Nicolas Reeves : «L’harmonie n’est pas une notion pacifique»
Publié le 9 juillet 2019 par Dare Pejić
Avec sa « Harpe à Nuages », Nicolas Reeves explore les nuages en composant la musique. Entretien lors du symposium Garden the Sky Water à Paris, avant son retour en France en septembre pour les 500 ans du Château de Chambord.
Nicolas Reeves, artiste-chercheur de Montréal, a captivé le public avec sa conférence sur la Harpe à Nuages à la Maison de Métallos à Paris le 15 juin (lire notre compte-rendu). Ses sonorités composées avec les nuages sont à la fois mystérieuses et merveilleuses, et il faut un laboratoire pour entendre leur musique.
Pourquoi considérez-vous que les musiciens et les architectes sont parmi les premiers à identifier ou à incorporer les changements cosmologiques dans leur travail ?
Nicolas Reeves : Ils ne sont pas forcément les premiers, mais ils le font presque systématiquement. Ceci remonte à la Grèce antique, où vous avez un nouveau modèle cosmologique, les nouvelles formes du cosmos. Ils créent de nouveaux systèmes d’ordre et d’organisation, et c’est plutôt facile d’observer que ces systèmes ont été intégrés à la musique et à l’architecture. Ils ont également été incorporés à d’autres formes d’art, mais pour plusieurs raisons, la musique et l’architecture y sont particulièrement réactives. La connexion entre la musique et l’architecture est absolument intime, depuis au moins 25 siècles. Personne ne sait exactement pourquoi, mais beaucoup d’architectes disent que l’architecture est comme de la musique figée et on remarque que les musiciens et les architectes ont un certain nombre de mots et de termes en commun. Peut-être parce qu’ils créent le monde, quand on écoute de la musique, le monde change autour de nous — de manière étrange, mais la musique change effectivement le monde. Les architectes changent aussi le monde, ils changent la réalité du monde où on habite tous.
On a dit que l’architecture est à l’espace ce que la musique est au temps. Parce que les architectes arrangent, distribuent et organisent les masses dans l’espace, et les espaces entre les masses. Et ils travaillent sur la transition entre les deux. Les musiciens arrangent, distribuent et organisent les sons et les silences, et ils travaillent aussi sur la transition entre les deux.
Dans les deux cas l’organisation se ressemble, mais l’un est dédié au temps, l’autre à l’espace. C’est un énoncé vraiment approximatif, car l’architecture est aussi une question de temps. L’architecture a une relation intime avec le temps, et la musique a une relation intime avec l’espace. C’est une très bonne illustration de la relation entre les deux. Tous deux ont une connexion cosmologique.
Vous travaillez avec quatre profils différents dans votre laboratoire. Y a-t-il une raison pour laquelle l’art, la science et la technologie fonctionnent si bien ensemble ?
Oui, on produit de l’art dans les universités. Ils fonctionnent bien ensemble parce qu’ils appartiennent au même monde. Ils parlent du même monde, ils agissent sur les mêmes mots. C’est une bonne chose qu’ils fonctionnent bien ensemble. Si l’un essaie de travailler seul, il ne parle pas du monde. Au Canada, depuis 30 ans, nous avons cette notion de recherche-création, qui commence à être considérée au même niveau que la recherche pure et la recherche appliquée en tant que domaine valable pour produire le savoir. Tous les trois — art, science, technologie — ont chacun un cadre de référence différent. Si la recherche pure essaie de décrire « comment est le monde » et la recherche appliquée essaie d’agir sur le monde, la recherche-création se préoccupe du sens et de la signification, ce qui appartient essentiellement au domaine de l’art.
Il s’agit vraiment d’un nouveau champ de recherche, plus récent que les deux autres. Il essaie toujours de se définir, de se stabiliser, mais il est entièrement pluridisciplinaire, donc il incorpore le savoir scientifique, le savoir artistique et le savoir technologique d’une façon très naturelle.
