Plateau Urbain: « l’alternative au capitalisme c’est l’hybridation, les communs, l’archipel » (2/2)
Publié le 12 août 2019 par Arnaud Idelon
Est-ce qu’investir les espaces inutilisés peut être un facteur contribuant à la relocalisation de la production en ville ? Seconde partie d’un grand entretien d’été sur le thème des espaces de création et de la fabcity à Paris avec Simon Laisney et Paul Citron de la coopérative Plateau Urbain, qui œuvre au quotidien à la résorption de la vacance.
Moins visible auprès du grand public que les lieux eux-mêmes, mais incontournable pour tout l’écosystème d’acteurs de l’urbanisme transitoire, la coopérative Plateau Urbain a été l’une des structures pionnières de la diffusion de l’urbanisme transitoire en France et de l’instauration de ce cycle de confiance entre différents acteurs de la fabrique de la ville, en se positionnant dès leur création en 2013, comme interface entre plusieurs mondes et filières. Leur cheval de bataille : mettre la vacance immobilière au service de l’intérêt général, permettre – en l’outillant – à l’alternative de se développer dans la ville contemporaine. Rencontre au long cours en deux parties (lire la première partie) avec Simon Laisney et Paul Citron, chevilles ouvrières de la coopérative respectivement comme Directeur Général Fondateur et Directeur du Développement, qui évoquent à Makery leurs intuitions de départ, leurs parti-pris et doutes, ainsi que leur vision de la ville d’aujourd’hui, de demain et d’après-demain.
Comment est-ce que le contexte a évolué depuis les premières heures – notamment du côté des propriétaires et commanditaires ? On entre progressivement dans un climat de confiance ? Quels ont été les arguments, les leviers et les outils pour l’installer ?
Paul Citron : L’outil principal au début, c’est la cravate. Pour montrer au propriétaire que tu respectes ses enjeux et ses codes, c’est l’outil le plus utile.
Simon Laisney : Blague à part, les deux premières années, on a multiplié les rendez-vous et les salons. On est allé parler de cette intuition auprès de réseaux que l’on connaissait. On savait où rencontrer les gens. On maîtrisait leur l’habitus, et ça nous a servi. Il a fallu montrer que l’on savait sortir des projets (petits au début, avec des rythmes très courts puis à mesure de plus en plus longs) et les gérer. La dernière étape pour installer ce climat de confiance, c’est quand tu rends les clés. On est arrivés au bout de plusieurs cycles d’occupation, et on a su montrer que tout au long d’un projet, du début à la fin, on sait gérer. Apparemment, il y a des externalités positives pour le propriétaire comme pour les occupants, puisque certains propriétaires nous re-confient des bâtiments, et certains occupants nous suivent de site en site.
PC : Notre prochain outil, c’est celui de l’évaluation : on sait que ce qu’on fait est utile, mais on veut être en capacité de le prouver. On a donc commencé à travailler sur une plateforme de mesure d’impact pour les lieux hybrides en général, qui s’inscrit dans un faisceau d’usages, de projets et d’acteurs qui défendent les mêmes valeurs et se trouvent confrontés aux mêmes problèmes de crédibilité. Il s’agit de réfléchir tous ensemble à comment on s’organise pour mesurer l’impact de ce qu’on fait et pour justifier du crédit que l’on nous donne. Le crédit, c’est le crédit symbolique d’une part, la légitimité, mais c’est aussi le crédit économique, c’est-à-dire l’accès aux crédits bancaires. Aujourd’hui, une structure comme la nôtre y a accès facilement, contrairement à d’autres porteurs de projets, et l’on sait combien c’est important. Cet outil de mesure d’impact, il part de considérations très concrètes et cherche à aider les porteurs de projets à se financer, et à les mettre en capacité de parler avec des décideurs et des financeurs. Il peut aider à légitimer leurs objectifs, à montrer qu’ils sont atteignables, parce que d’autres, dans d’autres contextes, l’ont déjà fait, puis à prouver qu’ils sont atteints.
Cet outil de mesure d’impact est l’un de vos projets du moment. Il est financé par le label French Impact, vous avez recruté une équipe et réuni de nombreux acteurs de la fabrique de la ville pour le construire collectivement. Quel est sa destinée par la suite ?
