En amont de la 2ème Digital Naturalism Conference à Gamboa au Panama en août 2019, Makery a interviewé Andy Quitmeyer, instigateur de Dinacon, Dinalab et le début du mouvement DiNa.
Pour ceux qui ne connaissent pas Andy, ses titres risquent d’intimider : la Digital Naturalism Conference (Dinacon, conférence sur le naturalisme numérique) est plutôt une parodie du symposium académique, poseur et inefficace—un camp d’été participatif ouvert à toute personne qui s’intéresse à l’art-tech-science-nature pour créer et collaborer dans la jungle ; le Digital Naturalism Laboratories (Dinalab) n’est ni plus ni moins que la maison que lui et sa femme viennent d’acheter à Gamboa au Panama et qu’ils sont en train de rénover en medialab, makerspace et résidence art-tech.
Le Dr Andrew Quitmeyer—qui n’est rien de moins qu’expert en médias numériques, ingénieur industriel, documentariste, designer et ex-professeur à l’Université Nationale de Singapour—est un vrai aventurier qui explore les interactions entre les animaux sauvages et les appareils numériques, qui mène des projets, ateliers et Hiking Hacks multidisciplinaires afin de porter l’électronique DIY en pleine nature sauvage, aux Etats-Unis, Panama, Philippines, Madagascar, Chine, Cambodge, Thaïlande, Turquie, Equateur, Galápagos et autres, dont la recherche a inspiré la série télévisée Hacking the Wild… et qui est par ailleurs un type sympa avec une vision claire de notre avenir harmonieux et durable, en interaction avec des créatures non-humaines, dans la forêt.
Quelle est l’origine du Digital Naturalism ?
Tout a commencé lorsque je travaillais dans un labo de robotique associé à un labo de biologie. Ils étudiaient les fourmis, ils pouvaient recevoir une bourse pour commissionner un labo de robotique à développer de la vision assistée par ordinateur pour leurs fourmis, ce genre de choses. Moi je travaillais du côté de la robotique, et j’étais un peu déçu : il y avait beaucoup de pression pour faire dans l’interdisciplinarité et les collaborations, mais cyniquement, il semblait que les gens étaient tout simplement en train de cocher des cases. On se réunissait environ une fois par an, puis on se mettait à travailler chacun de notre côté. Tout aussi cyniquement, il semblait qu’il y avait peu d’argent disponible pour la science toute simple. Plus je travaillais dans cet environnement, plus je me rendais compte des limites de ce dont notre technologie était capable dans ce type de collaboration.
L’autre fruit à portée de main était le fait qu’on pouvait réellement aider ces biologistes de terrain. Ils font face à beaucoup de problèmes, mais ce sont toujours les choses beaucoup plus difficiles voire impossibles à réaliser qui attirent l’argent, plutôt que les choses dont les biologistes auraient besoin immédiatement sur le terrain et qui pourraient transformer tout leur travail et leur faire gagner des mois perdus dans des tâches simples. Au lieu de les aider à faire tout ça, on travaillait sur des gros projets idéalistes à long terme.
L’amorce de Digital Naturalism a donc été : comment la technologie numérique interactive peut-elle soutenir les valeurs des biologistes qui travaillent sur le terrain, vivent parmi leurs animaux, interagissent avec eux et en étudient les comportements dans des environnements naturels ? Au lieu de se demander « quelle technologie peut-on planquer dans la nature ? », plutôt penser « quelles sont les valeurs de la biologie de terrain et comment la technologie peut-elle les accompagner ? ».
Andy Quitmeyer explique son concept du « Digital Naturalism » (2016) :
C’est aussi un exercice de design pour faire co-évoluer un nouveau medium avec le plus ancien medium qui existe. Ce qui me fascine, c’est que, de toutes les choses qui existent dans l’univers, seulement deux choses ont des comportements : les créatures et les ordinateurs. Rien d’autre ne peut traiter des données, réagir à ces données et créer de nouveaux stimuli à l’intérieur de cet environnement. Je vois de belles interrelations entre les sens et les actions des créatures vivantes avec les sens et les actions des appareils numériques qu’on peut créer pour provoquer ce genre d’interactions dynamiques.
Ceci nous aidera à la fois à mieux comprendre comment fonctionnent les créatures vivantes et comment concevoir des ordinateurs plus robustes, plus intéressants, plus fascinants, et vraiment pousser les limites de nos comportements numériques—plutôt que de créer plus d’esclaves numériques, où c’est nous qui commandons absolument tout ce qu’ils veulent faire. D’une certaine façon, je veux libérer les ordinateurs pour qu’ils soient eux-mêmes un peu plus sauvages.
