La bioréserve équatorienne de Mashpi réconcilie tourisme de luxe, conservation naturelle et écologie locale. Un projet exemplaire dans un lieu extraordinaire. Makery s’est rendu sur place.
Quito, envoyée spéciale (texte et photos)
« Tout change avec l’altitude, dit Marc Bery, directeur de la Mashpi Lodge, une auberge de luxe isolée en pleine forêt de nuages dans la cordillère occidentale des Andes à 100km au nord-ouest de Quito. En Equateur, l’altitude, c’est tout. »
Si l’auberge de Mashpi est située à 950m au-dessus du niveau de la mer, la bioréserve privée de 1300 hectares qui l’entoure dans la forêt du Chocó se situe à des altitudes qui varient entre 550m et 1400m. De plus, la forêt tropicale se trouve à la confluence d’un courant marin chaud juste au-dessus de l’équateur, ce qui assure beaucoup de pluie toute l’année. Il en résulte des microclimats qui engendrent une biodiversité locale exceptionnelle.
La bioréserve de Mashpi recouvre notamment la zone de transition entre la forêt tropicale côtière et la forêt de nuages montagneuse, soit un écotone qui regorge d’espèces endémiques : 25% des plantes et 13% des animaux, dont 60% des amphibies.
Entre les palmiers des basses-terres et les broméliacées de la canopée se trouvent une multitude d’espèces de flore et de faune, dont environ 180 espèces de plantes vasculaires (l’endémique Magnolia de Mashpi, orchidées, fougères, cécropiacées, dacryodes…), 400 oiseaux (l’endémique Toucan du Chocó, l’iconique Coq-de-roche, 35 espèces de colibris…), 300 papillons, 200 amphibies (l’endémique grenouille Torrenteer de Mashpi…), 120 reptiles et plusieurs centaines d’invertébrés. Parmi les 165 espèces de mammifères : singes hurleurs, tayras, agoutis, coatis, fourmiliers, tatous, tapirs, peccaries, pumas, ocelots, tigrillos…
Ceci dit, ne vous attendez pas à voir un grand félin pendant votre séjour. Les témoins de leur existence à Mashpi sont plutôt la vingtaine de caméras cachées dans la forêt, qui les photographient souvent la nuit en infrarouge. Ces sentinelles de la forêt nocturne servent aussi à nous rappeler combien la vie des bêtes est invisible sous la surface de la canopée, tout comme la myriade d’espèces vivantes sur Terre, dont les humains n’ont découvert qu’un pourcentage infime.
De l’exploitation à la conservation
Si autant d’animaux et de plantes survivent encore dans la forêt du Chocó, c’est en grande partie grâce à l’engagement personnel et l’initiative privée de deux Equatoriens : Fernando Timpe, ancien forestier devenu défenseur assidu de la forêt dans laquelle il travaille depuis plusieurs décennies, et Roque Sevilla, ancien maire de Quito, ancien président de la Fundación Natura, amateur d’orchidées, homme d’affaires visionnaire et écologiste.
Jusque dans les années 1990, c’est le bruit de la tronçonneuse qui dominait la forêt du Chocó. Très rapidement, la région silvicole a été décimée et dévastée par la foresterie, l’agriculture et l’extraction de l’or, la chasse et la pêche. Dans cet habitat fragile et continuellement menacé, 95% de son écosystème avait déjà été détruit. On ne peut pas conserver la nature sans la coopération des humains.
En 1997, Fernando Timpe découvre l’existence d’une terre à vendre dans le sud particulièrement riche en biodiversité de la forêt. Aussitôt, il essaie de convaincre les autorités municipale, provinciale et nationale de la déclarer une zone protégée… en vain.
Enfin en 2001, c’est Roque Sevilla qui, partageant le rêve de préserver ce qu’il restait de la forêt du Chocó, dont cette terre qui comprend 70% de forêt primaire, s’associe avec Timpe pour l’acheter et la transformer en bioréserve privée. En 2002, la propriété est enregistrée sous le nom de la réserve Mashpi.
Les deux hommes continuent à expliquer dans les villages que leur but est de mettre fin à la déforestation, de réduire l’agriculture et d’interdire la chasse, afin de préserver la forêt. A la place de l’ancienne scierie, ils établissent un petit camp et guident les gens à travers le bois en leur montrant la richesse naturelle qui les entoure.
Cependant, les villageois ne comprennent toujours pas pourquoi on veut les empêcher de développer l’agriculture et les industries locales qui les nourrissent depuis des générations. Braconniers, contrebandiers et autres squatteurs malveillants essaient en permanence de saboter leur projet, jusqu’à faire intervenir les autorités.
Mais Sevilla, par ailleurs président d’une grande société de tourisme en Equateur, a déjà fait approuver sa proposition pour assurer l’existence durable de Mashpi : faire construire un hôtel de luxe en plein milieu de la forêt tropicale. Ceci permettra d’inviter des personnes du monde entier à venir découvrir ce lieu de biodiversité, tout en employant les gens des villages et de la région pour assurer les différents services de l’hôtel. En gros, il s’agit de remplacer l’exploitation de la forêt par sa conservation, au niveau local et communautaire.
A partir de 2006, l’hôtel se construit sur le même site défriché où se trouvait l’ancienne scierie, sans abattre un seul arbre de Chocó, avec la participation de communautés voisines. Tout le monde veut avoir une place dans la nouvelle industrie locale du tourisme qui se développe autour de l’hôtel.
