Une petite randonnée à dos d’éléphant? Réfléchissez-y à deux fois. En Thaïlande, plusieurs sanctuaires sauvent les éléphants du tourisme pour leur offrir une retraite. Makery en a visité un.
Phuket (Thaïlande), envoyée spéciale
A 2 ans, le bébé femelle éléphant Katin adore la pastèque. Cet après-midi, elle ne veut plus de boules de riz, plus de canne à sucre, plus de bananes… rien que de la pastèque juteuse placée dans sa trompe, de préférence sans la peau, merci. Séparée de sa mère à la naissance, Katin n’a connu que l’esclavage pendant sa première année, sur le site touristique du Grand Bouddha, avant d’être secourue par l’Elephant Jungle Sanctuary (EJS) à Phuket.
Fino, née en 1945 et sauvée en 2016, est moins capricieuse. A l’heure du goûter, la plus vieille éléphante secourue par le sanctuaire des pachydermes est sereinement gourmande. Après avoir labouré pendant plusieurs décennies dans l’industrie forestière en province de Phetchabun, puis servi une dizaine d’années dans un camp de trekking pour touristes à Phuket, Fino, 73 ans, sait qu’elle figure parmi les grandes dames de la matriarchie résidente.
L’EJS Phuket, ouvert en 2016, est un des plus récents sanctuaires thaïlandais pour pachydermes retraités, qui propose également le EJS Care Project, une clinique vétérinaire qui soigne et prend soin des éléphants âgés. L’EJS, fondé en 2014, accueille aujourd’hui environ 75 éléphants dans une douzaine de camps situés à Chiang Mai au nord du pays, Phuket dans le sud et Pattaya près de Bangkok.
S’il existe aujourd’hui une quinzaine de sanctuaires pour éléphants en Thaïlande, tous ne sont pas identiques. Certains proposent des séjours bénévoles de plusieurs jours à quelques semaines pour participer pleinement à la communauté. Le tout premier sanctuaire, l’Elephant Nature Park, créé au nord de Chiang Mai en 1995 par la Thaïlandaise passionnée Sangduean « Lek » Chailert, est pionnier en terme d’éthique. Son projet s’est depuis élargi à la Save Elephant Foundation qui regroupe différents programmes pour aider les éléphants (et les chiens).
Bain de boue ou balade dans la jungle
Près de Patong, village balnéaire le plus fameusement touristique du pays, l’EJS Phuket est davantage tourné vers l’amusement des visiteurs : peu de consignes, baignade un peu bouffonne avec éléphants et « mahouts » (les dresseurs), photos gratuites à longueur de journée. On a un peu l’impression que ces éléphants secourus sont passés d’une forme de tourisme à une autre… Néanmoins, ils ont aussi leur temps libre, les guides les connaissent bien, les mahouts sont dévoués et l’ambiance y est légère.
Après une introduction basique au camp et aux particularités de l’espèce, on nous propose de commencer par nourrir les éléphants à la main de pastèques, bananes, canne à sucre et autres gourmandises. Les boulettes de riz s’avèrent un peu moins populaires. Accompagnés de leurs mahouts, qui leur procurent de douces caresses sous les arbres, les éléphants semblent calmes et bien habitués à la petite foule qui les entoure. La majorité sont les vieilles dames du troupeau, qui nous observent sagement, parfois des larmes aux yeux.
Pendant que la plupart des visiteurs vont directement au bain de boue, une poignée, qui a opté pour le privilège d’une promenade dans la jungle, part à la suite de deux éléphants, accompagnés de leurs mahouts respectifs et d’un guide. C’est l’expérience la plus touchante de ma visite. Pendant plus d’une heure, nous marchons entre Sai Thong, 42 ans, libérée d’un camp de trekking en 2014, et Lam Yai, 56 ans, qui malgré une jambe cassée dans un accident de travail forestier une vingtaine d’années auparavant, a continué à labourer jusqu’à son secours par l’EJS en 2016. Une fois dans la jungle, ce sont elles qui décident où aller, quoi manger et comment se comporter… c’est-à-dire, comme des éléphants dans la jungle.
Une espèce exploitée
L’éléphant asiatique, l’espèce qu’on retrouve en Thaïlande, pèse entre 4 et 7 tonnes, mange environ 200kg par jour et passe au moins 16h par jour (à l’état sauvage) à cueillir sa nourriture dans la jungle. Contrairement au cheval, il a le dos fragile. Comme les humains, il peut vivre jusqu’à 80 ou 90 ans. Comme nous, il a une vie familiale et sociale développée, ressent des émotions complexes, a une conscience de soi-même et de la mort. Mais contrairement à nous, il n’est pas libre.
Au début du XXème siècle, plus d’une centaine de milliers d’éléphants vivaient en Thaïlande. Aujourd’hui, il n’en reste que quelques milliers, dont la plupart en captivité. Les éléphants sauvages sont devenus agressifs envers les humains, habitués depuis longtemps au braconnage. Quant aux éléphants captifs, ils ont bien d’autres problèmes.
La plupart des pachydermes nés avant 1980 ont travaillé dans des camps d’industrie sylvicole, forcés de contribuer à la déforestation, autrement dit à la destruction de leur propre habitat naturel. Lorsque l’industrie sylvicole thaï est tombée en désuétude, les vieux et jeunes éléphants captifs ont été (re)conditionnés pour l’industrie du tourisme : beaucoup portent des gens sur leur dos dans des camps de trekking, pendant que d’autres font des tours de cirque ou du dessin…
Toutes ces activités ne sont pas obtenues sans cruauté. Comme les éléphants sont à la fois très intelligents, très habiles et très forts physiquement, ils sont très demandés par les exploitants. Mais comme justement leur intellect est développé et leur masse imposante, ils sont d’autant plus difficiles à apprivoiser.
Le rite d’initiation traditionnelle à cette vie de soumission s’appelle phajaan, qui signifie écrasement en thaï. Il s’agit de « casser l’esprit sauvage » d’un bébé éléphant, séparé de sa mère, isolé, ligoté et torturé : en le battant dans les endroits les plus sensibles, le privant de nourriture, d’eau et de sommeil… pendant au moins une semaine, ou jusqu’à ce que la volonté indépendante de l’animal soit effectivement écrasée. Aussitôt libéré des chaînes, l’éléphant est jugé prêt à travailler dans l’industrie du tourisme.
C’est à partir de ce moment que le jeune éléphant est associé à un mahout, le plus souvent pour la vie. L’outil préféré du mahout est l’ankusha, un bâton muni d’un crochet pointu, le même instrument de torture que le jeune éléphant n’oublie jamais.
Leave les éléphants alone
Après une vie soumise à la domination humaine, beaucoup des éléphants sauvés dans les sanctuaires souffrent encore de leurs blessures, d’une santé affaiblie ou de traumatisme psychologique, ce qui se manifeste notamment par l’oscillation exagérée de la tête et d’autres comportements neurotiques. En plus de soigner les animaux, les sanctuaires pour éléphants libérés et retraités tentent de remplacer le tourisme des éléphants par un tourisme responsable d’éveil et d’éducation à leur condition.
Car le problème n’est pas seulement éthique, mais aussi économique. Chaque touriste peut faire le choix de visiter un sanctuaire plutôt qu’un camp de trekking. Si certains ont plus d’éthique que d’autres, ils partagent tous le même but : la délivrance d’une vie d’esclavage, où tous les éléphants ont le droit et la liberté d’être des éléphants.
Le site de l’Elephant Jungle Sanctuary (EJS) à Phuket