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A Eindhoven, le festival STRP questionne la phobie du futur

"Atlas", entre monde réel et monde virtuel © Yann Deval & Marie-G. Losseau.

Du 30 mars au 7 avril, le festival STRP d’art&technologie investissait une ancienne usine Philips à Eindhoven. Retour sur l’édition 2019, consacrée à l’exploration de scénarios pour un futur positif.

Nous sommes au cœur de Strijp, ce quartier que l’on appelait entre 1920 et 2004 « la ville interdite », lorsqu’il était occupé par les usines Philips. Seules les personnes munies d’un badge d’accès pouvaient pénétrer dans cet espace de 27 hectares entièrement dédié aux activités de la multinationale hollandaise. En 2004, Philips quitte Strijp et le quartier refleurit aujourd’hui sous le signe de la créativité, tirant parti de son patrimoine industriel transformé en fablabs, skatepark ou cafés cool. L’un de ses emblématiques bâtiments, le Klokgebouw est ainsi devenu le quartier général du festival STRP dédié aux croisements entre art et technologies.

Les quartiers généraux du festival STRP, dans une ancienne usine Philips. © Marie Albert
L’intérieur de l’ancienne usine investie par le STRP © Hanneke Wetzer

Entre utopie et dystopie

Cette histoire, c’est le collectif Uninvited Guests qui nous la raconte lors de l’ Augmented Reality Billenium Tour, une des expériences proposées par STRP, réalisée en collaboration avec l’artiste sonore Duncan Speakman. Durant cette visite prospective, le public est amené à découvrir les mutations du quartier à l’horizon 2094, où utopie et dystopie se dessinent tour à tour, grâce aux smartphones qui superposent au paysage actuel des scénarios en réalité augmentée.

« Augmented Reality Billenium Tour » par Uninvited Guests & Duncan Speakman. © Juliette Bibasse
« Augmented Reality Billenium Tour » par Uninvited Guests & Duncan Speakman. © Marie Albert

Cette proposition artistique reflète bien la ligne directrice du festival, qui, ces dernières années, a déplacé le curseur de sa programmation de l’exposition vers l’expérience. Gieske Bienert, co-directrice, nous explique cette évolution : « Pendant un temps, nous avons produit de grosses installations, des projets autour de la robotique avec beaucoup de hardware, des projections monumentales. Aujourd’hui, la technologie est plus proche de nous, de notre corps, et c’est à travers une expérience plus humaine et la connexion à notre propre imaginaire que quelque chose d’intéressant peut apparaître ».

C’est aussi le point de vue de Juliette Bibasse, curatrice indépendante invitée de cette édition 2019 : « Le côté tech des installations n’impressionne plus les gens, et ne peut plus être le cœur du projet artistique. Le parti pris que j’ai choisi d’explorer, et qui est une des lignes fortes du festival, est ce côté sensible et poétique, où l’on privilégie des formats à échelle humaine et où chaque visiteur va vivre une expérience personnelle et unique. ».

«Proposer des scénarios alternatifs aux scénarios-catastrophe»

Cette dimension expérientielle s’impose dès que l’on pénètre dans l’espace d’exposition, avec l’installation Between Mind and Matter de Salvador Breed et Nick Verstand. Le visiteur est plongé dans l’obscurité, avec pour seul éclairage un laser, connecté à une installation sonore en 4D, créant dans l’espace une architecture mouvante et un environnement audiovisuel enveloppant, en constante évolution.

« Between Mind and Matter » par Salvador Breed & Nick Verstand. © Hanneke Wetzer

Les œuvres se déploient ensuite au sein de deux espaces, mixant installations visuelles ou sonores avec des propositions plus interactives. Cette édition 2019 est une invitation à explorer des futurs désirables, en réaction à une vision dystopique de l’influence des technologies sur nos vies. Comme l’explique Juliette Bibasse, « Nous amenons une approche résolument plus positive, tout en ayant un regard critique. L’idée est de proposer des scénarios alternatifs aux scénarios-catastrophe que l’on entend un peu partout, de permettre aux gens de s’en emparer et de sortir d’une certaine forme de passivité face aux technologies ».

