ne fait pas pour un simple week-end entre amis, mais qui nous feront faire des économies à l’avenir.
Pour notre structure d’ombre principale, les architectes du Bababarrio ont réalisé un chapiteau de onze mètres de diamètre à l’aide d’un poteau central, de sangles à cliquet et de toile d’ombrage. Il a fallu coudre des dizaines de mètres de filet, creuser des tranchées pour les ancres, lever des poteaux… mais le résultat est là. D’autant plus que notre Team Déco lui a donné un style « jungle » avec des guirlandes en plastique upcyclé et du film dichroïque aux couleurs irisées.
Massage thaï et crochetage de serrures
Notre petit chapiteau est parfait pour piquer une sieste dans un hamac, ou organiser des workshops l’après-midi. Du yoga au massage thaï en passant par les moulages corporels ou le crochetage de serrures, les festivaliers s’y pressent. Du moins en journée, car la nuit nos guirlandes LED souffrent encore de quelques court-circuits…
D’autres camps vont plus loin dans leur quête du confort. Au No Camp Camp, on peut se faire refroidir la tête dans un casque de coiffeur bricolé, tout en savourant une délicieuse bière blanche allemande tirée à la pression. A Solonia Wilds, des polisseuses de carrosserie permettent de se masser le dos avec des moumoutes vibrantes. Ailleurs on a creusé un restaurant souterrain d’une dizaine de mètres carré. Ou installé des brumisateurs automatiques et même une piscine !
Les meilleures inventions peuvent recevoir des bourses d’innovation, et sont ensuite publiées sur un site wiki. Dans ce domaine, le barrio SolarPunk se distingue. Une dizaine de panneaux solaires entourent le camp. Ils alimentent un congélateur qui contient les repas déjà préparés de l’équipe dans de petits sachets biodégradables que l’on réchauffe au micro-onde. Et luxe ultime, une cabane en panneaux d’isolation permet même de redécouvrir les joies de la climatisation !
Récup’ et énergies renouvelables
« Le tout a été bâti avec du matériel 100% récup’ et des énergies renouvelables », annonce fièrement Tom Allen, l’un de ses fondateurs. Même la caravane derrière lui a été sauvée de la casse avant sa destruction.
Pour le trentenaire britannique, le Nowhere est un aperçu de ce que pourrait être le monde de demain, avec une société véritablement écologique et démocratique. Et c’est la raison qui l’a poussé à nommer son barrio Solarpunk. Un courant de science fiction encore minoritaire, qui imagine les humains reconstruire des utopies soutenables après l’effondrement.
Et en regardant autour de nous, on pourrait y croire à cette nouvelle société. Sans chefs, sans argent, elle parvient néanmoins à créer de l’abondance et de la beauté. Un espace hors du temps et hors de la société. Devant nous, un couple se balade entre des installations artistiques avec des guirlandes dans leurs chapeaux. Un mammouth géant leur fait face et son squelette s’illumine soudainement, accueilli par des cris de joie.
Faut-il se libérer de l’argent pour retrouver la créativité ? Une société basée sur le don est elle plus écologique que celle basée sur la rareté ? Et surtout, comment s’organise-t-on entre êtres humains sans chefs et sans se taper dessus ? C’est avec toutes ces questions que je repars du Nowhere. Mais je n’ai pas fini d’y retourner pour en apprendre plus !
Le site du Nowhere Festival.
Jean-Jacques Valette est chroniqueur en résidence 2019 du réseau Feral Labs.