Sandra et Gaspard Bébié-Valérian travaillent en binôme depuis 2004. Les problématiques qu’ils explorent touchent à l’environnement, à l’énergie, à l’alimentation, aux ressources naturelles et hyperindustrielles et aux enjeux de pouvoirs constitutifs de notre société.
Identifiés très tôt sous le nom de Art-Act pour leur engagement entre art et activisme (on se souvient de leur traduction de L’Invasion moléculaire de Critical Art Ensemble, Autonomedia, 2002), le duo d’artistes Sandra et Gaspard Bébié-Valérian est aujourd’hui installé à Ganges dans les Cévennes et co-dirige Oudeis, un centre d’art contemporain dédié aux croisements entre arts, technologies et médias, qui se construit comme un lieu de pensée, d’observation, d’étude, d’expérimentation, de fabrication et de recherche pour l’art.
Les installations de Sandra et Gaspard Bébié-Valérian assemblent des matériaux organiques, chimiques et électroniques et placent souvent le public dans une position de choix, de responsabilité active voire d’émancipation. Avec le projet MyCore, qu’ils développent en partie cette année en résidence au Shadok à Strasbourg (dans le cadre du programme « Hier c’était demain : science-fiction et imaginaires collectifs » proposé par le journaliste et commissaire Maxence Grugier), ils visent à développer un programme de remédiation entre l’humain, le végétal et l’animal, en expérimentant et en étudiant les nombreuses possibilités offertes par le champ de la mycologie.
Comment avez-vous eu envie de travailler sur le projet «MyCore» que vous avez engagé cette année ?
Gaspard Bébié-Valérian : Initialement, ce projet découle d’un autre mené il y a quelques années : Viridis, la ferme à Spiruline. Nous travaillions avec la spiruline et nous avions couplé cela à un jeu vidéo. Le mot d’ordre du projet était « sans coopération pas de survie » et il s’agissait de réfléchir à des modèles alternatifs de travail, à comment collectiviser le travail. Nous avons introduit ces questions tout en maintenant une ambiguïté volontaire dans la mécanique d’un jeu vidéo mettant à profit les relations distanciées entre l’écran et une situation physique obéissant à des contraintes réelles et quotidiennes (énergie, temps, météo). La question était de gérer et de prendre des responsabilités collectivement, de prendre les bonnes décisions pour la ferme de spiruline établie dans les Cévennes, dans les montagnes, avec un ensemble de capteurs qui permettait de donner une vue en temps réel sur l’état de la spiruline.
Les frontières étaient brouillées entre le jeu et la réalité, puisque le jeu lui-même se situait dans un futur post-apocalyptique où il n’y avait plus que quelques survivants. La spiruline y était l’un des remèdes possibles pour survivre. S’engageait alors une forme de chasse au trésor pour créer sa propre ferme, avec une dimension artisanale, puisqu’on devait apprendre à construire sa ferme avec n’importe quoi, et non pas avec les objets industriels du quotidien, des intrants chimiques fabriqués avec des clous et du citron, un moteur bricolé avec une éolienne. Cet aspect « craft » permettait d’avancer dans le jeu et de gagner des points et de les investir sur la vraie ferme, une interrelation assez complexe. La spiruline est une micro-algue, un organisme unicellulaire, et pourtant nombre de joueurs nous demandaient des nouvelles, s’inquiétaient de son état régulièrement et sur les semaines qu’a duré l’expérience du jeu, une vraie relation s’établissait entre la culture et la communauté. Il y avait une espèce de projection empathique sur la spiruline, c’était assez drôle.
Sandra Bébié-Valérian : Il y a même une chercheuse qui nous avait demandé de la spiruline pour faire des recherches sur la décontamination des métaux lourds. De là nous avons aussi poursuivi un travail sur l’empathie, nous avons été inspirés par ce que les personnes avaient développé avec Viridis et le fait d’être en contact avec une culture. C’était intrigant de voir l’inquiétude des joueurs sur le devenir de la spiruline.