PC : L’outil de mesure d’impact a vocation à être libre, assumé et construit collectivement. Il y a une histoire entre PU et le monde du logiciel libre. Ce sont des mecs qui sont venus nous chercher à un moment en nous disant que nous étions des hackers, des hackers de bâtiments, trouvant le moyen d’entrer dans un bâtiment et d’en abolir la propriété. Aujourd’hui on a embauché l’un de ces gars pour développer cet outil qui ne marchera que s’il est réapproprié, et même détourné. Cet outil a vocation à sortir de Plateau Urbain dès qu’il sera mûr, porté par une association ou une fondation, ou un fonds d’investissement solidaire. On a de l’argent public pour nourrir le moteur, à un moment c’est donc logique que l’outil revienne dans le giron commun.
Est-ce que le Grand Paris est un contexte singulier en France dans la prise en compte de l’urbanisme transitoire par les politiques publiques ?
SL : Le Grand Paris c’est le premier marché tertiaire d’Europe avant Londres. Mécaniquement il y a plus de m2 disponibles, notamment depuis la crise de 1994. Il y a le prix du foncier et l’immobilier qui fait que le temporaire est plus attractif en Ile-de-France. L’appétence des pouvoirs publics pour l’urbanisme transitoire se généralise partout en France.
PC : Il y a une mise à l’agenda des politiques publiques de se dire qu’on ne peut pas continuer à laisser les choses vides, démolir et reconstruire. Ce que défend Patrick Bouchain depuis 30 ans. Ce sont des idées qui finissent par arriver, on est dans le bon timing.
SL : Au-delà du temporaire, c’est plus le concept d’un lieu ouvert, partagé, avec un écosystème, une portée sociale, qui réunit plein d’activités qui va attirer les gens et fédérer, qui séduit. Dans l’emploi de bâtiments, il y une dimension écologique qui monte dans l’opinion publique. Il y a une conscience de l’utilité du bâti, il y a un bon sens à utiliser le bâti délaissé, que ce soit pour l’opinion publique et les propriétaires. Pour ces derniers, il ne manquait que les outils (juridiques, techniques, numériques) pour les rassurer.
« Lieu ouvert, partagé, avec un écosystème, une portée sociale… », tu es en train de décrire un tiers-lieu. Pourtant vous n’utilisez que très peu le terme, lui préférant celui de « lieu hybride ». Qu’est-ce qui prévaut à ce choix ?
PC : On hésite parce que le mot tiers-lieu est un peu galvaudé, il y a un peu à boire et à manger.
SL : Au début de Plateau Urbain, on a eu la chance d’être proche des réseaux de tiers-lieux. Il y avait déjà deux écoles. D’une part, les puristes du tiers-lieux à qui tu ne pouvais t’adresser que si tu avais lu une pile incommensurable de livres, maîtrisé tous les concepts, tenants et aboutissants. Et on s’est dit que si l’on appelait nos espaces tiers-lieux ce n’était même pas sûr que ça rentre dans la définition des puristes. On n’a pas voulu s’approprier ce terme, d’autant plus que d’un autre côté, il y avait d’autres personnes qui le faisaient de manière commerciale. Aujourd’hui, on est un peu partagé entre des lieux hybrides avec une grande liberté d’usages, de pratiques, de personnes mais en même temps on se dit que maintenant que tout le monde comprend ce qu’est un tiers-lieu, on aurait peut-être intérêt à s’y intéresser un peu plus.
PC : Il y a toujours un danger à être excluant, à se reporter sans cesse à des valeurs théoriques, au risque d’oublier de s’opposer aux véritables tentatives de récupération du mouvement. Le second danger, c’est qu’à trop vouloir séparer le bon grain de l’ivraie, on oublie qu’au niveau macro on peut tous aller dans le même sens. Et puis surtout, il y a une histoire de contexte. Est-ce qu’un espace de coworking à Belleville c’est un tiers-lieu ? Peut-être pas, mais le même en zone rurale, ça peut le devenir. Tu as envie de t’en revendiquer ? Très bien. C’est ce que dit Julien Beller du 6b : « récupérez-nous les gars, allez-y, ça veut dire qu’on pèse ».
