Ecologie des sens au Field Notes en Laponie
Publié le 9 octobre 2018 par Erich Berger
Du 16 au 23 septembre, une trentaine d’artistes, scientifiques, biohackers et écologistes ont exploré la région isolée de la station biologique de Kilpisjärvi au nord de la Laponie. Synthèse d’expérience des participants du quatrième summer camp Field Notes.
Correspondance, Erich Berger, Bioartsociety + participants EOS (texte et photos)
Field Notes – Ecology of Senses est un laboratoire de recherche art&science organisé par la Bioartsociety tous les deux ans à la station biologique de Kilpisjärvi en Laponie, Finlande. Cinq groupes ont travaillé pendant une semaine dans ce nord sub-arctique de la Laponie pour développer, tester et évaluer des approches interdisciplinaires spécifiques en relation avec la notion d’écologie des sens. La précédente édition de Field Notes, Hybrid Matters (déjà chroniquée dans Makery) examinait la convergence de notre environnement avec la technologie et explorait le terme d’écologies hybrides en tant que vecteur de pensée pour parler des transformations intentionnelle et non intentionnelle de notre planète à travers l’activité humaine.
Cette année, Ecology of Senses a étudié le rôle de la détection pour prolonger cette convergence : la façon dont nous donnons un sens au monde, la manière dont les mondes sont créés à travers nos sens et les changements de perception de soi qui en découlent. Grâce à la technologie, nous avons considérablement étendu notre sensorium d’origine, mais le spectre de détection est beaucoup plus large : nous y retrouvons nos propres sens du corps humain, mais aussi des capteurs animaux et biologiques que nous avons appris à utiliser, des capteurs chimiques et électroniques ainsi que la perspective future d’une planète entièrement quantifiée informatiquement avec ses premières implémentations d’essaims d’oiseaux en réseau suivis depuis l’orbite ou de forêts entièrement connectées. Notre enthousiasme pour les possibilités de détection technologique avec sa prétendue production fiable d’objectivité nous a amenés à donner moins de valeur aux sens, phénomènes humains et indicateurs environnementaux qui nous entourent, considérés comme subjectifs. Durant Ecology of Senses, nous avons exploré cet écart. Notre objectif était de nous intéresser aux paysages intérieurs et extérieurs, de créer des expériences sur le terrain, de trouver et d’établir des sites d’essai, de mettre en place des observatoires et des fouilles. Nous avons respiré, senti, goûté, touché, écouté, marché les yeux ouverts et installé les capteurs apportés ou fabriqués sur place.
Détection réciproque, sensibilités insensibles
Comment est-ce qu’une pierre ressent ? Le groupe Détection réciproque mené par l’artiste Kira O’Reilly avait pris pour point de départ l’idée que les environnements dans lesquels nous nous trouvons sont intrinsèquement communicatifs, que les corps que nous définissons, avec leurs extensions provisoirement sensorielles, sont aussi réceptifs qu’ils sont également communicatifs.
Leur approche collaborative était libre, inspirée de l’image du sac desserré décrite par l’écrivaine de science-fiction Ursula Le Guin, qui tient et contient, mais qui est également souple et adaptable au mouvement de son contenu afin qu’il puisse former, défaire et reformer des connexions, partielles ou autres. Au début de la semaine, les membres du groupe ont exprimé leur intention de se hacker les uns les autres, afin de permettre à ces hacks de rendre de plus en plus complexes leurs expériences sensorielles. L’une d’entre elles, particulièrement poétique, a été l’ajout par Avner Peled d’un fouet pour sauna à l’une de ses prothèses robotiques souples qu’il portait sur la tête comme appareil de détection.
Humus.Sapiens, révéler les micro-écologies cachées
« Allons sous terre ! » Comme l’explique Marc Dusseiller, le groupe Humus.Sapiens s’est intéressé à l’exploration des approches permettant de détecter les endroits cachés et sombres qui se trouvent sous nos pieds. Les réseaux complexes d’organismes microscopiques qui coexistent avec nous dans les sols sombres sous la couverture végétale sont essentiels au maintien de la vie des créatures au-dessus du sol, ainsi que pour l’ensemble de l’atmosphère planétaire. L’objectif du groupe était de créer une sensibilité partagée du sol et des processus dans les sols. Bien que le paysage autour de Kilpisjärvi puisse sembler monotone de loin, s’en rapprocher et creuser le sol lui-même peut révéler un autre niveau de diversité et de myriades d’activités, insensibles pour nous les humains, à une échelle ultra-micro-localisée. Comment cet écosystème microscopique souterrain se révèle-t-il dans le macro-paysage ? Quels sont les processus qui forment et informent le sol ? Comment pouvons-nous formuler une relation homme / sol ?