Vous faites souvent intervenir la fiction…
Gaspard Bébié-Valérian : Dans notre travail il y a souvent cet aller-retour entre la fiction et le réel, la fiction permettant de renforcer le réel. Par le passé, nous avions d’abord travaillé sur des projets très politiques, hacktivistes, pour ensuite nous intéresser de plus en plus à la fiction. C’est aussi une façon de nous affranchir de l’absolue véracité des données réelles, n’étant ni journalistes, ni documentaristes.
Extrait de Viridis, la ferme à Spiruline, Sandra et Gaspard Bébié-Valérian, 2012-2015 :
Après «Viridis» vous avez poursuivi vers des travaux sur l’énergie et l’environnement.
Gaspard Bébié-Valérian : Nous avons en effet mené un travail sur le gaz de schiste en 2015-2016. Nous sommes partis à Dallas dans le cadre d’une résidence américaine de l’Institut Français. Ce qui nous intéressait n’était pas le gaz de schiste en lui-même, mais les conséquences environnementales et sociétales qui en découlaient. Et à Dallas, comme ailleurs, il y a des gros problèmes liés à la fracturation hydraulique, notamment des tremblements de terre. Cela nous apparaît comme quelque chose de démesuré, magique, un tremblement de terre, c’est quelque chose qu’on ne peut pas arrêter. Alors, imaginer que l’on puisse provoquer des tremblements de terre de manière artificielle, cela nous fascinait. Alors au début on pensait que c’était anecdotique, de magnitude 2 ou 3, mais non, on arrive parfois à des magnitudes de 5 ou 6, de véritables déstabilisations des couches souterraines.
En arrivant à Dallas nous étions dans l’idée de faire une forme de documentaire interactif, en étant en contact avec les populations locales, en recueillant des témoignages, on s’est rendu compte que c’était hyper compliqué, que les gens voulaient bien témoigner en off, mais témoigner dans un film, cela devenait beaucoup plus compliqué, ils se retiraient.
Sandra Bébié-Valérian : C’est vrai que c’est particulier, on a eu par exemple des contacts via l’Université du Texas à Dallas, qui contactait d’autres chercheurs, même des gens un peu engagés, avec lesquels il y avait plutôt une bonne approche, mais dès qu’on rentrait dans le concret, c’était « non non, désolé, ce n’est pas possible », ils prenaient peur. Il faut dire qu’il y a un gros trust là-bas pour les énergies fossiles. Il y a par exemple au Perot Museum of Nature and Science, qui est digne du Guggenheim à Bilbao, une section sur l’énergie qui est en réalité à la gloire du pétrole et financée par une des grosses familles qui exploitent le pétrole et maintenant le gaz de schiste. Quand on l’a visité il y avait un plateau sur les énergies renouvelables, et le Texas est plutôt propice à cela, ils ont les marais, le vent, le soleil, ils ont tout. Pourtant le plateau était austère, sans rien, alors qu’à côté c’était le Luna Park, avec un simulateur de forage, dans lequel on peut s’assoir pour tester la formidable expérience de la foreuse.
On a alors décidé d’élaborer une fiction qui explorait de façon plus générale la notion de catastrophe tout en intégrant des éléments issus du réel. On a réalisé un travail de recherche, de documentation localisée et sur le 20ème siècle. Il est apparu des tas d’exemples de villes rasées par des ouragans, cyclones, tornades, puis reconstruites, à nouveau rasées et reconstruites. Dans cette dynamique, nous avons exploité aussi des images d’archives issues du Dust Bowl, une grande tempête de poussière sur une dizaine d’années faisant suite à des épisodes de sécheresse et à la surexploitation agricole des grandes plaines du Sud, avec pour conséquence, 3 millions de déplacés vers la Californie.
