Makery

BioCurious, pour les curieux de la biotech

Une expérience DiY en électrophysiologie chez BioCurious en Californie. © Cherise Fong

En Californie, le biolab communautaire BioCurious est catalyseur d’innovation en biotechnologie et rend le biohacking accessible à tous, depuis les chercheurs indépendants jusqu’aux curieux de la science citoyenne. Makery leur a rendu visite.

Santa Clara, envoyée spéciale (texte et photos)

De l’extérieur, on dirait une quelconque startup tech installée au rez-de-chaussée d’un énième immeuble de béton au sein de la Silicon Valley. Mais une fois passé la réception inhabitée, une impression plus chaleureuse de BioCurious se dessine : au tableau de liège communautaire est affichée une petite annonce recherchant un(e) assistant(e) de labo, en face d’une publicité pour The Odin de Josiah Zayner, au-dessus du programme d’une conférence organisée par la Société américaine de génétique humaine, à côté d’un menu de pizza à emporter. Sur une table, un aquarium mystérieux est connecté à un petit appareil marqué « CuttleCam ». Affichée au mur au-dessus des tasses à café, une citation attribuée à Albert Einstein : « Je n’ai pas de talent particulier, je suis seulement passionnément curieux. »

Une fois pénétré à l’intérieur de BioCurious, Einstein donne le ton.

BioCurious a beaucoup évolué au cours de ces dernières sept années. D’abord conçu comme un biolab DiY installé dans un garage, il renaît en tant que laboratoire communautaire suite à une campagne de financement et la location d’un espace commercial à Sunnyvale, avant de s’établir comme biohackerspace pionnier dans ces locaux de Santa Clara, au sud de San Francisco.

Officiellement fondé par une poignée d’entrepreneurs orientés biologie fin 2010, l’association à but non lucratif BioCurious semble être bien intégrée dans son entourage biotech. Elle compte une centaine de membres actifs, parmi une communauté plus large de plusieurs centaines. Pendant la journée, le labo fournit un espace de travail pour les projets personnels des membres, mais en soirée, ce même espace accueille des rencontres à thèmes biotechnologiques ou d’autres projets collaboratifs et communautaires. En fin de semaine, parmi les visiteurs on retrouve souvent des familles ou adolescents préparant un projet pour une foire scientifique ou autre activité scolaire.

De l’autre côté du tableau, la zone labo de BioCurious.

Startups et seiches immortelles

Innokenti Toulokhonov, actuellement membre du conseil d’administration de BioCurious, était un des premiers membres du laboratoire en 2012. Comme beaucoup d’individus, il cherchait un espace de labo biochimique bien équipé où il pourrait poursuivre ses projets personnels. C’est ici qu’il lance sa startup, Amid Biosciences, qui fournit des services en ingénierie des protéines et clonage de gènes pour la recherche en sciences de la vie. Autre avantage de BioCurious, nous dit-il, c’est que « l’association ne réclame jamais la propriété, intellectuelle ou autre, de vos projets en cours ou futurs. »

Un des premiers projets communautaires originaux de BioCurious est la BioPrinter, une imprimante 3D DiY… d’organes humains. Si la machine n’a pas encore atteint son but ultime, son processus de transformation et de fonctionnement, en imprimant des cellules de bambou, par exemple, sert déjà de projet pédagogique et collaboratif auquel chacun peut participer—y compris des personnes habitant loin, à travers les Etats-Unis jusqu’en Floride, et même des adolescents travaillant sur le logiciel au Brésil.

Quant à l’aquarium mystérieux à l’entrée, il abrite une seiche naine mâle (Sepia bandensis), le sujet d’un autre projet communautaire pour séquencer son génome et éditer son ARN. Une déclinaison récente du projet, auquel participent lycéens, biologistes et ingénieurs informatiques, consiste à créer des lignées cellulaires « immortelles » à partir des cellules de la seiche d’origine.

Une seiche naine attend l’immortalisation de ses lignées cellulaires.

Open Insulin : bientôt dans un bioréacteur près de chez vous

Si le projet Real Vegan Cheese, primé à multiples reprises, est sans doute la collaboration la plus remarquée entre BioCurious et Counter Culture Labs (CCL) à Oakland (que Makery a également visité), encore plus prometteur est le projet Open Insulin (dont on vous a déjà parlé ici). L’équipe de base—le biochimiste en protéines Yann Huon de Kermadec, une anthropologue et une poignée d’autres membres actifs—travaillent principalement à CCL dans la East Bay. Mais aujourd’hui, Anthony Di Franco, diabétique de Type 1 et instigateur du projet, se trouve exceptionnellement à BioCurious. Et il apporte de bonnes nouvelles.