Humus.Sapiens fonctionne en mode DIWO (do-it-with-other), ce qui signifie que les compétences partagées et dynamiques du groupe doivent participer à la définition de ces explorations, ainsi que la participation de leurs nouveaux partenaires microbiens à leurs enquêtes. Humus.Sapiens s’est appuyé sur les récentes explorations de sols menées par le réseau Hackteria. Le groupe a ainsi utilisé une variété d’outils open source pour explorer le monde qui nous entoure, notamment des microscopes fabriqués par leurs soins, des capteurs électroniques de base, des laboratoires de terrain mobiles et des instruments scientifiques à vocation performative.
Surfer la sémiosphère
En tant que bergers, cueilleurs, artistes et scientifiques, le groupe s’est réuni à Kilpisjärvi autour de l’archéologue et anthropologue Judith van der Elst pour découvrir, explorer et inventorier des porteurs de sens, dans des mondes subjectifs, souvent radicalement différents, baignés dans des champs électriques et magnétiques plus vastes dans lesquels nous sommes tous « suspendus ».
Les participants sont partis de l’idée que tous les organismes perçoivent et réagissent à certaines données sensorielles en tant que signes, porteurs de sens collectés dans leur propre environnement perceptible ou Umwelt. Introduit par Jakob von Uexküll au début du XXe siècle et associé à la théorie de la sémiose de Charles Sanders Peirce, ce concept est devenu le fondement du domaine actuel de la biosémiotique. La sémiosphère est alors la sphère dans laquelle les processus de signe fonctionnent dans l’ensemble de tous les Umwelten interconnectés. Délaissant l’organisme individuel pour s’intéresser à la relation sémiotique en tant qu’élément central de la vie, le groupe a commencé son exploration en suivant le maître : le lichen. À la poursuite de son devenir-lichen, le groupe a pris corps au cours de la semaine pour former un « moi » collectif afin de vivre des interfaces et moments transcendants permettant d’élargir sa sémiosphère et sa connaissance intersubjective.
Augures : machines d’observation des oiseaux
Guidé par l’artiste Martin Howse, le groupe est parti de l’idée que toute détection est divination, lecture et création de signes et de connexions invisibles. Cela peut se manifester comme une mise en travail ou en circuit des sens intérieurs et extérieurs des animaux, des oiseaux, des plantes, des lichens et des minéraux ; lire et utiliser leurs connaissances. Par exemple, le groupe a lu les signes des résidus d’évaporation des cristaux de sel et pouvait deviner ses propres mouvements en observant lentement les directions de la croissance du lichen. Celles-ci pourraient être liées aux conditions météorologiques futures.
L’augure signifie l’observation des oiseaux et l’interprétation de présages à partir de leurs mouvements. Nous observons maintenant les oiseaux des satellites et prédisons leurs vols par télémétrie. Cela nous dit quelque chose sur le changement climatique. Alors que le groupe travaillait sur le terrain, faisant naître de nouveaux rêves à l’intersection d’anciennes lignes de fractures géologiques, ils ont découvert ensemble que l’augure ne consiste pas toujours à faire correspondre les sens des autres aux siens. Il s’agit plutôt de devenir sensible et sensibilisé à tous les signes, comme une plaque photographique argentique, la surface immobile d’un lac ; nous devenons des écrans.
Deuxième ordre
Chargé d’observer les autres groupes, et s’appuyant sur l’écriture en tant que pratique partagée, le groupe Deuxième ordre s’est enfin employé à apprendre des cultures en développement des autres groupes. Qu’est-ce que cela signifie d’observer l’art ? Quels sens peuvent être utilisés lorsque nous expérimentons le processus de création artistique à ses débuts ? Que signifie le travail sur le terrain pour les théoriciens, les philosophes, les chercheurs et les praticiens de l’art ?
Le groupe Second Order avait un modus operandi de travail différente des autres. Il était composé de philosophes, de théoriciens et d’autres praticiens compétents intégrés aux autres groupes dans le but de faire de la recherche et d’intervenir pour offrir des perspectives contradictoires. L’objectif était d’examiner de manière critique les méthodes et les pratiques du terrain, y compris l’encouragement à violer les normes de terrain traditionnelles afin d’expérimenter de nouvelles possibilités. Mené par la critique en art&science Hannah Star Rogers, le groupe s’est concentré sur la découverte de nouvelles méthodes d’observation des sens et sur l’apprentissage mutuel de leurs pratiques de travail sur le terrain. A titre expérimental, il s’est mis au défi de considérer l’écriture créative comme une méthode.
Pour en savoir plus sur le Field Notes 2018.
Field Notes fait partie du réseau Feral Lab 2018-2020, un réseau européen organisateur de summer camps, tout comme Makery qui couvrira jusqu’en 2020 les activités des différents membres (et au-delà) et organisera son propre summer camp en France en 2019. Feral Lab rassemble Projekt Atol (Slovénie), Schmiede Hallein (Autriche), Helsingor Kommune (Danemark), Bioartsociety (Finlande), Radiona (Croatie) et Makery (France). Feral Lab est soutenu par le programme Creative Europe de la Commission Européenne.