En 2010, le jeune diplômé en biologie Carlos Morochz propose de parcourir à fond la réserve, en dormant dans ses bottes, en débroussaillant des chemins pour les futurs visiteurs et en identifiant méticuleusement tous les différents animaux et plantes, indigènes et endémiques, qui habitent Mashpi. (C’est lui qui a installé le réseau de caméras cachées, ainsi que la maison d’élevage de papillons qui est maintenue par des gens des villages.)
En 2012, la Mashpi Lodge s’ouvre enfin au grand public.
Immersion et oasis
Aujourd’hui, l’hôtel accueille environ 2200 visiteurs chaque année, proposant 23 chambres de luxe avec vue directe sur la forêt tropicale, repas gourmets créés par un chef équatorien, des activités dans la nature matin, après-midi et soir, et depuis 2017, un centre de bien-être avec jacuzzi et massages.
Le recyclage y est obligatoire, l’eau des rivières locales est filtrée sur place pour devenir potable, l’eau de pluie est récupérée et tout l’hôtel est alimenté en hydroélectricité. Les larges fenêtres sont installées en angle pour que les oiseaux ne rentrent pas dedans. Les animaux qui avaient pris leur distance pendant la période de construction de l’hôtel sont revenus sur les lieux, sans crainte.
En 2018, la Mashpi Lodge rejoint la liste élitiste des National Geographic Unique Lodges of the World:
Plus de 75% des employés de Mashpi viennent des communautés voisines, parfois membres d’une même famille d’anciens forestiers, agriculteurs, mineurs ou chasseurs. Ils travaillent dans la cuisine et au service des repas, ils maintiennent les lieux et aménagent les chambres, ils accueillent les visiteurs à la réception, assurent leur confort et l’administration durant tout leur séjour. Des agriculteurs de la région fournissent la plupart des produits alimentaires servis par l’hôtel. En bonus, chaque employé de Mashpi est aussi actionnaire de l’entreprise.
Quant aux indispensables guides naturalistes (pour l’instant tous des hommes), ils sont souvent auto-formés par leur enthousiasme à tout savoir sur la bioréserve : José, un enfant du pays qui a travaillé dans tous les aspects de la forêt, qui connaît intimement chaque coin de la réserve et qui est aujourd’hui fier de la protéger en amenant d’autres à apprécier ses richesses ; Fernando, Anderson, Bryan… Ce sont eux qui nous guident sous la canopée, qui identifient les espèces, qui visent la grenouille avec la torche pendant la promenade de nuit ou qui fixent le télescope sur le trogon pour une photo portrait par smartphone.
Si on constate avec regret que la plupart des Equatoriens n’ont jamais mis les pieds dans les îles Galápagos, la même chose est malheureusement vrai pour Mashpi. Déjà, la route sinueuse et accidentée pour aller jusqu’à Mashpi (presque 4 heures depuis Quito) n’est pas pour les faibles de corps ou d’esprit (des bonbons au gingembre peuvent aider à soulager le mal au cœur). Mais si c’est l’argent des écotouristes (équatoriens, sud-américains et internationaux) qui soutient largement ce projet de conservation holistique, son succès est dû à la participation active de tous les Equatoriens qui y travaillent—du biologiste résident formé à l’université de Quito à la docteure disponible sur place, jusqu’aux autres employés de l’hôtel, d’anciens forestiers des villages venus avec une vision transformée de la forêt du Chocó.
Une fois arrivé à la Mashpi Lodge, en plein milieu de la jungle, on est tout de suite pris par le luxe de l’espace intérieur. Regardant à travers ses parois de verre qui offrent une vue panoramique permanente des arbres et de la brume juste dehors, on a la sensation surréelle d’être à la fois complètement isolé de la forêt et plongé en plein dedans. Le grand spectacle de la nature en direct, mais sans l’humidité et les moustiques. L’écotourisme de luxe, mais sans l’exploitation et le voyeurisme. L’appréciation partagée de la richesse des écosystèmes vivants qui nous entourent, sans le laboratoire et l’académisme.
Car une fois qu’on met les pieds dehors dans la forêt tropicale, on ne manque pas de mettre ses bottes en caoutchouc. Les petites explorations guidées par les naturalistes dans la forêt de nuages, les randonnées le long d’un ruisseau, jusqu’à des baignades sous les chutes d’eau, sont une occasion pour tous ceux qui auraient la trouille du camping de faire l’expérience directe de la bioréserve de Mashpi. Car l’expérience mène à l’empathie, et l’empathie mène à l’action.
Ici, on observe d’un point de vue privilégié la vie qui l’habite, à la fois de près (plusieurs espèces endémiques de colibris qui volettent autour du nectar préparé à 1281m d’altitude, tayras, agoutis, tanagers et autres oiseaux grignotant les bananes, papillons et orchidées élevés au Life Center, magnolias et épiphytes à l’hauteur de la bicyclette aérienne…) et de loin, perché sur la fameuse Dragonfly, dont le voyage en hauteur et en douceur sur 2km offre une vue spectaculaire des nuages, arbres (broméliacées, miconias, palmiers au loin) et rivières de la réserve Mashpi, juste au-dessus de la canopée dans la forêt du Chocó.
Prochaine étape : élargir la zone protégée… et si elle se prolongeait jusqu’à la forêt amazonienne ?
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