« En gros, nous avons un équivalent d’insuline à action prolongée qui fonctionne à l’échelle du labo », annonce-t-il. Autrement dit, ils ont réussi à produire de l’insuline générique. Ce qui était l’objectif premier du projet Open Insulin. « Maintenant, nous avons une souche qui rend la proinsuline et une souche qui rend l’enzyme. On prend les produits de ces deux souches, on les purifie, les mélange ensemble pour produire de l’insuline brute, puis finalement de l’insuline pure. C’est ce qu’on est en train de faire actuellement. »

En même temps, ils font des tests supplémentaires afin de confirmer les résultats, et discutent avec des avocats de comment procéder pour augmenter la production et distribuer la technologie de manière sûre et en toute légalité.

Anthony Di Franco, instigateur du projet Open Insulin, à côté de la CLHP chez BioCurious.

« On cherche à développer une plateforme de fabrication de l’insuline à petite échelle, qui servirait plusieurs patients, par exemple dans le cadre d’une pharmacie ou d’un hôpital, ou d’une clinique au Sénégal, continue Anthony. On veut fabriquer un bioréacteur un peu plus grand que celui du labo, entre 10L et 100L. Ensuite, s’il marche bien, on devrait pouvoir fabriquer assez d’insuline pour des milliers de personnes pour un mois, à partir d’un rendu qui dure quelques jours ou une semaine. Bref, un petit bioréacteur peut servir beaucoup de gens, mais encore faut-il rechercher comment le faire de façon légale et appropriée à la consommation humaine. »

L’objectif à long terme du projet Open Insulin est de rendre la production de l’insuline open source et accessible à tous : « D’un aspect technique, l’autre partie du bioréacteur est un système de purification, ce qui nécessiterait des tests de contrôle de qualité à l’autre bout pour surveiller en permanence le produit. Il nous reste à développer ces systèmes et à créer une plateforme de production open source qui serait accessible à tous ceux qui en ont besoin. »

Quant au kit DiY à fabriquer de l’insuline chez soi, Anthony compare le système complet à l’évolution de l’ordinateur personnel du début des années 1970, où seulement les amateurs de l’informatique savaient comment l’assembler, jusqu’à aujourd’hui, où à peu près tout le monde possède un ordinateur portable. « Attendons encore quelques dizaines d’années, anticipe-t-il. Il se peut que les gens fabriquent leurs propres médicaments plus souvent qu’ils ne les achètent, pour peu qu’ils aient encore besoin d’en acheter. Parallèlement, des biotechnologies telles que les thérapies géniques auront grandement progressé. On guérira les maladies plus souvent qu’on n’aura à les traiter. Espérons que les technologies pour cela baissent en prix et en échelle. »

BioCurious lab zone

Kurt Cheng prépare des échantillons de bactéries pour le séquençage ADN à BioCurious.

Dans la zone plus strictement laboratoire de BioCurious, Kurt Cheng prépare des échantillons de bactéries pour du séquençage ADN commercial. Depuis qu’il est devenu membre en 2016, il utilise souvent l’espace labo pour le séquençage d’ADN ou même d’un génome entier à la demande de ses clients. Au labo, il a aussi rencontré de nouveaux collaborateurs, dont la plupart sont des chercheurs en biotechnologie qui s’intéressent à cette technique pour, par exemple, détecter le cancer ou comprendre un microbiome ou l’ADN d’une espèce particulière.

Au cours d’une visite guidée de l’entourage, Kurt me montre une centrifugeuse, un multifuge, un autoclave, un thermocycleur, un incubateur agitateur, un four rotatif, un réfrigérateur pour stocker l’ADN à -20°C, un congélateur pour stocker l’ARN à -80°C, un microscope qui permet de voir la fluorescence en ingénierie génétique, une CLHP pour analyser les composants chimiques… La plupart des machines sont plutôt anciennes mais toujours opérationnelles, et tout le matériel a été donné ou récupéré.

Un incubateur agitateur, qui facilite la croissance de bactéries, est personnalisé avec les yeux ludiques de BioCurious.

