Depuis une dizaine d’années, nombre de startups développent en laboratoire de nouveaux matériaux à destination de l’industrie du textile. Plus récemment, la mode de luxe s’y intéresse aussi. Mais à quand les écotextiles high-tech pour tous ? Enquête.
Après la viande biosynthétique, le cuir, la soie, les biotextiles. Si la bioingénierie des protéines en laboratoire nous permet de fabriquer des hamburgers et des saucisses sans tuer d’animaux, il était temps qu’on y fabrique les matériaux pour faire des chaussures et des chemises sans exploiter davantage nos ressources naturelles.
On imagine sans trop de difficultés les problèmes à la fois éthiques et écologiques que suscitent l’élevage du bétail pour la fourrure, le tannage des peaux et le traitement du cuir, la surexploitation des vers (sans parler des humains) pour la production de la soie, le pétrole qu’on transforme en polyester (présent dans 60% des textiles) et autres textiles synthétiques, etc. Mais on sait moins que le coton (non bio, présent dans 30% des textiles) est aussi très mauvais pour l’environnement : l’agriculture du coton consomme des quantités exorbitantes de terre arable (2,5% du total mondial), d’eau fraîche (3%), de pesticides (20%) et d’insecticides (25%). Ceci, même avant la récolte. Au total, la fabrication de vêtements compte parmi les industries les plus polluantes de la planète.
The life cycle of a t-shirt (par Angel Chang, 2017, en anglais) :
Cependant, la responsabilité de cette énorme empreinte carbone issue du processus de fabrication de nos vêtements ne peut pas être seulement attribuée au phénomène de la fast-fashion. La majorité des émissions carbones dans la chaîne d’approvisionnement ont lieu à l’étape de la production des matériaux bruts. Et si on les remplaçait par les biotextiles ?
La fashiontech de la durabilité
Comme pour l’alt-viande, les alt-textiles les plus high-tech sont généralement ceux qui attirent le plus d’attention et le plus d’investissement. En particulier, on suit de près les startups biotech qui développent de nouvelles fibres pour l’industrie du textile à partir de la culture cellulaire de biopolymères—ces macromolécules comme la cellulose, la protéine ou l’ADN, qui se trouvent dans les organismes vivants. Non seulement ces matériaux organiques se décomposent naturellement à la fin de leur cycle de vie, mais ils absorbent aussi le CO2 dans l’air.
AlgiKnit, une startup fondée à New York en 2016 par la jeune équipe lauréate du BioDesign Challenge, propose de créer des fibres textiles à partir de laminaire (laminaria digitata), une macroalgue qui pousse très rapidement et abondamment dans les eaux côtières de l’hémisphère nord. Pour ce faire, AlgiKnit plonge la laminaire dans un bain de sel, en extrait le biopolymère alginate, le fait sécher en poudre puis le tourne en fils prêts à tricoter en différents types de textiles. Prochain objectif : rendre les fibres assez robustes et flexibles pour être compatibles avec les machines à tricoter industrielles de l’infrastructure textile existante. L’équipe a déjà relevé plusieurs centaines de milliers de dollars, avec le soutien notamment de la Fashion Institute of Technology et de National Geographic, et en 2018 participe (en bonne compagnie) aux programmes des accélérateurs Rebel Bio à Londres et Plug & Play Fashion for Good à Amsterdam.
En Californie, l’entreprise BoltThreads développe depuis 2009 de nouveaux matériaux pour l’industrie du textile et de la mode. Ils ont notamment développé le Microsilk, une soie inspirée du fil d’araignée, synthétisée en laboratoire à partir de protéines introduites dans la levure et fermentées avec du sucre et de l’eau. En 2017, un prototype de robe fabriquée en cette soie créée sans araignée ni vers de soie, conçue par la designer de mode fameusement écologiste Stella McCartney et tricotée sur une machine industrielle, a été exposée au MoMA, le Musée d’art moderne de New York, dans le contexte de l’exposition « Is Fashion Modern? ». Cette année, et jusqu’au 27 janvier 2019, la robe est exposée au musée V&A de Londres dans le cadre de l’exposition « Fashioned from Nature ».
Présentation de BoltThreads (2018, V&A, en anglais) :
En partenariat avec Ecovative, une entreprise new-yorkaise spécialisée en fabrication de matériaux mycéliens, BoltThreads a aussi développé Mylo : un cuir de luxe fabriqué à partir de cellules de mycélium cultivées avec précision dans des tiges de maïs, qui forment un réseau tridimensionnel qui est ensuite compressé, tanné et teinté de manière organique. Le 5 octobre 2018, BoltThreads a réussi à relever $72,285 (63.838€) de 290 contributeurs lors d’une campagne de financement participatif pour la production du premier sac à main de luxe commercial fabriqué en cuir de mycélium.
BoltThreads est loin d’être le seul à cultiver le mycélium pour en faire des textiles : Amadou Leather fait pousser le mycélium sur de la sciure de bois recyclée ; MycoTex, lancé par la designer néerlandaise Aniela Hoitink, propose d’en créer des vêtements fins de mode ; Zvnder, fondé en 2017 à Berlin par la designer Nina Fabert, en propose des portefeuilles et casquettes fabriquées sur commande…
Si le Mylo Driver Bag de BoltThreads, dont le prix de lancement s’élèvera à plusieurs centaines de dollars, n’est pas tout à fait accessible au grand public, il s’agit néanmoins d’un pas important au-delà du prototype vers la commercialisation d’un biotextile à plus grande échelle. En attendant, les fans de cuir de mycélium peuvent toujours s’offrir un porte-clés à $25.
