Après le steak conçu en laboratoire et le burger à base de plantes, que diriez-vous d’une viande alternative à base d’insectes? L’entomoculture se déploie, y compris en kits DiY.
Il y a quelques années, le laboratoire expérimental danois d’Ikea, Space10, a proposé sa vision du futur en huit boulettes de viande, chacune composée d’ingrédients différents : viande de synthèse, déchets alimentaires, produits d’agriculture urbaine, poudre nutritive, algues, aliments imprimés en 3D, noix… et insectes. Aujourd’hui, le chef en résidence au labo est en train de mettre au point un burger fait de betteraves, de panais et de vers de farine.
Si ces bug burgers « saignants » ne sont pas encore vendus chez Ikea, on peut déjà déguster dans certains restaurants et acheter dans des supermarchés européens des burgers constitués de protéines de soja et de larves de ténébrion hollandaises. Après le succès des alt-viandes de laboratoire américains (l’Impossible Burger dans les restaurants, le Beyond Burger dans les supermarchés…), on peut désormais se procurer sa propre réserve d’Insect Burgers, produits par la start-up néerlandaise Bug Foundation et distribués aux Pays-Bas, en Belgique et en Allemagne.
Mais pourquoi s’arrêter aux burgers aux vers ? Aujourd’hui, on compte plus de 1.900 espèces d’insectes comestibles et plus de 2 milliards d’humains mangeurs d’insectes, notamment en Asie, en Afrique et en Amérique latine. Les insectes se dégustent entiers ou poudrés, grillés ou frits, salés ou sucrés, en pâtes ou en pâtisseries… Les criquets sont même casher (Lévitique 11:22) et halal (Sunan ibn Majah, 4.3222).
Salade quinoa-fourmis:
Nombreux sont ceux qui témoignent encore de notre préhistoire biologique entomophage, que ce soit par nécessité, habitude ou loisir. En Thaïlande, les marchés sont pleins de grillons, de vers à soie et de punaises d’eau géantes sautées aux oignons et aux épices. En Chine, on vend des scorpions grillés en brochette. Au Cambodge, on chasse toujours les mygales… qui sont potentiellement en voie de disparition. Au Mexique, on se délecte des chapulines (sauterelles frites) et des escamoles (œufs de fourmi) en tacos. En Indonésie, on apprécie les libellules bouillies au gingembre dans le lait de coco. En Australie, les aborigènes du désert mangent encore les larves de witchetty rôties (des cossus, un papillon de nuit). En Papouasie-Nouvelle-Guinée, les charançons sont grillés au barbecue. Au Ghana, les termites sont récoltés pendant la saison des pluies, puis rôtis, frits ou transformés en pain…
Les insectes, une tradition culinaire
Au Japon, la cuisine traditionnelle comporte plusieurs plats d’insectes : inago (sauterelles marinées au sucre et à la sauce de soja), hachinoko (larves de guêpes hebo servies sur du riz), kaiko (pupes de ver à soie), zazamushi (larves de mouches de pierre). Aujourd’hui, modernisation des mœurs oblige, ces spécialités sont devenues des curiosités régionales et la chasse de ces insectes, largement un loisir. Afin de raviver ces traditions gourmandes, l’entomophagiste Shoichi Uchiyama a créé l’Association de recherche culinaire sur les insectes, qui organise des workshops entomophages et depuis 2009 le festival annuel Mushikui (dégustation d’insectes) à Tokyo.
Guêpes «Vespula flaviceps» sur lit de poires:
En termes de nutrition, les insectes sont exceptionnellement riches en protéines, avec l’ensemble des neuf acides aminés essentiels, en fibres prébiotiques, en Omega 3 et 6 et autres micronutriments. Les grillons contiennent vingt fois plus de vitamine B12 et cinq fois plus de magnésium que le bœuf, plus de calcium que le lait, et plus de fer que les épinards. 1kg de termites contient plus de protéines qu’1kg de vache.
Un élevage modèle
Evidemment, l’entomophagie n’est pas strictement végétarienne, et encore moins végane (quoique). Mais pour les flexivégétariens, un supplément en protéine insecte présente des avantages nutritifs certains. Et si c’est le bien-être des animaux d’élevage qui vous inquiète, contrairement aux pratiques de l’élevage industriel du bétail, les insectes sont presque toujours élevés dans des conditions optimales pour leur espèce et tués de façon non cruelle (souvent par congélation, et dans le cas des grillons, au bout de leur cycle de vie naturelle d’environ six semaines).
D’un point de vue écologique, la microagriculture d’insectes occupe très peu d’espace et les insectes peuvent servir à nourrir le bétail tout en se nourrissant des déchets alimentaires. Pour 1kg d’alimentation, les grillons fournissent douze fois plus de protéine que les vaches, nécessitent deux mille fois moins d’eau et produisent cent fois moins de gaz à effet de serre.