Une bonne façon de s’y prendre, c’est d’arrêter de concevoir exclusivement des choses anthropocentrées, en commençant par concevoir des choses qui fonctionnent avec les notions d’espace et de temps et les interactions avec le monde physique d’une créature non-humaine, qui interagissent avec cette créature sur un autre registre ou d’une manière dont on n’a pas l’habitude.
Justement, que se passe-t-il quand les gens travaillent sur ce genre de projets en plein milieu de la jungle ?
Ce qu’on a constaté le plus avec ces projets de labo dans la jungle, même chez les gens qui ont plus d’expérience sur le terrain, c’est qu’on est sans cesse ramené à constater que les modélisations produites par notre cerveau de, disons, la taille d’une fourmi, ou de l’angle d’un arbre ou un autre, ou tout simplement de la manière dont la forêt fonctionne, sont totalement différentes de la réalité telle qu’elle est. On voit des gens ayant peu d’expérience de terrain (et qui ont souvent tout un tas d’idées) arriver super préparés et fixés sur une seule idée très précise : « L’idée c’est ça, je vais aller dans la forêt, je vais l’installer, ça va être génial. » Et à chaque fois, ce qui se passe à chaque Hiking Hack, y compris avec moi, c’est dans ces premières 5 secondes où tu sors le truc auquel tu réfléchissais pendant des mois que tu te dis : « Ah, en fait ça va peut-être pas marcher… »
Au cours du tout premier Hiking Hack, on avait un petit laboratoire dans les arbres, là-bas. Ici, il y avait le ruisseau où on essayait de tester quelque chose avec les fourmis entre deux arbres. Même entre notre petit labo ici et les deux arbres situés à deux mètres, on pensait « je vais remplir ce truc et il va rentrer entre les arbres » puis on va là-bas et c’est « ah mais attend, dans ma tête c’est juste deux arbres perpendiculaires et ça rentre comme ça, mais en fait un des arbres à une racine de travers, alors maintenant il faut que je modifie le truc pour que ça rentre mieux… » C’était intéressant de voir, même sur une distance très courte, combien notre cerveau simplifie tout ce qu’on regarde quand on est en train de penser à tous ces autres aspects.
C’est super utile d’avoir ce feedback immédiat de l’environnement. C’est la raison pour laquelle on a commencé à faire ces Hiking Hacks. On faisait notre recherche dans un laboratoire à Gamboa au Panama, et la forêt était située à deux kilomètres. Plusieurs fois, on fabriquait en labo un nouvel appareil pour interagir avec les fourmis, puis on finissait par faire des allers-retours en voiture dans la forêt parce que l’appareil ne rentrait pas dans l’arbre, ou les capteurs étaient aux mauvais endroits pour surveiller les fourmis, etc. Alors finalement on s’est dit, mieux vaut embarquer tout le labo dans la forêt !
Quels sont les autres camps qui ont inspiré les Hiking Hacks et la Digital Naturalism Conference ?
Signal Fire s’approche le plus de mon premier prototype de Hiking Hack au Panama en été 2014. Déjà en discutant avec des amis, je proposais de faire tout notre travail de labo durant une expédition tout en nous déplaçant, pour voir si c’était possible. Ensuite j’ai découvert Signal Fire, qui proposait des randonnées camping où on faisait de l’art dans la nature. J’ai trouvé le concept super, alors j’ai participé à une randonnée de 9 jours en avril 2014. C’était vraiment pour tester combien de matériel je pouvais porter sur le dos, si ça valait vraiment la peine de faire de la soudure en pleine forêt, toutes ces questions dont je n’avais aucune idée.
Signal Fire est super cool aussi parce qu’ils intègrent des discussions sociales et différents concepts d’activisme, en plus de la nature qu’on est en train de traverser et d’explorer, en plus de la création de projets artistiques et des autres expériences qu’on est en train de vivre ensemble. C’était très inspirant, d’essayer d’élargir la portée, ou du moins de ne pas limiter la portée de cette expérience, d’avoir toutes ces tentacules de la technologie et de l’environnement et des relations humaines et sociales qui s’entrelacent, parce qu’on ne peut pas simplement les ignorer.
