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«Utopia House», un toit sur l’eau

Aux premiers jours de la navigation d'«Utopia House» sur le canal Rhin-Rhône, début mai 2017. © DR

C’est l’histoire d’un bateau construit par des élèves d’un lycée pro de Mulhouse qui navigue sur le canal Rhin-Rhône, avant d’être transformé en toit. Une architecture utopique et collaborative portée par l’artiste Jan Kopp. Interview.

L’artiste Jan Kopp est aujourd’hui le capitaine d’Utopia House, un projet un peu fou lancé il y a deux ans à la suite d’une commande de la Kunsthalle de Mulhouse pour réaménager le foyer du lycée Saint-Joseph de Cluny. Une architecture utopique collaborative, un bateau-radeau qui naviguerait et emmènerait les élèves en voyage, puis serait retourné pour constituer le toit du futur foyer. A mi-périple, on a demandé à l’artiste (né en Allemagne en 1970 et qui vit en France) de nous raconter cette aventure de construction-navigation : Utopia House, aujourd’hui amarré à Lyon, doit repartir le 22 juin pour Mulhouse où il accostera le 1er juillet, si tout va bien, avant d’être démonté puis remonté en toiture sur pilotis.

Première navigation et premiers accostages le long du canal Rhin-Rhône début mai. © DR

C’est quoi ce périple?

On est partis le 7 mai de Mulhouse, direction Lyon, pour une navigation de onze jours d’environ 420km et cent vingt-six écluses, le long du canal Rhin-Rhône, puis sur le Doubs et la Saône. Utopia House a été exposé en centre-ville de Lyon avec la Fondation Bullukian en face de la piscine olympique sur le Rhône pendant deux jours (du 29 au 31 mai). Le bateau est à quai pendant un mois à Lyon. Le 22 juin, on repart à contre-courant pour Mulhouse.

L’une des cent vingt-six écluses traversées par «Utopia House». © DR

Je tremble un peu car le moteur n’est pas très puissant par rapport au poids du bateau (6 tonnes). Ça dépendra évidemment de la météo : s’il y avait beaucoup de pluie, le retour serait impossible. Sinon on avancera très lentement, soit quatre jours sur la Saône (et six écluses) puis cinq jours (soit 120 écluses) sur le canal. On est attendus le 1er juillet avec une fiesta à Mulhouse. D’ici là, je vais encore faire quelques cauchemars…

L’arrivée à Lyon d’«Utopia House», le 20 mai. © Auriane Lagas

Qui participe à la navigation?

Tous les élèves qui ont participé au projet. Il y a le lycée des métiers du bâtiment Gustave Eiffel de Cernay avec vingt élèves (sept en terminale et treize en seconde) qui ont fait tout le travail du bois. Les terminales sont en plein bac donc c’est un peu difficile de trouver des heures de navigation, ils seront plus nombreux quand on approchera de l’Alsace. Puis il y a les autres écoles qui ont participé aux workshops en amont du projet, le lycée de gestion de commerce et de vente, commanditaire du projet pour son foyer via la Kunsthalle de Mulhouse. Ils m’ont demandé si j’avais une idée pour le rendre moins triste et plus sympathique. J’ai proposé que ce foyer, une salle de repos où ils déjeunent, recherche l’horizon… Ont été associés deux autres lycées. En audace et en engagement, tous ces lycéens ont doublé la commande d’origine – une toiture qui a navigué.

Comment définir le projet, justement?

Utopia House, c’est l’idée d’un habitat où ce qui a voyagé est un toit. On navigue sur un toit réfléchi pour fonctionner comme tel. Dans sa préconfiguration de toiture, pour l’exposition à la Kunsthalle en octobre prochain, il sera monté sur des tours de palettes en bois. Le toit, une fois sur ses pilotis, fait 20mx5m de large, il est en dur et fermé. Plus ça va, plus on a l’impression qu’on doit prendre du temps pour la suite, ne pas l’enfermer dans le jardin du lycée, parce qu’on a dépassé les frontières du projet. On va commencer à y travailler.

Jan Kopp avec l’une des premières maquettes du projet, en juillet 2017. © DR

Quand tout ça a-t-il commencé?

