L’île thaï et les biopirates
Publié le 17 juillet 2018 par Cherise Fong
Inspirée du PIF Camp slovène, la première Digital Naturalism Conference a accueilli du 26 mai au 8 juillet une centaine de scientifiques, artistes, hackers et makers sur une île au sud de la Thaïlande. Makery y était.
Phuket (Thaïlande), envoyée spéciale
Une promenade parmi les bernard-l’ermite à marée basse. Un workshop sur la plage pour fabriquer des batteries microbiennes. Des essais de vol d’un drone piloté par une plante. Un passage par les oursins pour s’échapper de l’île. L’enregistrement d’un podcast dans le « bathosphère » sous-marin d’un bateau pirate. L’examen de cristaux de salive sous microscope. Du tricot de peluche en fils de plastique de récup. Une séance de yoga au coucher de soleil. Bienvenue à la Digital Naturalism Conference, alias Dinacon.
La toute première édition s’est tenue sur l’île de Koh Lon, au large de Phuket, en Thaïlande, du 26 mai au 8 juillet. Ici, il n’y a que trois règles : 1) chacun doit fabriquer quelque chose (une expérimentation biologique, une installation artistique, un robot, un poème, n’importe quoi…) et la finir pendant son séjour ; 2) documenter et partager la chose ainsi fabriquée ; 3) commenter par écrit les projets de deux autres participants.
L’idée des organisateurs Andrew Quitmeyer, biohacker et ingénieur américain, enseignant à l’université de Singapour qui en avait marre des conférences académiques, et Tasneem Khan, biologiste marine et meneuse d’expéditions, était de réunir en pleine nature, sur une durée de plusieurs semaines, une sélection multidisciplinaire d’individus dont les séjours se chevauchent (chacun décide quand et combien de temps il vient) pour échanger, collaborer et créer in situ. Et que chacun(e) reparte avec un artefact, un prototype ou un document critiqué par ses pairs. Le tout en open source.
Andy, inventeur du terme « digital naturalism » et instigateur passionné de « Hiking Hacks » qui consistent à bricoder autour du monde des appareils DiY pour interagir avec la jungle ou la forêt, a choisi de tout organiser avec un budget modeste mais 100% indépendant : en utilisant son propre argent, ainsi que des contributions privées et des financements publics. Résultat : la participation (y compris le logement en commun et les repas du soir) est gratuite et accessible à tous. Le but étant de sortir les gens des labs et des institutions humano-centrées pour expérimenter, créer et faire directement dans la nature.
Extension maritime de Dinacon, la Diva Andaman, un voilier et bateau de plongée commerciale ancré près de l’île hors saison, a été transformé en makerspace flottant par son capitaine Yannick Mazy à l’aide de Tasneem pour fournir un tiers-lieu de fabrication, ainsi que de repos et de couchage pour les participants.
En pratique, cette anticonférence inspirée du PIF Camp slovène en encore plus fluide est devenue une sorte de métaorganisme qui évolue en permanence en fonction des participants présents à un moment donné, qui montent et collaborent sur les projets des uns et des autres, qui proposent présentations et workshops, qui partent en exploration ou recueillent des matériaux ensemble, qui communiquent en réseau via une appli de chat libre. Si les organisateurs assurent toujours du côté logistique, pendant qu’Andy mène une occasionnelle randonnée de groupe dans la nature, sur place, sans chef ni programme, tout se déroule de manière organique et spontanée.
«On the ground»
En Thaïlande, selon le calendrier bouddhiste, nous sommes en 2561. De fin mai à début juillet, c’est la saison des pluies et celle où il y a le moins de touristes à Phuket. Le lieu principal de Dinacon est Baan Mai, situé au nord de l’île, dont l’unique restaurant est équipé de wifi (quand l’électricité est allumée). Nous sommes les seuls non-résidents à dormir sur Koh Lon. L’île, connue pour sa pêche de pieuvres et ses résidents à majorité musulmane, est peuplée de familles de pêcheurs, de cultivateurs de caoutchouc… et de beaucoup de plantes et d’animaux.
Fin juin, Dinacon compte une trentaine de participants sur place. Une majorité venue d’Europe et des Etats-Unis, mais aussi d’Asie du Sud-Est, d’Inde, d’Australie… La langue commune est l’anglais. Certains dorment dans des cabanes privées (payantes), d’autres dans la grande maison commune avec cuisine et salon – lieu de rencontre conviviale à longueur de journée mais surtout où l’on se retrouve chaque soir autour d’un repas végétarien, suivi de présentations volontaires. D’autres encore dorment sous des tentes dans l’herbe, non loin des panneaux solaires qui fournissent, avec le diesel, l’énergie de l’île. Dani, la moitié néerlandaise de l’équipe documentaire de Dinacon, dort chaque nuit dans un hamac abrité par une bâche. Et tout le monde dort sous moustiquaire.