L’autre grande influence pour Dinacon était mon expérience à PIFcamp en Slovénie. C’est Marc Dusseiller [l’instigateur de Hackteria] qui m’a présenté à Marko Peljhan [l’instigateur du Makrolab]. Ensuite on m’a invité à animer des ateliers là-bas en 2017. C’est vraiment cette expérience-là qui m’a aidé à faire le pont entre les Hiking Hacks, qui étaient plutôt des événements singuliers avec un petit groupe de 10 à 12 personnes. J’ai vu comment PIFcamp pouvait organiser très librement un événement à succès avec des gens venus d’horizons divers qui travaillaient ensemble entre un environnement naturel intéressant et tous les trucs technologiques qu’ils avaient emmenés avec eux, tout en s’amusant.
Puis à la fin de PIFcamp, ils avaient une journée portes ouvertes où les gens de la communauté locale pouvaient venir regarder tous les différents trucs bizarres que les participants avaient faits pendant la semaine. Comme PIFcamp avait aussi sa propre équipe de documentation, j’ai pu la voir en pleine action.
« Créatures » à PIFcamp 2017 :
A la fin de PIFcamp, donc, j’ai déclaré qu’on allait avoir Dinacon quelque part dans le monde l’année suivante. Que tous les participants de PIFcamp était invités et que ça allait être gratuit. Ceci même avant de décider où on allait le faire. J’étais tellement impressionné par PIFcamp : si eux peuvent le faire, nous aussi on peut le faire ! Ensuite quand je suis rentré à Singapour juste après en août 2017, j’ai rencontré Tasneem Khan [la co-organisatrice de Dinacon].
Mais la Digital Naturalism Conference provient également d’une véritable frustration avec les symposiums universitaires. Le but est censé être de réunir des gens dans un lieu unique pour échanger des idées, mais en réalité, tout le monde se précipite pour dépenser beaucoup d’argent en hôtels afin d’être proches les uns des autres, pendant qu’ils cochent les cases qui leur permettent d’ajouter une ligne de plus sur leur cv au moment d’être considéré pour la titularisation. C’est une des raisons qui nous a conduit à faire Dinacon : je pouvais utiliser mes économies de 10% de mon salaire pour un an de travail, ce qui représente le coût de ne pas aller à deux symposiums universitaires, louer tout un lieu et faire venir plein de gens pendant deux mois pour avoir toutes sortes de conversations intéressantes et fabriquer des choses ensemble.
« La première semaine de Dinacon » (Koh Lon, Thaïlande, 2018) :
Invitation à Dinacon2 (Gamboa, Panama, 2019) :
Comment as-tu décidé de quitter ton poste de professeur universitaire pour ouvrir ton propre Digital Naturalism Laboratories permanent au Panama?
Quand j’étais doctorant, parfois j’avais des idées qui me venaient progressivement, petit à petit. Mais parfois aussi j’avais des idées complètes, parfaitement formées, un peu comme Athénée sortie de la tête de Zeus : voici ce qui devrait arriver, voici ce qui devrait être sur Terre. Le Digital Naturalism m’est venu comme ça.
A l’origine je pensais que j’allais pouvoir élargir ma thèse et poursuivre ma recherche en tant qu’universitaire avec mon prestigieux poste de professeur, en faisant du design et de l’art et de la biologie de terrain et de l’écologie comportementale et tout cela à la fois. Mais plus j’interagissais avec les universités, plus je perdais mes illusions, surtout en voyant d’un point de vue de professeur combien d’énergie est dirigée vers des activités sans intérêt, qui souvent prennent l’énergie qui aurait pu servir à faire des choses qui aident les gens, qui aident l’environnement ou même juste à apprendre des choses.
Donc Dinacon c’était super, mais ça m’a ouvert encore plus les yeux : j’en ai marre des universités, je vais ouvrir mon propre centre de recherche ! Alors ma femme Kitty et moi, on a mis notre argent ensemble pour acheter cette maison au Panama. Mon projet ultime a toujours été, par exemple à 50 ans, de tout abandonner et avoir ma propre station de terrain. Kitty m’a dit tout simplement, fais-le maintenant. Et c’était génial. Je suis très reconnaissant qu’elle m’ait poussé à prendre cette décision aussi. Elle voyait combien cela m’obsédait. Si on arrive à le faire maintenant, elle pensait que cela valait la peine et moi aussi, même si c’est absolument terrifiant.
Pourquoi à Gamboa ?
Quand on a pris la décision de partir, on essayait de regarder différents endroits, de peser les pour et les contre, de considérer plusieurs facteurs. On voulait quelque chose qui soit situé juste à côté ou de préférence intégré à un environnement naturel intéressant où on pouvait faire de la recherche. On voulait quelque chose à notre portée financièrement, un endroit qui soit facilement accessible d’un point de vue international pour que les gens puissent venir participer à des événements comme Dinacon.