Modern Meadow est une autre entreprise qui, depuis sa création en 2011 par l’entrepreneur américain Andras Forgacs, a levé plusieurs millions de dollars en investissements pour sa recherche en biosynthèse de nouveaux matériaux. En particulier, l’équipe a développé de l’ADN produisant du collagène—la protéine fibreuse qui constitue la peau, et donc le cuir—fermenté dans la levure, puis assemblé en un matériel bidimensionnel qui est ensuite traité dans une « sauce secrète ». Ce qui en ressort, Forgacs l’appelle Zoa. Mais à la différence du cuir traditionnel, plein d’imperfections gênantes, souligne-t-il, le Zoa est infiniment customisable et maniable même à l’état liquide, ce qui offre des possibilités inédites aux designers travaillant avec le matériel à l’état brut. Aujourd’hui, le t-shirt prototype de Zoa, décoré de cuir « liquide », fait partie de la collection permanente du MoMA de New York.
Upcycling biotech ou low-tech
Et si on upcyclait nos vieux vêtements, déchets atmosphériques et alimentaires au niveau local en nouveaux matériaux textiles ?
Worn Again Technologies à Londres et Evrnu à Seattle sont deux startups—chacune fondée par une femme passionnée du combat contre le gâchis textile—qui récupèrent des vieux vêtements et autres déchets textiles pour en extraire les polymères du polyester ou la cellulose du coton, puis les transforment en biofibres, qui sont ensuite tournés en textiles neufs, 100% organiques et biodégradables, upcyclés et recyclables.
Orange Fiber, autre startup en vue fondée en 2014 par deux Siciliennes, propose d’extraire la cellulose du surplus local de pastazzo (pulpe d’orange qui reste après le jus) pour tourner le biopolymère citrique en fils comparables à la soie. Salvatore Ferragamo en a déjà fait toute une collection en printemps 2017.
Mango Materials, fondée en Californie en 2010 par Molly Morse, ingénieure en biopolymères et biocomposites, propose de récupérer les déchets de gaz en émissions méthane pour en extraire le biopolymère PHA (polyhydroxyalcanoate) et le transformer en polyester biodégradable pour la fabrication de nouveaux vêtements durables.
Présentation de Mango Materials (2014, en anglais) :
Quant à l’alt-cuir et autres alt-textiles, il existe toujours des matériaux organiques plus low-tech fabriqués à partir de fibres de fruits (feuilles d’ananas philippins, raisins italiens, pommes tyroliennes…) et plantes (lotus, ortie, kapok, café moulu…). Mais ils nécessitent souvent des processus longs et à labeur intensif qui augmentent par conséquent le prix des produits finis.
Moon shot matériel
Depuis 2007, dans un laboratoire situé loin de la hype dans les montagnes rurales au nord du Japon, l’entreprise Spiber s’est inspiré du fil d’araignée, « 340 fois plus résistant à la traction que l’acier », pour développer des matériaux protéiques. C’est en manipulant les chaînes d’acides aminés des protéines que Spiber a créé les fils d’un textile utilisé pour fabriquer la Moon Parka, un prototype de parka conçue par The North Face en 2015, et en 2018, un manteau de ski conçu par Goldwin, nominé pour un prix Beazley Designs et actuellement exposé au Design Museum de Londres jusqu’au 6 janvier 2019.
« Notre objectif est de proposer une plateforme technologique pour créer des matériaux protéiques sur mesure (pas seulement du fil d’araignée) adaptés à différentes applications finales, explique Daniel Meyer, responsable de la planification internationale d’entreprise chez Spiber. Et comme les industries du vêtement et de l’automobile sont deux gros contributeurs d’émissions CO2, nos applications à plus haute priorité dans un futur proche se trouvent dans ces deux marchés. »
Présentation de Spiber (2015, en anglais) :
« L’intérêt d’un matériel, continue Meyer, se joue dans la combinaison de son impact sur l’environnement, son coût et sa performance selon les besoins d’une application donnée. En ce sens, chaque matériel a ses propres forces et faiblesses en fonction de ces trois facteurs, et souvent l’amélioration d’un facteur se fait au détriment d’un autre. Notre concept, c’est de créer une technologie qui permette de concevoir un matériel qui offre le meilleur équilibre possible entre ces trois facteurs pour une application donnée. »
Comme pour toutes ces startups biotech, et de façon plus générale pour la mise à l’échelle commerciale de la culture cellulaire, les deux principaux défis sont d’augmenter la production et de réduire les coûts.
Mais Meyer reste optimiste pour la généralisation des nouveaux biotextiles dans un futur proche : « Il y a plusieurs entreprises qui font de la recherche et développement semblable à la nôtre, qui s’intéressent aux matériaux protéiques conçus pour des applications précises. Il existe beaucoup de formes différentes de matériaux protéiques dans la nature, et les protéines qui existent actuellement dans la nature ne sont qu’un sous-ensemble microscopique de la totalité des designs potentiels qu’on peut créer dans un laboratoire. Autrement dit, les applications potentielles des matériaux protéiques sont extrêmement variées, et plus il y a de personnes qui s’attaquent à ce problème, le plus rapidement on peut amener la société vers un écosystème de matériaux plus circulaire. Nous nous réjouissons de voir comment tout cela va évoluer, surtout au cours des prochaines années. »