Il y a deux ans. D’abord avec des radeaux de récup’, puis par la navigation sur un plan d’eau à Mulhouse, avec les élèves du lycée Cluny et du lycée des métiers du BTP en décembre 2016. Ça a déclenché une énergie un peu folle, à partir de là c’est devenu de plus en plus sophistiqué. En avril 2017, avec des étudiants en 4ème année de l’école d’architecture de Strasbourg, on a fait un workshop de construction de flottants de style radeau sur quelques jours. Ces cabanes flottantes pour quatre à cinq personnes, une préconfiguration du bateau-toit, ont été testées à l’Ecomusée d’Alsace sur un plan d’eau. Les quatre modèles sont restés exposés pendant tout l’été (deux y sont encore). En cinq jours (un de conception et quatre de réalisation), ces étudiants devaient fabriquer à partir d’un tas de matériaux choisis dans des recycleries quelque chose qui flotte sur l’eau. Un habitat sur l’eau. Ça a été très joyeux.

L’un des premiers radeaux testés sur un plan d’eau à Mulhouse en décembre 2016. © DR
En amorce du projet, les élèves en lycée pro (gestion et BTP) ont conçu ces radeaux. © DR
En avril 2017, des étudiants en architecture conçoivent des cabanes flottantes. © DR

En juillet 2017, les constructeurs de bois du lycée Eiffel de Cernay ont construit un prototype de barque dans la logique d’une toiture : dans un sens, c’est un bateau, dans l’autre, une toiture de 4,50m par 2,50m. On ne tenait qu’à dix dessus, mais ça flottait très bien. On a conservé le proto qui est aujourd’hui dans le bateau, il a pour fonction d’être la cale ventrale qui, une fois retournée, sera comme un puits de lumière, une lanterne dans le toit.

Le premier prototype à échelle 1/2 mis à l’eau à l’Ecomusée d’Alsace en juillet 2017. © DR

En septembre dernier a débuté la phase de planification, de paperasse et de réglementation pour rendre le projet possible. J’ai dû passer mon permis de capitaine fluvial. Il y a eu une étude par un ingénieur naval en amont pour obtenir le certificat de navigation de transport des gens. Le dernier workshop s’est fait au lycée de gestion en octobre-novembre à partir des matériaux de la recyclerie. Notre construction devenait de plus en plus claire. Ce rapport aux matériaux, j’avais dans l’idée qu’ils les retrouvent ensuite dans le bateau, qu’un déchet soit autre chose pour eux. Enfin, on a travaillé avec l’autre lycée sur la construction.

En avril 2018 débute la phase finale de conception du bateau-toit. © DR
Vingt lycéens en filière construction bois ont bâti la structure d’«Utopia House». © DR
Et ont terminé juste avant les vacances de printemps. © DR

Combien d’énergies Utopia House a-t-il mobilisé?

Le projet a mobilisé une centaine de personnes environ, certaines y ont passé quelques heures, d’autres ont été beaucoup plus impliquées. Il y a eu vingt étudiants en architecture, soixante lycéens pour les premiers workshops, vingt pour les suivants au lycée de gestion, vingt lycéens pro pour la charpente et d’autres lycéens en transport et logistique ont soudé les garde-corps. Une dizaine de profs ont accompagné le projet, deux d’entre eux ont été essentiels, le prof en charpente Michel Baysang, et Roseline Schalk, la prof d’histoire-géo qui est à l’origine du projet côté lycée de gestion.

C’est un projet collectif porté par un capitaine, l’artiste?

C’est moi le responsable… Très clairement, j’ai produit cette idée du voyage, de l’aventure sur un objet itinérant à construire, qui aurait cette double nature d’objet flottant et de toiture. Je pensais qu’ils diraient non et ils l’ont adoptée ! J’en suis responsable, mais c’est un projet collaboratif en termes de compétences. Les charpentiers ont traduit mes dessins en maquettes pour faire des découpes au millimètre et compatibles avec la résistance. L’ingénieur naval a vérifié que tout fonctionne en mode navigation. Chacun avait une compétence, aucun n’avait la compétence totale du projet. Pour la motorisation par exemple, j’ai trouvé un jeune Cap-Verdien très doué en mécanique et qui m’aide à rester calme ! J’ai cherché pendant des semaines un moteur pas cher, et puis je suis tombé sur l’atelier à Villeurbanne de ce passionné. C’est représentatif de tout ce qui est décalé dans le projet…

Quelles leçons en tirez-vous?