Le Python, projet d’occupation temporaire présenté par la responsable du site Margaux Latour:
Le 3ème Forum des Lieux Intermédiaires et Indépendants organisé par la CNLII aux Ateliers du Vent en juin dernier à Rennes a montré du doigt l’urbanisme transitoire – et les tiers-lieux – comme représentants d’un passage à la commande (publique ou privée) là où la génération précédente prenait racines dans des initiatives spontanées de la société civile. A ce titre, la nouvelle génération dont vous faites partie serait instrumentalisée. Quelle est votre position ?
SL : Tout simplement que la commande fait mauvais ménage avec le principe de programmation ouverte, ou de programmation en action, qui est le nôtre. Il ne peut pas y avoir de commande d’un propriétaire dès lors que l’objet n’est pas défini a priori.
PC : C’est une génération qui est très marquée par l’idéologie du projet (projet culturel, associatif, social, etc.) Nous on serait plus dans la veine de Patrick Bouchain de dire qu’il y a des valeurs, des méthodes, des modèles (juridiques, économiques, etc.) et que le projet ce n’est pas à nous de le porter mais aux occupants du lieu. A eux de définir la manière dont ils veulent se l’approprier, et c’est sans doute très différent de ces lieux intermédiaires et indépendants, qui restent fortement marqués par un paradigme de projet. Là où eux voient une séparation entre les bons qui œuvrent au service de l’intérêt général et les mauvais qui font des trucs au service du Grand Capital, moi je verrais plutôt une démarcation entre des gens qui ont un projet, une vision, qui la portent, et d’autres qui veulent laisser les choses plus ouvertes et moins définies. C’est précis, ça correspond aux valeurs politiques de cette génération qui a grandi dans un monde où l’on pouvait encore penser que le marxisme était l’alternative au capitalisme quand nous sommes la génération qui pense plutôt que l’alternative au capitalisme c’est l’hybridation, les communs, l’archipel. L’enjeu c’est de permettre à ce qui peut être beau, utile (ou inutile d’ailleurs) et qui advient au coin de la rue d’exister, et de lui faire de la place. On est plus Italo Calvino que Karl Marx. Après, on travaille à donner de la valeur d’usage à ce qui n’a pas de valeur d’échange, et ça c’est du Marx dans le texte. Mais ce n’est pas comme cela qu’on le revendique. Ce sont aussi des modalités de référence à des théories politiques qui sont à mon avis plus hybrides, tout simplement.
Ces lieux sont-ils des caisses de résonance pour l’engagement, l’implication citoyenne ? C’est un élément de discours très diffusé, est-ce une réalité que vous observez ?
SL : Pour ce qui est des lieux mixtes comme Les Grands Voisins, comme Les Cinq Toits ou encore Coco Velten, ce sont des espaces qui sont des plateformes de participation citoyenne, voire même de solidarité. D’avoir des espaces-temps sur lesquels tu communiques localement permet l’engagement, parce que tu facilites le fait de le faire. Pour avoir travaillé dans ces lieux, c’est vrai que la proximité de la possibilité de l’engagement citoyen – auprès des travailleurs sociaux et de l’hébergement d’urgence notamment – fait que tu vas le faire beaucoup plus naturellement. C’est une vision positive de la société que de se dire qu’il y a l’envie, et qu’il faut faciliter le passage à l’acte par la proximité et le fait de rendre les choses visibles. Quand tu bosses aux Grands Voisins et que tu vois que l’accueil de jour commence à être saturé, que des files d’attente s’étirent dehors sous la pluie, tu as forcément des occupants qui vont se mobiliser pour servir le thé, apporter des gâteaux, des parapluies, etc. C’est une pédagogie vers la solidarité que permettent les lieux mixtes. C’est réel, ça ne ressort pas du concept à mon sens.
Dans la programmation effective de nos bâtiments, il y a 50% des espaces qui sont en commun. Il y a une forme de responsabilisation (et de non-infantilisation) de nos utilisateurs qui peut amener un changement dans la définition de ce que doit être un espace de travail. On a des résidents qui sont partis d’un incubateur pour venir aux Grands Voisins, pour repartir dans le marché classique, et enfin revenir dans un de nos sites, en payant au prix du marché, pour continuer à être dans l’écosystème. Cette diversité au quotidien, ces espaces de partage, l’attitude générale manquaient à leurs salariés. Pour avoir testé plein de configurations, l’architecture même du bâtiment peut-être un accélérateur fou de participation à un projet collectif. L’injonction à participer se fait moins dans des dispositifs (type animation de communauté) que dans la manière dont tu vas programmer ton lieu, pour que le lieu de vie et de rencontre soit aussi un lieu de passage.
