De l’acid house, de la noise et des synthés inspirés de Kant ou Philip K. Dick… Rencontre avec Ewa Justka, artiste maker aux créations outrancières.
Londres, de notre correspondante
On aimerait que plus d’ateliers commencent comme ça : un cours sur le mouvement acid house. L’esthétique de ce genre de musique repose sur d’étranges synthétiseurs conçus pour reproduire le son d’instruments analogiques comme la basse, explique Roc Jiménez de Cisneros, moitié du duo Evol de techno expérimentale tendance hardcore – il décrit sa musique comme de « la computer music pour hooligans ». A l’époque pourtant, l’échec est cuisant pour les fabricants de synthés, l’entreprise japonaise Roland en tête, dont les sons ne se rapprochent de l’original qu’avec beaucoup d’imagination. « Les machines ont envahi le marché d’occasion et sont achetées par des artistes à des prix dérisoires. » Lesquels artistes découvrent qu’en « ajoutant des filtres, des choses étranges se passent », poursuit Roc Jiménez de Cisneros sur fond d’Acid Tracks, de Phuture, morceau pionnier qui a donné son nom au mouvement.
«Acid Tracks», Phuture, 1987:
Nous sommes à Music Hackspace, pour l’atelier Acid Studies donné fin avril par Evol et Ewa Justka dans le cadre d’une résidence artistique dans le hackerspace musical. Des machines, il en sera beaucoup question pendant ces trois jours. Après un vendredi soir d’introduction à SuperCollider, un environnement de programmation qui permet de coder de la musique en live, notamment utilisé par les algoraveurs, les deux jours suivants sont consacrés à construire Oi, Kant!, boîte à rythmes infernale de l’artiste noise expérimentale polonaise et maître ès DiY, Ewa Justka.
Oi, Kant!, par Ewa Justka (2018):
On avait rencontré l’artiste lors du festival Unconscious Archives, où Justka nous avait presque assommée de ses lumières stroboscopiques et ses violentes distorsions. Depuis mars, elle est la première résidente artiste à Music Hackspace.
Avec le hackerspace musical, c’est une histoire qui dure. En 2015, elle construisait en atelier The Ultimate Headbutting Machine (La machine ultime à coups de boule). Fin 2017, c’était The Motherfucker 2, une pédale à effets couplée d’un séquenceur. Début 2018, elle lançait un cours de six semaines pour enseigner le processus de la production de circuits électroniques. « C’était beaucoup d’informations et il y avait des devoirs maison, décrit Ewa Justka. L’idée était d’expliquer plus en profondeur comment fonctionne un séquenceur et les planches de prototypage. A la fin, tu as fabriqué ton propre circuit imprimé et tu as appris à faire autant la partie logicielle que matérielle. »
Le 9 juin, Ewa Justka tenait un nouvel atelier pour apprendre à construire un Scramble Everything, un synthé inspiré de la Scramble Suit de Philip K. Dick dans son roman Substance Mort, un costume qui brouille les identités de celui qui le porte. « La réalité est changeante et a plusieurs significations. Le Scramble est un peu comme ça. Ce n’est pas seulement un séquenceur, il y a aussi des effets qui foutent tout en l’air. » L’atelier était suivi d’un concert fait d’acid, de lasers et, bien sûr, d’une bonne dose de lumières stroboscopiques…
Partage des ressources
Retour à l’atelier Acid Studies de la fin avril, où l’artiste présentait sa dernière création, Oi, Kant!. « Un défi », reconnaît-elle, autant pour les participants que pour elle. « C’est une machine complexe, la seule boîte à rythmes que j’ai faite. » La planche est large et chère, les composants nombreux. Pour pouvoir tous les faire tenir sur la surface du synthé et accélérer l’étape de soudure, Ewa Justka a eu recours à la technique du CMS (composants montés en surface), qui consiste à souder les composants d’une carte plutôt que d’en faire passer les broches au travers. Le processus est censé être plus rapide, et le résultat a l’air « plus pro », plaisante Justka. Mais les composants sont désormais minuscules – à peine 1mm. Pour les apprentis hackers, dont certains n’ont pas touché de fer à souder depuis le lycée, la tâche est ardue. Afin de garder son calme, l’atelier se déroule sur fond de musique hawaïenne.
En à peine deux jours, Ewa Justka n’a que peu de temps pour expliquer le fonctionnement du circuit électronique et des synthés. Son acolyte, Roc Jiménez de Cisneros, délivre une formation express sur les bases de ces machines versatiles (« il faut un séquenceur, sinon ce n’est pas une drum machine ») et sur l’histoire des plus célèbres d’entre elles (la TR-808 donne le son si particulier dans Sexual Healing), les plus cultes (Movement MCS-2, que les connaisseurs les plus affûtés reconnaîtront dans le morceau Sweet Dreams (Are Made Of This), d’Eurythmics) ou les plus étranges (Seeburg Rythm Prince et ses LEDs).
Démo de la Seeburg Rhythm Prince Analog Drum Machine:
C’est aussi l’occasion pour Evol et Justka de partager leurs ressources, comme l’article Anatomy of a Drum Machine, écrit par l’ingénieur électronique Mickey Delp ou la série Logic Noise pour Hackaday signée du spécialiste Elliot Williams. L’artiste souligne par ailleurs que certains plans des machines Roland sont disponibles en ligne. « Mais certaines pièces ne sont plus accessibles, donc il a fallu développer des alternatives. » A ceux qui voudraient s’y coller, ne reste plus qu’à plonger… « Ce n’est pas de la magie. A première vue, on pourrait le croire, mais ce n’est pas si compliqué. »
En savoir plus sur l’atelier Scramble Everything du 9 juin, sur la soirée et sur Ewa Justka