Parti de France il y a trois ans, le catamaran de l’association Low Tech Lab mène un tour du monde de l’innovation frugale. Dans l’île sécessionniste chinoise, il est parti à la rencontre du mouvement maker et de ceux qui militent pour un numérique plus sobre et citoyen.
Chroniqueur en résidence, texte et photos
Après une traversée d’une semaine depuis les Philippines, le Nomade des Mers fait désormais escale à Taipei, capitale de Taïwan. Avec à la barre l’ingénieur Corentin de Chatelperron, le catamaran et son équipage tournant de bénévoles mènent depuis trois ans un tour du monde des « low tech ». Des technologies frugales et résilientes qui permettent de répondre aux besoins fondamentaux de l’humanité tels que l’accès à l’eau, à l’énergie ou à une nourriture saine. Des inventions locales que l’association Low Tech Lab documente ensuite en open source pour en faire bénéficier gratuitement le plus grand nombre.
«C’est une escale un peu paradoxale pour nous », constate Corentin. « Taïwan est un des centres mondiaux de l’industrie électronique avec des géants comme HTC, Asus ou Acer. C’est un pays très high-tech mais on s’est dit que c’était justement là qu’il fallait chercher si on voulait découvrir des pistes pour rendre l’électronique plus durable . Pour l’instant, sur nos trois critères pour mesurer le niveau low-tech – c’est à dire utile/accessible/durable – le numérique n’a pas une bonne note et est une source importante de pollution et de gaspillage des ressources naturelles. Mais c’est aussi un outil indispensable pour communiquer et diffuser les connaissances au niveau global. S’en passer changerait radicalement nos vies. On pourrait toujours revenir au sextant et aux cartes papiers sur le bateau, mais notre mission de trouver et diffuser de bonnes technologies ne serait plus possible sans Internet » , explique Corentin.
Cette escale est aussi l’occasion pour l’équipage de découvrir la sphère culturelle chinoise car l’île a fait sécession avec la Chine continentale en 1949 après la révolution maoïste et est restée depuis indépendante. « On aurait bien aimé aller en Chine également, car c’est la puissance montante du XXIème siècle et c’est dommage de faire un tour du monde et de passer à côté. Mais les autorisations sont carrément impossibles à cause de toutes les plantes et animaux qu’il y a à bord », se désole Corentin.
Ambiance cyberpunk
L’équipage s’est donné plusieurs missions pour améliorer le bateau à cette escale. Premièrement, concevoir un système de contrôle automatique pour la serre hydroponique qui pousse dans la cabine et souffre de la chaleur tropicale de l’île. Ensuite construire un ordinateur le plus rustique et abordable possible pour pouvoir accéder à bord à Internet. Enfin, modifier un vélo pliant pour qu’il puisse recharger un smartphone en roulant.
Mais pour cela il faut des composants. Heureusement, Taipei a l’un des plus grands marchés électroniques de la planète. Au cœur de la ville, face à l’université nationale des technologies, se tient un quartier à l’ambiance cyberpunk, baigné dans la lueur des néons et des écrans géants. Autour d’un centre commercial de six étages, des dizaines de boutiques proposent le dernier smartphone, des cartes graphiques de gamer ou du ruban LED au mètre.
Et ce n’est que la pointe de l’iceberg, car si l’on entre dans ce qui ressemble à une bouche de métro, on découvre une véritable ville souterraine, avec plusieurs niveaux de boutiques plus ou moins spécialisées. Un véritable paradis pour les makers ! Chaque magasin est rempli du sol au plafond de composants, alignés sur des mètres d’étagères dans de petites boites ou dans des sachets. En levant les yeux on découvre des panneaux solaires et des forêts de câbles multicolores.
Corentin trouve rapidement ce qu’il est venu chercher : de petits modules à quelques euros, qui permettent de convertir le courant sans avoir à faire de douloureux calculs de résistance. D’autres pour ouvrir des relais ou charger des batteries lithium de récupération. Et surtout un Arduino et un Raspberry Pi. Deux petits circuits imprimés de la taille d’une carte de crédit qui sont en fait de véritables ordinateurs.
Ordinateur en bois
De retour sur le bateau, c’est à moi qu’il incombe de construire le pilotage automatique de la serre. Panique ! Ma seule expérience avec Arduino se limite à des vidéos de construction de droïdes sur Youtube et j’avoue avoir tendance à sauter la partie ennuyante sur le code. Heureusement, j’ai emmené avec moi un manuel pour débutant et après quelques heures et cheveux en moins – et un coup de main de Corentin pour couper les lignes de code inutiles – j’ai un prototype qui fonctionne !
Vissée sur une planche de bois, la carte Arduino côtoie les deux batteries, les relais et différents modules pour ajuster le courant et un domino qui alimente les pompes. Lorsque la température dépasse les 30°C, une sonde de température envoie via l’Arduino un signal qui allume un ventilateur. Toutes les 15 minutes, le système alimente au choix deux pompes à eau pour les cultures hydroponiques, un bulleur pour la spiruline ou les deux cellules lithium. Car le tout est évidemment solaire et autonome !