De l’électrophysiologie dans un œuf de grenouille

Dans une petite pièce à côté, un autre membre a investi son propre espace de travail avec du matériel spécialisé pour son projet personnel de recherche en électrophysiologie. Il y a deux ans, Edward Beck quittait San Diego dans le sud de la Californie, où il n’arrivait pas à trouver du travail dans son domaine au niveau du doctorat, pour s’installer dans la région de San Francisco. Son but ? Devenir membre de BioCurious, qui proposait un espace de laboratoire à prix abordable dans un environnement favorable, afin de poursuivre sa propre recherche de manière indépendante.

Selon Edward, peu de gens sont versés dans la « technique méticuleuse » de l’électrophysiologie. « C’est une méthode analytique utilisée pour étudier une classe de protéines qu’on appelle les canaux ioniques, explique-t-il. Les canaux forment un petit trou, à travers duquel passent des ions, ou des atomes chargés. Il existe plusieurs types principaux de canaux ioniques, mais ceux que j’étudie s’ouvrent et se referment en fonction du voltage qui traverse leur membrane. En particulier, j’examine les cellules nerveuses, ces cellules électriques qui ont des propriétés de conduction électriques, parce que les nerfs sont longs et fins, et leurs membranes sont pleines de ces canaux ioniques. Tous ces canaux ioniques agissent ensemble dans une symphonie, en s’ouvrant et se refermant de façon très coordonnée. C’est ainsi qu’un signal de douleur se déplace de votre orteil à votre cerveau. »

Chez BioCurious, Edward veut explorer une nouvelle approche afin de pouvoir contrôler cette ouverture et fermeture de canaux ioniques dans les cellules nerveuses. Si la technique d’optogénétique, qui utilise la lumière traversant des fibres optiques plutôt invasives, a gagné du terrain au cours de la dernière décennie, Edward propose d’utiliser plutôt des champs magnétiques externes pour changer la façon dont les canaux ioniques s’ouvrent et se referment.

Edward Beck explique sa recherche électrophysiologique devant son espace de travail dédié chez BioCurious.

« Je propose de lier une nano perle magnétique à un acide aminé précis d’une protéine, explique-t-il. Dans mon cas il s’agit d’une cystine, pour la lier au canal ionique. Lorsqu’on rapproche un champ magnétique, la particule magnétique va s’orienter dans la direction du champ magnétique. Et quand la perle magnétique se déplace, elle emmène le bout de la protéine auquel elle est attachée. Mon hypothèse, c’est que ce petit bout de la protéine va l’entraîner à ouvrir ou à fermer ou du moins bouleverser le comportement normal de la cellule nerveuse. »

L’électrophysiologue fait la démonstration de son dispositif dédié : deux électrodes descendent jusqu’au fond d’une assiette, en pénétrant très délicatement la membrane d’une cellule nerveuse à l’intérieur d’un œuf de grenouille. Les électrodes sont connectées aux amplificateurs, et un convertisseur numérique-analogique connecte le signal à un ordinateur, où Edward programme des variations de tension spécifiques au cours de l’expérience.

Deux électrodes pénétreront délicatement la membrane d’une cellule nerveuse dans un œuf de grenouille.

Edward a l’intention de poursuivre cette recherche pendant au moins les trois années à venir. S’il réussit à avoir assez de données pour présenter une preuve de concept, il essayera d’obtenir une bourse nationale afin de porter sa recherche plus loin. Autre avantage de BioCurious : l’association possède les qualifications pour accueillir des bourses de recherche financées par le gouvernement. Ensuite, qui sait jusqu’où la recherche peut mener ?

« J’aimerais voir cette technique utilisée dans les labos de recherche qui essaient de comprendre le comportement humain, comment on pense, dit Edward. Comment peut-on identifier où se trouvent les centres du rêve dans notre cerveau ? Peut-on reproduire les rêves en chatouillant une petite partie du cerveau ? Imaginez pouvoir isoler et sélectionner des souvenirs précis… ou pointer du doigt les circuits qui définissent les sentiments d’amour, ou de haine, ou de préjugés. Existe-t-il un circuit pour cela ? Ces “choses intangibles que pensent les humains” font toutes partie d’un réseau neuronal. Cette technique nous permettrait d’apprendre comment fonctionnent ces réseaux. »

Manipulation de cellules nerveuses par champ magnétique, production d’insuline DiY, organes humains imprimés en 3D, lignées cellulaires de seiche immortelles… Quel sera le prochain bouleversement en biotech à émerger d’un biolab communautaire ? On est bien curieux de le découvrir.

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