Gaspard Bébié-Valérian : Les images d’archives sont stupéfiantes, on se croirait dans Mad Max, vous les avez probablement déjà vues, elles font partie de l’imaginaire du vingtième siècle.
Il y a John Steinbeck qui en parle dans «Les Raisins de la colère», Woody Guthrie dans ses chansons…
Sandra Bébié-Valérian : Ce qui nous intéressait, c’était comment les relations entre industrie et environnement transforment durablement les sociétés. On a crée alors une performance et une installation ayant en commun l’usage d’un sismographe modifié, lisant en temps réel une partition de données sismiques et, qui permet de ponctuer et dérouler la trame narrative que l’on a développée. Conjointement aux variations écrites du sismographe, les variations sismiques sont sonifiées dans les basses, ce sont des vibrations que l’on ressent très fort, jusqu’à un certain paroxysme dans la fin de la performance. On peut parler d’empathie aussi, un des narrateurs est un croyant dans le système, il croit ce qu’on lui dit, par patriotisme, et l’autre narrateur suit malgré lui, il sent que cela ne va pas mais il se laisse à suivre sans avoir les moyens d’aller contre. C’est un aller-retour entre les deux perceptions, antagonistes mais complémentaires qui permet aussi d’éprouver les sentiments de chacun.
Ce qui monte, teaser, Sandra et Gaspard Bébié-Valérian, 2015 :
Un autre projet est l’«Urinotron», un projet relevant de l’installation. Le projet a obtenu le Prix Pulsar et a été montré à la Fondation EDF en 2017.
Gaspard Bébié-Valérian : C’était assez drôle de présenter Urinotron à la fondation EDF, puisqu’il s’agit d’une pile microbienne à base d’urine, donc à bilan positif, et, avec Dorian Reunkrilerk, nous voulions même réinjecter le courant produit dans le réseau. C’était à la fois un projet politique, dans le sens où il s’agissait de créer une installation opérationnelle avec des moyens accessibles à chacun et de produire de l’électricité à partir d’un déchet, mais aussi utopique, dans le sens où nous envisageons jusqu’aujourd’hui, de décliner des usages ou de réfléchir à des variations du projet, à des micro-échelles ou délocalisées. Ce projet a permis aussi de prolonger notre réflexion entre des dépendances technologiques et des matières, organismes relevant du vivant et pouvant en soi, développer une forme d’alchimie, voire de « magie ». L’Urinotron est fait de verre, il intègre du cuivre, de l’aluminium, du charbon, du sel. Il fonctionne grâce à une réaction électrochimique tout à fait rationnelle mais il affirme aussi un niveau d’activation poétique puisque basé sur des matériaux pauvres et dont les usages restent encore confidentiels.
Sandra Bébié-Valérian : C’est identique avec MyCore, même si on s’intéresse à d’autres organismes, en l’occurrence différents types de champignons. Il y a plusieurs niveaux d’adresse et on essaie d’interroger comment ces niveaux se relient, ou peuvent communiquer. Et s’il n’y a pas de communication, comment en inventer ou en extrapoler. Nous nous sommes à un moment intéressés à l’activité souterraine de symbiose entre les plantes et les champignons, notamment les champignons aident les plantes à se procurer des nutriments, et se servent au passage. Tout un pan de l’agriculture raisonnée pense ainsi l’introduction de mycorhizes symbiotiques dans les sols. Le mycélium crée un réseau gigantesque souterrain qui aide les plantes à communiquer entre elles. Ce qui nous intéressait en particulier était la question de la transformation à partir du règne fungi du champignon, et comment la remédiation du champignon peut aussi être une remédiation pour l’humain, une remédiation de notre état, d’autant que les humains ont un rapport vraiment mystique avec les champignons.