Comment ces sites demain peuvent-ils reconfigurer la face de la ville, notamment au niveau de l’économie circulaire ?
SL : Là où cela vient nourrir un peu la réflexion c’est sur la question de la mixité d’usages, le fait d’avoir de l’artisanat à côté d’une agence de design, d’initier des synergies, et d’aller au-delà d’une méconnaissance des métiers et des rythmes. Cela vient nourrir une réflexion sur les rythmes diurnes et nocturnes de la ville. Cela peut donner des idées, et nourrir des programmations à venir, mais à part de grosses politiques volontaristes, je ne vois pas comment l’urbanisme transitoire peut ramener à lui seul la production en ville.
PC : Il faudrait fait bouger de grosses machines, des politiques industrielles à l’échelle macro, et il faudrait déjà qu’il y ait une taxe carbone, ça permettrait de ramener d’un coup pas mal de production en ville.
Plateau Urbain : l’économie collaborative des immeubles vides:
Quels seraient les pièges pour l’urbanisme transitoire demain ?
SL : Le danger je le vois éventuellement sur la partie événementielle, celle de la friche festive, où il y a un danger de laisser cela à des personnes qui ont des moyens de communication qui ne sont pas les mêmes et qui peuvent aligner plus de billets pour avoir un lieu. Là, il y a une mise en concurrence des acteurs culturels sur les friches, non pas au niveau du contenu, mais pour le plus offrant. Il y a un risque à ce que ça devienne un marché. Mais pour la vacance dédiée à l’activité (bureaux, ateliers), je ne pense pas que ça puisse arriver parce que sinon ça serait déjà fait : si ce créneau de dents creuses, avec des contrats courts, avait trouvé une économie réelle dans le marché et qu’il y avait vraiment de l’argent à se faire, je fais bien confiance au secteur immobilier pour en faire dessus. Mais peut-être que je ne vois pas le danger arriver.
PC : Il faudrait pouvoir légiférer pour que la vacance soit exploitée à des fins d’intérêt général. Les pouvoirs publics peuvent aider à permettre que ces pratiques conservent cette vocation. Cela dépendra aussi de l’attitude des professionnels, et là franchement, plus il y aura de gens capables de travailler pour faire advenir ces projets, des gens avec qui on partagent les mêmes valeurs, plus on arrivera à faire en sorte que ces possibilités spatiales soient exploitées à des fins d’intérêt général et non pas à des fins marchandes.
Pour combien de temps en a l’urbanisme transitoire ?
SL : Peut-être que le terme disparaîtra, mais la pratique continuera. C’est mon souhait : que ça devienne tellement normal que ça se diffuse, sans être exceptionnel. Le côté mode va sans doute passer, mais il n’y aura jamais moins de vacance, à l’échelle macro du moins.
Qu’est-ce que c’est Plateau Urbain demain ? Vos territoires, vos métiers, vos équipes ?
SL : Avec 35 personnes, on est quasiment au maximum des effectifs que l’on souhaite avoir pour les prochaines années. On aimerait davantage travailler sur la définition d’un métier de gestionnaire de site, d’animateurs de communautés, et être à même de transmettre, d’aider, d’accompagner sur d’autres territoires. On deviendra des accompagnateurs, avec plusieurs casquettes, soit directement en activation, soit en accompagnement, soit via la mesure d’impact, dans la recherche de fonds ou encore la transmission d’outils et d’expériences. Ce qu’on a vraiment réussi à mon sens, c’est la frugalité dans l’aménagement des espaces. On a prouvé qu’un lieu pouvait fonctionner sans toute refaire à neuf, sans investir comme des grosses brutes, et cet aspect pourra permettre de diffuser plus largement ce genre de lieux, dans de nombreux contextes, dont les territoires ruraux, pour des petites communes ou des territoires aujourd’hui délaissés.
Retrouvez la première partie de cette entretien.
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