Growing Underground: sous les pavés londoniens, la ferme
Publié le 26 juin 2018 par Elsa Ferreira
A 33 mètres sous terre, Richard Ballard fait pousser ses légumes en culture verticale et hydroponique et à l’énergie renouvelable. Visite chez un pionnier britannique des fermes urbaines du futur.
Londres, de notre correspondante (texte et photos)
Derniers voyages et état de santé déclarés : check. Bijoux enlevés : check. Filet à cheveux et bottes en caoutchouc enfilés : check. Visiter la ferme de Growing Underground requiert quelques rigoureuses étapes.
Plutôt qu’une sortie en pleine nature, nous nous apprêtons à entrer dans un ascenseur au charme industriel. A 33m sous terre, nous sommes dans les tunnels appartenant à TFL, la société de transport de Londres, loués pour vingt ans à Richard Ballard et son associé Steven Dring pour qu’ils montent leur ferme souterraine, en fait plutôt une entreprise de production alimentaire, Growing Underground. 528m2 de production verticale pour 60t de micropousses par an – une production qui pourrait monter jusqu’à 400t, affirme le fondateur. De la ciboulette, des pousses de pois mange-tout, de la coriandre, du fenouil, des radis violets, de la moutarde…
Le cycle de ces micropousses est rapide. La période de dissémination, durant lesquelles les graines sont conservées dans l’eau puis semées sur des tapis recyclés humidifiés sur un rayonnage entouré de cellophane pour conserver l’humidité, dure trois à six jours. Puis les plants sont installés à la ferme où ils poussent en hydroponie (culture dans l’eau) grâce à la lumière des LEDs pendant cinq à douze jours. Les micropousses seront ensuite récoltées et distribuées dans les heures qui suivent aux revendeurs locaux. Un circuit zéro kilomètre ou presque qui permet de limiter l’empreinte carbone et d’avoir une durée de vie sur les étals plus longue de plusieurs jours, réduisant d’autant le gaspillage alimentaire.
« On voulait apporter une alimentation hyperlocale pour la ville à l’intérieur de la ville, explique Richard Ballard. On a visité des appartements vides pour installer nos fermes verticales mais le prix de l’immobilier est trop élevé. » L’avantage de ces tunnels est qu’ils peuvent difficilement trouver un autre usage, « à part le stockage, peut-être ».
Énergie renouvelable en batterie
Le duo s’installe sous terre en 2012. Alors étudiant en cinéma, Richard Ballard termine une thèse sur le futur des villes et la façon de créer assez de nourriture et d’énergie pour subvenir aux besoins d’une population à la croissance exponentielle – 9,8 milliards en 2050 estimaient les Nations unies en 2017. « J’ai commencé à chercher des idées autour du Londres caché. Je voulais connaître l’histoire de ce qui se passait sous terre et le futur des villes à la surface, comment nous allions nous organiser de manière durable, efficace, et avec quelles technologies. » Pendant quatre ans, les fondateurs testent et expérimentent les modes de culture. En 2016, une fois obtenues les autorisations nécessaires, ils sont prêts à se lancer sur le marché.
Richard Ballard est un lecteur assidu de futurologues comme Jeremy Rifkin, dont le concept d’énergie 3.0 partagée – renouvelable, produite par les individus et facilement transférable – l’inspire particulièrement. « Le problème avec l’énergie renouvelable, c’est qu’elle est intermittente, explique-t-il. Le stockage par batterie règle ça : quand il y a de l’énergie, la batterie l’emmagasine ; lorsqu’il n’y en a pas, elle l’utilise. » Dans une industrie où le prix de l’énergie est un paramètre clé, « le développement exponentiel des technologies » est un enjeu capital, analyse Richard Ballard.
A Growing Underground, la production est alimentée à 100% à l’énergie renouvelable, via le fournisseur Good Energy, qui garantit la provenance en énergie solaire, hydro ou éolienne. Les déchets sont recyclés en énergie. « On envoie les substrats sur lesquels nous faisons nos récoltes à une centrale de cogénération qui les transforme en électricité. » Enfin, le système hydroponique permet d’utiliser 70% d’eau en moins que l’agriculture conventionnelle, assure Richard Ballard.
« Nous travaillons dur pour atteindre la neutralité carbone. Tout ce que nous achetons pour la ferme, chaque produit, chaque service, inclut un taux de carbone. Nous avons un consultant qui fait les comptes et on compense. » A ce jour, l’empreinte carbone de Growing Underground n’est pas encore neutre. « Notre priorité est d’arriver à l’équilibre », tranche Ballard.
«Recette de lumière»
Il compte pour cela sur les avancées technologiques et en particulier l’automatisation de certaines tâches. Pour l’instant, les semences, les mouvements des plateaux, les récoltes et le nettoyage sont faits manuellement. A terme, « tout ça sera automatisé », espère le chef d’entreprise.
Il récolte aussi beaucoup de données (C02, température, vitesse de l’air, humidité) et travaille en collaboration avec l’université de Cambridge qui les analyse, en particulier avec des outils de machine learning. Toutes ces données, décortiquées pour déterminer les meilleures conditions de production, seront « des informations de valeur pour l’industrie », assure-t-il. Elles permettront de déterminer la « recette de lumières » idéale pour la pousse des plantes : « Chaque fabricant de LEDs donne un spectre de lumière différent pour chaque culture, on en est encore aux prémisses. A l’avenir, nous aurons certainement la recette idoine de lumière pour que chaque graine donne son maximum. »
Naissance d’une industrie
Growing Underground vient de terminer un deuxième tour de table et a levé à ce jour 1,8 million de £ (2,04 millions d’€), pour un chiffre d’affaires projeté de 400.000£ (453.920€) en 2018. Si l’entreprise n’est pas encore à l’équilibre, c’est l’objectif d’ici quelques mois.
Il faudra pour ça convaincre plus de points de vente. « On leur parle, mais ça prend du temps », reconnaît Richard Ballard. Growing Underground fournit pour l’instant près de cent supermarchés, surtout des enseignes haut de gamme comme M&S, Whole Foods, Farmdrop ou Ocado, en plus du marché de gros de New Covent Garden. Mais il a de quoi intensifier la production : 50% de la surface aménagée seulement est utilisée. « Lorsque nous serons à 100%, nous serons rentables », assure Ballard.
L’agriculture urbaine est encore une industrie expérimentale. Confiant, Ballard prévoit d’investir bientôt dans la R&D. « En 2050, nous aurons besoin de 70% de nourriture en plus, il va falloir inventer de nouvelles façons de produire. »
D’autres acteurs se sont lancés sur le créneau à Londres – comme GrowUp Urban Farms, une ferme verticale en aquaponie ouverte en 2013, mais qui vient de fermer son unité dans l’est londonien, ou Green Lab, atelier de food tech que nous avions visité. Tous entretiennent de bonnes relations, affirme Ballard. D’ailleurs, Richard Ballard et Andrew Gregson, fondateur de Green Lab, sont en ce moment en discussion. « On voudrait mettre sur pied une structure pour rassembler les producteurs de Londres pour avoir plus de voix. » Après la Guilde des Makers, au tour des fermiers urbains du futur ?
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