Le plus intéressant, c’est qu’à chaque fois qu’on était freinés par quelque chose de l’ordre de la norme, on a pu avancer grâce à une personne. A l’intérieur de notre monde sclérosé par des réflexes de non-prise de risque au cas où quelque chose se passe mal, on a toujours trouvé chez des personnes même ayant de très hautes responsabilités une disponibilité à être “fou” ou plutôt à dépasser leur conscience instinctive qui leur dit que ce n’est pas possible et à dire “allez on y va”. Souvent on s’est trouvés dans ce moment de suspens où tu te dis tout est fini et puis quelque chose, ou plutôt quelqu’un débloque tout. Les normes ne sont pas quelque chose d’absolu !

Il faut faire avec les intempéries pendant la navigation, au début du voyage, en mai. © DR
Après avoir construit le bateau, les élèves sont du voyage. © DR
Jan Kopp… soulagé d’arriver à bon port à Lyon le 20 mai. © Auriane Lagas

J’ai aussi fait l’expérience de la lenteur… qui avance. Pendant la navigation, le plus étrange c’est qu’on était toujours en avance sur les voitures qui devaient nous apporter à manger. J’ai découvert l’efficacité de la lenteur ! Je pensais aussi que les jeunes allaient devenir fous sur le bateau mais ils ont sans cesse inventé des choses avec ce qu’ils observaient. La lenteur et la monotonie n’existaient pas à bord. C’est une expérience très nouvelle pour tout le monde. C’est aussi la découverte d’un monde pas du tout spectaculaire, qui n’a pas de qualité extraordinaire, mais dont les paysages entre Mulhouse et Lyon sont d’une beauté insoupçonnée. Ce n’est pas une région qu’on regarde pour son exotisme ou pour la grande aventure, mais c’est justement là qu’il y a quelque chose d’incroyable à voir.

Comment s’est passée la fabrication du bateau?

En un temps record, vingt jours par vingt élèves, un exploit absolu ! L’ingénieur naval disait “c’est impossible” et le professeur charpentier a réussi à les faire travailler sans perdre une minute. Ils ont fini à 16h juste avant les vacances de printemps. Puis on a habillé le moteur, monté la mécanique et les équipements de sécurité pendant encore une dizaine de jours. Bien sûr, il s’agit juste de la réalisation de ce qui avait été préparé pendant six mois en amont – dont le montage du budget supplémentaire pour la quantité de bois à trouver…

«Utopia House: la toiture se transforme en bateau», France 3 Haute-Alsace, 19 avril 2018:

Et le 1er juillet, que se passera-t-il?

Tout le canal est bloqué pour nous accueillir à Mulhouse ! La ville a suivi le projet, comme les médias locaux… Norman Nedellec, un ancien étudiant aux beaux-arts de Clermont (où Jan Kopp enseigne, ndlr) a réalisé un beau film documentaire de 52mn, qui sera montré le 1er juillet. Dès le 2, on démonte Utopia House dans un chantier naval à cale sèche, dans une entreprise de réparation sous-marine dont le patron s’est pris d’amour pour le projet (ça nous coûterait sinon des dizaines de milliers d’euros…). A partir du 13 septembre, la Kunsthalle de Mulhouse montrera la préconfiguration de la toiture. A la Fondation Bullukian à partir du 4 octobre, le projet sera présenté dans une exposition solo à Lyon. Quant à la construction de l’extension du foyer, elle se fera à nouveau avec les élèves, bien sûr.

Suivre le périple d’«Utopia House» sur les réseaux sociaux, en savoir plus sur le retour festif à Mulhouse le 1er juillet, exposition personnelle de Jan Kopp à partir d’octobre à la Fondation Bullukian à Lyon