Vermicelles sautés aux pupes de vers à soie:
Alors, pourquoi ne pas manger les insectes ? C’est la fameuse question que s’est posée l’entomologiste anglais Vincent Holt dès 1885 dans son manifeste Why Not Eat Insects? après avoir dégusté des bestioles délicieuses à travers le monde, tout en citant maints exemples d’entomophagie occidentale historique en Grèce (chrysalides), jusqu’aux gourmets de Rome (larves de cossus). Il déplore le préjudice anti-insecte quasi hypocrite des riches, notamment de ceux qui mangent allègrement les huîtres crues et les homards charognards. Il célèbre l’ambroisie des pupes nourries exclusivement au nectar le plus doux. Mais c’est le dégoût des classes dominantes pour tous les insectes qui a malheureusement perduré, dit-il.
Entomophages malgré nous
Plus d’un siècle après, l’entomologiste néerlandais Marcel Dicke a relancé le débat entomophage, augmenté d’une perspective écologiste. En faisant remarquer qu’aujourd’hui, nous mangeons tous déjà un nombre conséquent de bouts d’insectes, qu’on en soit conscient ou pas : dans toute l’alimentation traitée en usine (comme la soupe de tomates), de manière encore plus furtive dans tout ce qui contient le colorant rouge naturel carmin, extrait de cochenilles écrasées…
«Pourquoi ne pas manger des insectes?» par Marcel Dicke (2010):
Mais c’est surtout à partir de la publication en 2013 du rapport de l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture Insectes comestibles : Perspectives pour la sécurité alimentaire et l’alimentation animale que les médias occidentaux ont vraiment commencé à prendre l’entomophagie plus au sérieux. Et petit à petit, les réglementations pays par pays sont en train de rattraper la tendance.
En Europe et en Amérique du Nord, les start-ups, événements, conférences, grossistes, livres, recettes, groupes de recherche et de promotion à but entomophage pullulent. Si le grillon est considéré par beaucoup dans cette industrie émergente comme l’insecte « passerelle », suivi de près par les vers de farine, il n’est pas surprenant que la plupart des entreprises le transforment en produits alimentaires plus faciles à déguster : poudre de protéine, barres énergétiques, tortilla chips, biscuits, pâtes, friandises au chocolat, etc. Même les chefs s’y mettent, de Londres et New York à Bangkok et Siem Reap.
«Bugs on the Menu», documentaire, bande-annonce, 2016 (en anglais):
A San Francisco, une des pionnières du mouvement est l’artiste mexicaine Monica Martinez, qui a créé en 2010 Don Bugito, un « snack préhispanique » qui cherche à réinventer la cuisine mexicaine précolombienne, en incorporant des grillons et des vers de farine dans une variété de casse-croûte sucrés et salés. Son aventure commerciale a commencé par un stand qui vendait des tacos aux grilllons dans la rue, clin d’œil aux cultures culinaires aztèques et mayas. A présent, ses produits sont vendus dans des dizaines de magasins d’alimentation aux Etats-Unis. En parallèle, elle a conçu Wurmhaus, un kit DiY entomocole urbain pour élever des vers de farine chez soi.
Inspirée de la même idée, la designer autrichienne Katharina Unger a créé The Hive pour l’élevage d’insectes comestibles chez soi. Pour ceux qui préfèrent l’open source, Open Bug Farm est un projet collaboratif pour expérimenter le kit de ferme à vers de farine, porté par la start-up entomocole californienne Tiny Farms.
Risotto au ténébrion meunier («Tenebrio molitor»):
La filière entomocole chinoise donne peut-être un aperçu de ce que peut devenir l’industrie entomophage à l’échelle globale. Dans les provinces de Shandong, Sichuan et Yunnan, selon le South China Morning Post, il existe actuellement des centaines de fermes industrielles qui élèvent chacune des milliards de cafards. Ils se nourrissent de déchets alimentaires, et le journal décrit cette usine qui élève 6 milliards de cafards, entourée d’un fossé grouillant de carpes prêtes à dévorer d’éventuels rescapés. Si ces blattes sont cultivées principalement pour en extraire l’essence chimique, utilisée dans la médecine traditionnelle chinoise pour soigner les ulcères et les plaies cutanées, les cuisines locales s’y intéressent de plus en plus. Un entomoculteur de Sichuan dit qu’il vend 10kg de cafards chaque mois aux restaurants de la région…
Cauchemar ou délice ? Si vous devez y venir, un conseil : commencez par la farine de grillon.
Lire aussi notre enquête sur la viande de synthèse et sur Shojinmeat, la version DiY de l’incubateur à viande