C’était aussi le cas de la harpe ? Vous avez parlé du contexte historique, avec le développement de la harpe éolienne. Où et quand sont entrés en jeu les nuages ?
Je l’ai abordé très brièvement dans la conférence. J’ai appris que Feigenbaum avait démontré que les nuages sont des objets organisés, d’une nouvelle forme d’organisation, ce qui revient essentiellement aux théories du chaos et des objets fractals de Mandelbrot et Feigenbaum. Alors je me suis dit que je pouvais essayer de créer des objets à partir de géométries des nuages, mais j’ai commencé par créer des objets, des architectones, de petites sculptures architecturales. Au lieu de faire référence au nombre d’or ou à un type de modularité dans le style Corbusier, elles étaient basées sur la géométrie du nuage. Ensuite, comme je considère que l’architecture et la musique sont étroitement liées, je me suis dit que j’allais composer un fond musical, avec de la musique composée à partir de la géométrie du nuage. Je l’ai fait à la main, c’était un travail assez laborieux et ennuyeux. La musique était ennuyeuse, absolument sans intérêt, mais elle venait d’un nuage.
Ensuite, mes amis physiciens m’ont appris que je pouvais lire le nuage directement avec un système laser. Je pouvais alors composer manuellement et lire le nuage directement. J’aurais donc à la fois l’architecture et la musique du nuage. Voilà l’origine de la Harpe à Nuages. Elle est née de l’idée de l’architecture et de la musique, que l’ordre du monde vient des nuages qui distribuent les masses dans l’espace, ainsi que les sons et les silences.
Les nuages en tant que matière première donc. Mais les nuages étaient déjà en train de faire de la musique avant que nous ayons les instruments qui permettent de les entendre ?
Comme tout élément du monde, la notion d’harmonie dans le monde est très ancienne. Dans la Grèce antique il existait une notion de l’harmonie des sphères, qui n’est plus valable en termes scientifiques. N’empêche que c’était ce modèle cosmologique qui a prévalu pendant 25 siècles, depuis la Grèce antique jusqu’à la fin de la Renaissance et la naissance de la science moderne. Ce modèle a tout réglé, les phases de grossesse des femmes, les lois, l’économie, tout ! L’idée c’était, si vous pouvez avoir un nouveau « vous » (self), si vous arrivez à équilibrer les différents agents qui existent en vous avec la même harmonie que celle des planètes, de la musique, de l’architecture, alors vous mènerez une vie harmonieuse. Mais ces influences sont conflictuelles. L’harmonie n’est pas une notion pacifique. L’harmonie résulte d’un conflit entre forces opposées, mais les forces sont toujours là.
Ceci était très important pour tous les modèles cosmologiques jusqu’à la fin de la Renaissance. Il y avait des attaques très violentes contre l’harmonie des sphères, les superstitions et tout le reste. L’harmonie a alors perdu toute possibilité de décrire ou de fournir un univers valable, mais la science contemporaine fait toujours appel à des modèles musicaux dans plusieurs aspects. C’est étonnant de constater d’ailleurs que certaines théories parmi les plus importantes aujourd’hui sont nées d’analogies musicales, par exemple les trois lois de Kepler sur le mouvement planétaire, ou De Broglie, qui a déterminé la distance entre le noyau atomique et l’orbite électronique. Ainsi que plus récemment avec la théorie des cordes, qui n’est pas encore démontrée. Même si l’harmonie des sphères n’est plus valable, la musique reste très présente.
La Harpe à Nuages sur le toit de l’Université du Québec à Montréal (UQAM), 2009 :
Le son d’une harpe diffère-t-il d’un lieu à un autre, par exemple entre Montréal et Pittsburgh ?