C’est le cas de l’installation Waking Agents de l’artiste américaine Lauren McCarthy qui nous invite à engager la conversation avec un oreiller intelligent, le temps d’une sieste. Selon le moment et les interactions amenées par l’utilisateur, l’expérience peut prendre la forme d’un dialogue avec un mauvais chatbot ou d’un échange plus ou moins intime, drôle et profond. Lauren McCarthy travaille sur le détournement et la critique des objets connectés, comme dans son projet Lauren, où elle incarne une version humaine de l’assistant personnel intelligent Alexa d’Amazon, ou encore avec Someone, où le public est invité à surveiller et contrôler les appareils d’une maison « intelligente », et à répondre aux besoins de ses occupants. Ainsi avec Waking Agents, le doute s’installe rapidement : l’intelligence artificielle qui nous parle l’est-elle vraiment ?

« Waking Agents » de Lauren McCarthy. © Juliette Bibasse

Un festival en immersion

Le festival STRP fait aussi la part belle aux technologies immersives avec deux projets s’appuyant sur les techniques de réalités virtuelle, augmentée et mixte.

Eternal Return réunit les compétences du duo suédois Lundahl & Seitl, reconnu pour ses installations immersives où se mêlent danse, technologie, philosophie et arts plastiques, et celles du studio créatif ScanLab, spécialisé dans le scan 3D à grande échelle. Muni d’un casque de réalité virtuelle et accompagné d’un « guide », le spectateur est invité à vivre différents récits, basés sur le roman de science fiction The Memor, de l’architecte et chercheuse Malin Zimm. En ajoutant à une expérience de réalité virtuelle des éléments comme du son spatialisé, des parfums, une trame narrative, les créateurs nous proposent une expérience totale, faisant appel à nos sens physiques, nos émotions, notre imagination, notre rapport à l’espace…

« Eternal Return » de Lundahl & Seitl and ScanLab. © Hanneke Wetzer

Un peu plus loin, l’expérience Atlas conçue par les artistes Yann Deval et Marie-G. Losseau invite le spectateur à parcourir une scénographie qui se déploie à la fois dans le monde réel, sous la forme de maquettes en bois, et en réalité virtuelle. Equipés de lunettes de réalité mixte, d’un casque de réalité virtuelle ou d’une tablette, les spectateurs déambulent dans ce monde imaginaire et sont invités à créer eux-mêmes de nouveaux habitats, en « lançant des graines ». Chaque graine fait pousser une maison en réalité virtuelle, qui se construit de manière organique et s’adapte à son environnement physique. Cette œuvre a été conçue dans le cadre du programme STARTS de la Commission Européenne, qui vise à favoriser les collaborations entre artistes, scientifique et ingénieurs sur des projets d’innovation technologique. Ainsi le développement de la partie en réalité mixte a été réalisé en collaboration avec des chercheurs de l’Université d’Oxford Brookes, dans le cadre d’une résidence art-technologie.

« Atlas » de Yann Deval & Marie-G. Losseau. © Juliette Bibasse
« Atlas » de Yann Deval & Marie-G. Losseau. © Boudewijn Bollmann

Quelle vision du futur ?

A la sortie du festival, on ne repart pourtant pas avec une vision aussi positive du futur que ce que nous promettait cette édition 2019. Il semblerait que ce soit aussi le cas des bernard l’hermite de l’installation Why not hand over a shelter to hermit crabs de l’artiste japonaise Aki Anomata, qui ont fini par bouder leurs coquilles de verre imprimées en 3D (par ailleurs sublimes et d’une finesse impressionnante) pour retrouver leur refuge naturel.

« Why not hand over a shelter to hermit crabs » de Aki Anomata. © Hanneke Wetzer

Le fait qu’un grand nombre des installations soit à explorer seul nous interroge aussi sur le rapport aux technologies qui est privilégié ici, mettant finalement peu en avant la façon dont celles-ci peuvent également connecter et rapprocher les individus.

« Pollution Explorers » avec Ling Tan. © Louise Enjalbert

On retrouvera de l’espoir en suivant l’artiste Ling Tan dans la performance participative Pollution Explorers. Nous équipant d’un imperméable connecté muni de capteurs mesurant la qualité de l’air, elle propose de nous réapproprier, de façon collective, les données liées à la pollution dans nos villes. Une façon de replacer l’humain et les grands enjeux de société au centre de nos futurs souhaitables.

Le site du festival STRP.