Gaspard Bébié-Valérian : Plus qu’un projet, c’est un cycle décomposé en plusieurs modules. Un premier intègre le kombucha et nous sommes d’ailleurs en train de cultiver une « mère » géante de kombucha prenant la forme d’une coquille saint-jacques. L’idée est de réaliser un tambour chamanique en peau de kombucha pour jouer les impulsions d’organismes captées par une interface à base d’électrodes captant les micro-variations électriques. Un autre module est autour du physarum, qui n’est pas exactement un champignon, mais un myxomycète, qui est un hybride si l’on veut, ni végétal ni champignon, et qui a des capacités de communication qui sont très intéressantes et permettent de développer des conditions logiques pour développer des scénarios ou activer des données. On parle de physarum machines. Avec le physarum on veut travailler sur la micro-performativité sur la durée pour développer des conditions et variations.
Sandra Bébié-Valérian : Nous voulons développer un scénario qui montre comment le physarum, en étant autonome, peut nous impacter, nous.
Gaspard Bébié-Valérian : On cherche aussi avec MyCore à développer une réflexion sur la communication inter-espèces, par exemple faire communiquer le kombucha avec le physarum, ou capter l’activité électromagnétique du mycélium. Ce n’est pas si simple, il y a par exemple des méthodologies permettant d’éliminer les causes de parasitage, de perturbations dues à l’électromagnétisme ambiant, la téléphonie, sur des micro-voltages et des temporalités spécifiques, irrégulières. Lors d’une résidence en Irlande nous avons fait des captations et les données étaient très différentes suivant les champignons.
Sandra Bébié-Valérian : Dans le travail actuel aujourd’hui avec le champignon, la symbiose nous inspire aussi un fonctionnement de jeu de société où plus on met de compétition, plus on affaiblit le système. Et plus on créé de la coopération et de la symbiose, plus le système est opératoire, fonctionnel. En ce sens je trouve le livre Le Champignon de la fin du monde de Anna Tsing très intéressant. Le lien entre le mycélium et la forêt au niveau symbiotique, mais aussi ce qu’elle révèle dans la dimension sociale et politique de l’exploitation et de la préservation de la forêt. Elle montre que la nostalgie d’un territoire peut entrainer destruction sur destruction. Vouloir préserver à tout prix n’est pas vraiment la solution.
Gaspard Bébié-Valérian : Pour le moment nous travaillons d’une part sur la manière dont les éléments seront reliés entre eux, de l’ordre de la fiction ou du dispositif, et d’autre part sur des situations de type laboratoire, pour tester un ensemble d’expérimentations pour voir si elles sont concluantes. Aujourd’hui je trouve intéressant d’explorer le physarum dans des hypothèses d’échec, comme dans l’exemple du labyrinthe où il est confronté à des voies sans issue. Il va les emprunter et, en fonction des erreurs, avancer par sa capacité à communiquer avec toutes les ramifications de son organisme. Dans nos premiers essais on cherche ainsi à voir comment se développe le physarum suivant les différents types de nourriture, différentes géloses, différents reliefs. J’aimerai aussi soumettre le physarum à des micro-voltages, pour voir s’il est repoussé ou pas. Et enfin moduler le dispositif en fonction de toutes ses connaissances, voir si le physarum va nous surprendre !
Un mot de la fin ?…
Gaspard Bébié-Valérian : MyCore est un projet qui va s’inscrire dans la durée. On se réfère facilement dans les arts plastiques au travail dans l’atelier, aux séries ou aux périodes. Il y a un peu de cela pour nous aussi, c’est-à-dire que nous laissons croître nos idées et leurs formes possibles, mais c’est aussi une recherche proche de celle des scientifiques, avec de l’observation, de l’expérimentation, de l’analyse et des conclusions. Sans appartenir à ce corps, nous pouvons en comprendre beaucoup tout en nous autorisant des approches empiriques et des rapprochements qui ne sont pas hasardeux mais désignés pour leurs potentiels. Nous cherchons à donner du sens et à transmettre le goût du possible, même dans l’étrangeté.
Le site de Sandra et Gaspard Bébié-Valérian et de Oudeis à Ganges (Hérault).