Ce n’est pas une question facile. Si la harpe fonctionnait comme un thermomètre, autrement dit si elle traduisait les nuages formellement et directement, alors on entendrait certainement la différence, car les nuages à Pittsburgh, à Moscou ou à Hambourg ne sont pas pareils. En fait chaque lieu permet la composition d’une symphonie, d’un atmosphère à partir des nuages. Et comme c’est nous qui la composons, nous composons à partir de l’ambiance, de la sphère, de nos impressions, nos émotions… donc les compositions sont très différentes. Surtout à cause des compositeurs, mais aussi à cause des nuages.
Y a-t-il encore des endroits où vous voudriez placer la harpe ?
Bien sûr, beaucoup. Des endroits où il y a beaucoup de nuages. J’aimerais aller dans n’importe quel pays dans les tropiques en été, parce que les paysages de nuages sont magnifiques dans cette région. Une vraie architecture de nuages, toutes ces couleurs… J’aimerais présenter la harpe au Brésil. J’y suis allé pour d’autres installations. Au Royaume-Uni aussi, absolument. C’est le pays des nuages ! En automne à Londres, de septembre à décembre. Le temps ensoleillé sur quatre mois était de 20 minutes au total. Au moins j’ai un instrument musical grâce auquel les gens pourraient apprécier les nuages ! Nous l’avons présenté à Lyon en France. Il y avait des jours ensoleillés et d’autres nuageux, il se trouvait près du fameux Parc de la Tête d’Or. Lorsque le ciel se couvrait, les gens se rassemblaient autour de la harpe. Quand les nuages se dispersaient, les gens faisaient pareil. C’est une occupation du temps, quand il fait mauvais dehors la harpe chante.
Quelles ont été les réactions à la Harpe à Nuages ?
La plupart des réactions étaient positives. Les gens aimaient l’instrument, certains venaient dormir près de l’instrument, dans le nord du Québec ils sont venus avec leurs sacs de couchage. Il y avait quelques réactions négatives, mais c’est dans l’ordre des choses dans les arts. Les gens peuvent l’adorer ou pas. Certains refusaient de croire que l’instrument pouvait marcher. Par simple ignorance ! Au Québec il y avait un journaliste qui n’arrivait pas à y croire. Il pensait que je cachais un magnétophone à l’intérieur de la harpe. Elle comportait un laser assez puissant orienté vers le ciel. A un moment le journaliste a aperçu la machine à laser et il voulait regarder dedans, alors je l’ai retenu en disant « Ne regardez pas dedans, vous allez devenir aveugle ! » Lui a répondu : « Ah, c’est là où vous cachez le magnétophone ! » Alors je lui ai dit « Allez-y regardez, et demain on fera la une de tous les journaux, parce que vous allez finir aveugle. » Ce n’est pas vraiment ce que je recherche (rires).
C’était au nord du Québec, en pleine nature. D’habitude vous placez la harpe dans un lieu urbain. C’est une décision consciente ?
Non. Je joue là où l’on m’invite. Dans le nord du Québec, c’était dans un beau parc urbain, avec beaucoup d’arbres tout autour, la meilleure situation. Par contre dans le nord de la France au Fresnoy, où se trouve une école d’arts et médias très connue et où le parc est très beau, il n’y avait pas d’arbres. Le plus important, et le plus beau, c’est d’être entouré d’arbres.
Ce sera le cas de votre prochain projet en France?
L’installation ne sera pas la harpe, mais à l’intérieur du Château de Chambord. L’architecture du château sera traduite directement en harmonie sonore. On l’a fait avant dans une cathédrale gothique dans le sud de la France. Cette fois on le fait à Chambord, qui a une architecture beaucoup plus complexe et difficile à transposer.
Les nuages sont-ils devenus moins intéressants maintenant que vous en êtes expert ?
On peut toujours apprendre des choses. Etre professeur et chercheur veut dire être motivé d’abord par la curiosité et l’exploration. Il y a toujours quelque chose à découvrir, même dans les choses les plus ordinaires.
En savoir plus sur la Harpe à Nuages de Nicolas Reeves et le symposium Garden the Sky Water