Digifest, un festival en Afrique du Sud pour hacker la vie
Publié le 3 juillet 2018 par Rob La Frenais
Du 23 au 30 juin à Durban, en Afrique du Sud, le festival numérique Digifest accueillait le symposium international des arts électroniques Isea. Et faisait la part belle aux makerspaces.
Durban (Afrique du Sud), envoyé spécial
Sous l’apartheid, la télévision a été interdite jusqu’en 1976, manière de couper l’Afrique du Sud du reste du monde, a bien fait de rappeler à Durban la directrice du festival numérique Fak’ugesi de Johannesburg Tegan Bristow. La pression s’était intensifiée avec la résonance médiatique mondiale du lancement d’Apollo 11 sur la Lune. « Cela a suscité au sein de la population blanche d’Afrique du Sud le sentiment qu’ils étaient exclus d’un rite de passage scientifique qui menaçait leur supériorité raciale. »
A Durban, ville côtière sud-africaine dynamique et débordante d’activité, le Digifest (Durban University of Technology Digital Festival), du 23 au 30 juin, est bien loin de ce passé sans télévision, encore plus en accueillant pour sa 5ème édition le 24ème symposium international sur les arts électroniques Isea2018, et ses thématiques allant de la vie artificielle au futur des makerspaces en Afrique. Dans une exposition tentaculaire conçue à partir d’une série d’ateliers pour « hacker la vie » à la galerie KZNSA, le directeur d’Isea2018, Marcus Neustetter, pose la question : « Qu’est-ce que signifie être un hacker de vie ? Makers, recycleurs, hackers, inventeurs et survivalistes ne manipulent pas que des matériaux et des médias, mais aussi des systèmes ». Des robots alimentés par panneaux solaires sont au programme du jour et l’invention et l’innovation déboulent ici à un rythme effréné.
Malgré les problèmes quotidiens de survie et les premiers indices du changement climatique – comme l’arrivée récente de neige pour la première fois au Cap, faisant suite à une grave sécheresse –, l’Afrique est désormais un continent où apparaissent des innovations radicales comme le taxi volant de Morris Mbetsa. Mbetsa, rappelle l’un des tous premiers orateurs d’Isea, le designer Mugendi M’Rithaa, est un jeune inventeur kenyan non scolarisé, qui à l’âge de 18 ans a inventé une application pour éviter le car-jacking et teste maintenant le premier drone pour passager d’Afrique.
Il a beaucoup été question à Durban de l’avenir des makerspaces. Notamment au débat « le côté sombre du faire » (The Dark Side of Making), à l’université de technologie de Durban, qui s’intéressait à l’éthique des makerspaces, où les multiples problèmes auxquels fait face la communauté maker ont été abordés, y compris l’appropriation de l’éthique maker par de grandes entreprises, ou Hollywood dans des séries comme Mr Robot.
Steve Gray, fondateur de TheMakerSpace à Durban, a témoigné des problèmes éthiques consistant à essayer de survivre grâce à l’enthousiasme et au partage des technologies et pratiques maker, en concluant qu’il fallait un modèle hybride entre un espace maker idéaliste et une entreprise ou un partenariat financé. Il va sans dire que la notion de hackathon a été complètement tournée en dérision lors de cette discussion.
Autre lab bien représenté ici, African Robots, collaboration entre Ralph Borland, Lewis Kaluzi, Dube Chipangura et Henrik Nieratschker, en Afrique australe (Afrique du Sud et Zimbabwe), fabrique des objets à partir de fils de clôture en acier galvanisé et autres matériaux bon marché pour les vendre dans la rue. African Robots marie électronique DiY et composants à bas prix pour produire des œuvres interactives et cinétiques – des automates africains, oiseaux, animaux et insectes.
Retraçant l’histoire d’une société sans télévision dans les townships et les « quartiers informels » (la façon locale de parler des squatts), l’artiste performer Nhlanhla Mahlangu a reconstitué son enfance dans ces lieux avec Chant, spectacle d’ouverture percutant, en s’enroulant dans les tubes d’une réplique de l’aspirateur de sa grand-mère. Auparavant, il avait distribué des sifflets au public pour une expérience immersive dans ce sinistre passé, alors qu’une rafle violente de la police et de l’armée mettait le feu à sa maison et à ses chiens. « Chant présente mes traditions contestées pour faire émerger de nouvelles vérités, dit-il. Chant met au défi la manipulation de la nature, l’utilisation de la technologie, la religion, la tradition, la politique et le pouvoir jusqu’au point où notre espace temps est paralysé et ne peut plus nous satisfaire. »
Cette performance était l’une des nombreuses manifestations proposées au Digifest par l’espace d’incubateur interdisciplinaire de Johannesburg, le Center for the Less Good Idea (le Centre pour la moins bonne idée), fondé par l’artiste William Kentridge, inspiré par un proverbe tswana : « Si le bon docteur ne peut te soigner, trouve le moins bon docteur. »
Jouer avec les idées (bonnes et moins bonnes)
« Souvent, on commence par une bonne idée, explique Kentridge. Elle peut paraître claire comme de l’eau de roche, mais quand on la pose sur la proverbiale planche à dessin, fêlures et fissures émergent, et elles ne peuvent être ignorées. (Avec) ces moins bonnes idées inventées pour pallier les défauts de l’idée initiale… en jouant avec l’idée, on peut reconnaître ce que l’on ne savait pas auparavant mais que l’on sentait au plus profond de soi. »
Le Centre a également programmé l’Exposition invisible en réalité augmentée à la galerie d’art de Durban, à côté de Change Agent, un projet à long terme de l’artiste australien « média-embarqué » Keith Armstrong avec un groupe de résidents d’un « quartier informel ». But de l’opération ? Dégager des stratégies de « remplacement de cases » pour ces résidents dont « l’avenir était systématiquement compromis par des conditions de vie précaires, la pauvreté, les inégalités, des lois injustes et le manque de logements stables ». Les résultats les plus significatifs de ce projet : des bâtiments créatifs bon marché construits à partir de boue et déchets, ou les « merakas », des événements imprégnés de média-art rassemblant les communautés.
Venu du Brésil, Gambiologia a également convaincu par sa représentation qui adopte la tradition locale de la gambiarra (hack de vie ou hechizos) pour explorer le concept de coïncidence industrielle où deux objets industriels aux origines distinctes sont en parfaite harmonie.
Exaltante, Eskin 4 the Visually Impaired, la performance inspirée de la recherche en neurosciences et de la dernière version du projet de textiles connectés E-skin de l’artiste australienne Jill Scott, où de jeunes danseurs atteints de handicaps visuels de la Mason Lincoln Special School à Umlazi, près de Durban, content-dansent leurs histoires.
Pour l’anecdote, j’ai parcouru le Digifest à bicyclette, sur un vieux vélo hollandais que m’a prêté la directrice des programmes culturels d’Isea2018, Gabrielle Peppas, fondatrice de Durban Bicycle Kitchen dont la devise est « DiY your Bike ». Il y a quelques années, Amsterdam a envoyé en Afrique du Sud un container plein de vieux vélos abandonnés que Bicyle Kitchen a retapés. Gabrielle Peppas : « Nous incitons les personnes qui ne sont jamais montées sur un vélo à les utiliser, mais nous leur donnons aussi les moyens de réparer leur propre bicyclette. C’est pourquoi nous avons cet espace où quiconque peut venir mettre les mains dans le cambouis. » Les vélos ont non seulement été distribués dans les townships les moins favorisés mais des ateliers de réparation réservés aux femmes sont régulièrement organisés pour leur entretien.
En savoir plus sur Isea2018 / Digifest05