Le jour de mon arrivée, le 24 juin, nous avons été témoins de la chute spectaculaire d’un palmier juste devant la maison (ce qui donnera lieu à une microfiction…). Des fourmis tisserandes dans les arbres, un calao se reposant sur une branche, un serpent doré descendant le tronc, un gecko sur le mur, une araignée géante dans la douche… notre proximité avec les flore et faune locales est encore renforcée par le vol des chauves-souris au crépuscule et le chant des cigales et des grenouilles la nuit. A marée basse, la plage est colonisée par des crabes, des crevettes, des éponges et concombres de mer, des coraux, des oursins, des anguilles…
Animaux, insectes et végétation à travers l’île nous rappellent en permanence combien les humains sont petits dans l’écosystème qui les entoure. C’est aussi l’occasion de se reposer la question fondamentale de Dinacon : que se passe-t-il lorsque la technologie et la créativité humaines interagissent directement avec la nature sauvage ?
Naturellement, beaucoup des projets tournent autour de la jungle et de l’océan.
Le « tree yabbie » du bricodeur extraordinaire Michael Candy est un robot biomimétique aux pattes en brosse de titane et à la queue en hélice qui ne vit que pour grimper sur le tronc vertical d’un palmier.
Michael Candy explique son projet de robot grimpeur (en anglais):
Les « boissons électroniques » de Lichen Kelp, artiste alchimiste, sont des concoctions aphrodisiaques à base de gin et tonique, citron vert et sucre, catalysées par des pétales de pois bleu cueillis dans l’île et augmentées par les électrodes de Seamus Kildall, dont la carte Sonaqua interprète chaque verre d’une ambiance sonore particulière.
Le drone sous-marin de l’artiste slovène Marko Peljhan (dont on connaît bien le Makrolab), accompagné de son fils Boris, explore la mer, pendant que le drone aérien de David Bowen, artiste américain amateur de mouches domestiques, est piloté par un arbre – ses variations de tension électrique sont converties en coordonnées x, y, z. Le projet Palm Reading de Jessica Anderson et Sebastian Monroy capte le voltage d’un palmier pour en générer des images à la fois algorithmiques et étrangement organiques.
Concert pour plante, sol et eau
Du côté des ateliers pratiques, Lucy Patterson, ancienne biologiste moléculaire, biohackeuse et moitié du duo derrière le podcast berlinois DiY Science, entre deux séances de dépistage au microscope, a proposé un workshop avec le bio-artiste Devon Ward pour fabriquer des batteries à partir de l’énergie des microbes sur la plage. Ingrédients : sable, boue, charbon, plante, chiffon, clous, graphène, eau distillée, eau de mer, cordes tressées et bouillie, éponges métalliques, cuivre…
Tout en préparant son concert quartet pour plante, sol, air et eau, Seamus Kildall a proposé deux workshops complets pour fabriquer sa propre carte Sonaqua, à emporter chez soi pour d’éventuelles extensions et modifications expérimentales.
Le «Dinasynth Quartet» présenté par Seamus à Dinacon:
Parmi de nombreuses présentations quotidiennes en soirée, la zoologue et « oncologue comparative » Valerie Harris a expliqué l’évolution du cancer chez différents animaux ; le développeur de jeux vidéo Marc Huet a fait une démonstration de sa simulation d’écosystème naturel pollué par les déchets plastiques, à partir du modèle algorithmique d’affluence des Boids.
Mais tout n’est pas que science et technologie. A Dinacon, dans une ambiance hyper détendue et de plus en plus complice, on a aussi pratiqué la déconstruction compréhensive de noix de coco, la cueillette nutritive (qui a donné lieu a une carte collaborative), le récurrent Dinnercon… et l’upcycling des déchets plastiques, notamment ceux rejetés par l’océan.
Cuisine et dégustation de fourmis tisserandes par Dinacon (en anglais):
Si Kitty Quitmeyer tricote et crochette avec son propre « plarn » (de plastic yarn, fil de plastique), fait de sacs en plastique broyés, l’éco-artiste thaïlandaise Prasopsuk Leadviriyapiti (aka Pom) crée des sculptures et autres objets pratiques entièrement à partir de plastique récupéré. Aussi créative en cuisine qu’au studio, après avoir décoré l’entrée de la villa d’une emblématique méduse translucide géante, Pom a conclu son long séjour à Dinacon par une performance sur la plage.
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Tous ces « Dinasaures », ainsi que tous ceux qui sont venus avant et après, se sont engagés avec l’île, ont contribué par leur énergie, leur créativité et leurs connaissances à faire évoluer cette anticonférence en métaorganisme. Tous en sont repartis enrichis. La tribu est aujourd’hui dispersée. Mais Dinacon se reconstituera certainement pour une prochaine édition, dans un autre espace-temps, avec d’anciens et de nouveaux membres.
Big day of cleaning up and final packing and one more big achievement on the banana leaf achievement board: throw an awesome 2 month conference!!!!
Yay we made it!!Thanks everyone for #Dinacon !!! https://t.co/k0OUD9fdAR pic.twitter.com/Nldto7vp6W
— Digital Naturalism @hikinghack@mastodon.social (@HikingHack) July 15, 2018
Le site de la Digital Naturalism Conference