Avec l’aide de Gia, Corentin travaille de son côté sur le Raspberry Pi. Cette franco-taïwanaise a découvert depuis deux ans ce petit ordinateur et s’en est pris de passion au point de se fabriquer une console de jeu et bientôt un robot. Au dos de la planche qui abrite l’Arduino, ils fixent le petit Raspberry Pi. « On a choisit le modèle Zéro W, qui ne coûte que dix dollars et fait la taille d’un chewing-gum, tout en ayant le Wifi et le Bluetooth », explique Corentin.
« C’est la première fois que je bricole avec ça et c’est vraiment impressionnant. Il suffit de copier-coller le programme sur la carte SD, brancher un écran et on a un PC ! Le tout pour quelques euros et très peu de consommation électrique » Celui-ci servira notamment pour consulter les cartes nautiques. Mais encore faut-il qu’il résiste à la corrosion de l’air marin, qui a complètement dévoré une carte Arduino oubliée sous l’établi.
Pour éviter cela, Corentin réemploie une technique testée quelques semaines auparavant pour la lampe solaire : le thermoformage de bouteilles plastiques. La planche devient un tiroir dans une boite en bois et le jeune ingénieur fait fondre un bidon d’eau minérale autour de celle-ci. Résultat : un superbe ordinateur low tech, avec même une prise pour recharger son téléphone si on dévisse le bouchon de l’ancienne bouteille !
Il reste encore à faire la conversion du vélo, et pour cela l’équipage part à la rencontre d’Open Lab (dont Makery vous avait déjà parlé il y a deux ans). Fondé en 2010, il est le premier hacker space de Taïwan et se niche sur une colline, dans les anciens baraquements de Treasure Hill, reconvertis aujourd’hui en village d’artistes.
Treasure Hill et pirates makers
Honki, l’un des fondateurs du tiers-lieu, nous y accueille. L’endroit est petit mais fourmille de machines et d’inventions à différents stades d’avancement. Dans le couloir, un groupe d’étudiant teste une maquette d’avion en balsa et en plastique de seulement deux grammes. Un petit élastique permet d’entraîner l’hélice et de lui faire parcourir plusieurs mètres, et peut-être de battre un record au Guinness Book. Sur une table, des cartes électroniques avec la silhouette de l’île crachotent « Taiwan, number one ! » lorsque l’on appuie sur un bouton. « Ça énerve les chinois continentaux », en rigole Honki.
« On pourrait penser que Taïwan est une capitale de makers mais ce n’est pas le cas. La réalité c’est que le mouvement peine à prendre son essor dans le monde chinois », constate Honki en désignant l’exiguïté du lieu. « Il est un peu plus présent à Taïwan ou Hong-Kong qu’à Singapour ou Macao, car ce sont des pays démocratiques où il y a plus de gens ‘bizarres’. Mais globalement la mentalité chinoise c’est ‘Est-ce que tu vas en tirer un profit ?’ Quand j’étais petit j’adorais déjà bricoler mais pour mes parents c’était une perte de temps. Aujourd’hui, les étudiants mènent des projets makers mais uniquement pour décrocher des bourses et ils arrêtent après. Il n’y a pas encore cette culture de l’acte gratuit et désintéressé ».
Pour aider les projets, l’atelier a pourtant un stock énorme de pièces détachées de récup’, méticuleusement triées dans des tiroirs. Une des fiertés de ses occupants. Johnny y découvre un petit moteur d’imprimante, qu’il entreprend de transformer en dynamo pour le vélo. L’Australien de 75 ans s’y connaît en bricolage. Il a cofondé une ville écologique et planté une jungle là où il n’y avait qu’un désert, à Auroville en Inde dans les années 1970. Depuis il y vit et y fabrique des machines low tech, quand il ne voyage pas avec Corentin.
Smartphone low tech
Mais il ne suffit pas de faire tourner le moteur à l’envers pour produire de l’électricité et charger le téléphone. Le courant obtenu est de l’alternatif avec une très haute tension. Après avoir grillé quelques composants, Johnny et Corentin installent un pont de diode ainsi qu’un module USB pour stabiliser le courant à 5V. Une petite boite en plastique protégera les composants de la pluie et une roue en contact avec le pneu du vélo entraînera le tout.
Les trois projets sont désormais accomplis. Les tutoriels sont en cours et une équipe de Arte a même filmé leur réalisation pour la prochaine saison de la série documentaire. C’est le moment pour l’équipage de souffler et de s’accorder une petite randonnée de deux jours sur le volcan qui domine la ville, avant de reprendre la mer.
« Il aurait fallu rester deux mois de plus parce qu’on a tout juste découvert le monde de l’électronique low-tech », constate Corentin. « J’aimerais aller plus loin sur l’ordi low-tech, les possibilités de l’Arduino, les réseaux internet locaux, le recyclage de déchets électroniques, le sourcing de composants ‘fair’ et plus écolos … Et puis j’ai très envie désormais de fabriquer mon propre téléphone avec un Raspberry Pi et un écran tactile ! »
Déjà d’autres aventures attendent le Nomade des Mers au Japon avec une étape dédiée aux micro-organismes (compost bokashi, lactofermentation…) et au style de vie minimaliste. Mais pour moi, c’est l’heure de rentrer en France, avant de repartir explorer d’autres laboratoires férals cet été !
En savoir plus sur le Nomade des Mers.
Jean-Jacques Valette est chroniqueur-en-résidence du réseau Feral Labs soutenu par le programme Europé Créative de l’Union Européenne.