Ce qui nous a convaincu de choisir Gamboa, comme on n’avait pas beaucoup de ressources personnelles, c’est qu’ici on pouvait bénéficier du Smithsonian Tropical Research Institute (STRI) qui est déjà bien intégré à la nature et à tout ce qui se passe dans les communautés. On a déjà de bonnes relations avec la communauté locale très vivante qu’on peut développer. De plus, ici il n’y a pas beaucoup d’outils et de centres industriels disponibles, ce qui crée une niche qu’on peut remplir. Pour le moment ça avance bien.
En ce qui concerne la communauté scientifique, je suis assez bien intégré. Ma relation avec le STRI est un peu la continuation de mon doctorat, où je travaille ici et là en essayant d’aider les gens, mais cette fois en version plus puissante. Aujourd’hui, au lieu de simplement décrire quelque chose à quelqu’un, je peux leur dire, venez à mon labo, on va le fabriquer maintenant. C’est très satisfaisant.
« La symbiose Cecropia-Azteca » d’Andy Quitmeyer et Peter Marting (2012) :
Quelle est la suite du Digital Naturalism?
Voici le grand projet : la première étape, c’est d’acquérir un certain prestige, pour que les gens prestigieux prennent ta proposition bizarre au sérieux. Pour moi acquérir le prestige consistait à obtenir un doctorat. La deuxième étape, c’est de créer l’infrastructure pour la réaliser. La troisième étape, c’est de la développer au bout de son potentiel. Donc le but du Dinalab, c’est qu’il commence à s’animer de manière autonome. On a déjà accueilli quelques artistes-technologistes en résidence, mais on voudrait que ce soit plus intégré, que d’autres personnes qui travaillent un peu comme moi dans ces différents domaines entre art, technologie et design, puissent être attirés à venir passer du temps ici à s’émerveiller de toutes les créatures et des interactions qu’on peut avoir avec elles juste derrière la maison. Donc il faut déjà attirer les gens jusqu’ici pour pouvoir les infecter de l’amour pour la jungle.
Ensuite il faudrait que ce lieu puisse générer assez de travail de consultant et de travail de design avec les scientifiques pour qu’on puisse engager des gens à plein temps, leur proposer un poste payé pendant une année, par exemple, pour développer des labyrinthes tridimensionnels pour les chauves-souris, qu’on peut installer ici-même dans la jungle. Dans l’idéal c’est pour dans cinq ans, on verra.
Mais après, l’infection du naturalisme numérique continue à se propager ! Après je voudrais que ce lieu devienne le modèle d’un pur mélange art-science-design qui existe harmonieusement et durablement dans et entouré d’une chouette région naturelle, de manière à ce qu’on puisse expliquer ce modèle à d’autres lieux. Donc l’idéal, au bout de dix ans, j’aimerais bien avoir trois autres Dinalabs qu’on peut essayer d’animer, en développant des communautés de naturalistes intéressants qui se promènent et sont curieux de développer des outils pour nourrir et commencer à satisfaire cette curiosité lorsqu’ils se trouvent dans la forêt.
Voilà pour l’éventuel but du jeu. Il y a des gens qui demandent : s’agit-il de technologie pour biologistes de terrain ? Ou plutôt de faire de l’art à partir de la biologie de terrain ? En fait le but du jeu c’est vraiment de dissoudre toutes ces distinctions. C’est, d’une part, faire en sorte que les gens aiment toutes les choses non-humaines qui se passent autour d’eux, d’autre part, leur donner la capacité de fabriquer les outils, de programmer leurs appareils, d’encourager cette curiosité et cette empathie et ces interactions avec des choses qui existent autour d’eux.
Honnêtement, je me fiche un peu de cette vision de la science comme une marche progressive vers plus d’informations ; je me fiche de combien de données on peut accumuler par ce truc. Je veux que les gens accumulent des interactions avec des choses qui ne sont pas humaines, qu’ils établissent des relations avec l’environnement non-humain qui les entoure. Voilà le vrai but du jeu. Après, disons dans une vingtaine d’années, on sera tous devenu des cyber punks de la jungle se promenant dans un merveilleux paradis utopique… et toutes nos forêts existeront encore !
En savoir plus sur le Digital Naturalism, Dinacon et Dinalab
Lire aussi notre compte-rendu du 1er Dinacon en 2018 : L’île thaï et les biopirates