Comment Wolfgang Tillmans veut redonner goût à l’Europe
Publié le 12 juin 2018 par Rob La Frenais
A l’initiative de l’artiste Wolfgang Tillmans et de l’architecte Rem Koolhaas, designers, experts et artistes ont participé à l’Eurolab du 31 mai au 3 juin à Amsterdam. Un forum créatif pour redéfinir l’Europe et «agir pour la démocratie».
Londres, correspondance
Nous sommes exactement un an avant les élections européennes, et l’Europe connaît une crise d’identité permanente. Le drame sans fin de l’incompétence du gouvernement britannique à négocier les termes de sa sortie, ses exigences impossibles pour maintenir ses liens commerciaux avec l’Europe tout en refusant la libre circulation, sans parler de l’impasse sur la frontière irlandaise, ont pris le dessus sur les intérêts des vingt-sept autres membres depuis bien trop longtemps. Et on passe sur la menace italienne…
Du 31 mai au 3 juin, artistes, architectes, gens de théâtre et designers étaient réunis à Amsterdam pour le Forum de la culture européenne, ou Eurolab, un espace d’échange créatif pour redéfinir l’Europe, accompagné du slogan « Agir pour la démocratie ». L’initiative émane de l’artiste Wolfgang Tillmans, avec les architectes d’OMA Rem Koolhaas et Stephan Petermann. Autour d’eux, 45 activistes et artistes avaient été choisis (sur 400 ayant répondu à l’appel à participer) et 20 experts invités au centre de culture contemporaine De Balie pour un atelier de quatre jours mélangeant brainstorming et conférences publiques. Objectif : réfléchir à ce qui unit plutôt que ce qui divise l’Europe.
Wolfgang Tillmans, aujourd’hui installé à Berlin, est bien connu au Royaume-Uni, et pas seulement pour ses activités au sein de la scène artistique, mais pour sa brillante campagne anti-Brexit sous forme de posters et t-shirts DiY, portés (après hésitation initiale) par des vedettes comme Vivienne Westwood. Une initiative qui n’aura pas suffi… Si le camp du « Remain » avait adopté les stratégies de Tillmans, peut-être que les minuscules 4% en faveur du Brexit auraient basculé de l’autre côté.
Vivienne. Pic #juergenteller @sadiecoleshq
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Du bon voisinage
Wolfgang Tillmans explique à Amsterdam comment ce projet peut redonner goût à l’Europe. « Nous pensons que l’Union européenne est en danger et qu’elle peut être renforcée par des actes sympathiques entre voisins. L’Europe et la démocratie sont attaquées. » Evoquant cette vidéo montrant l’attaque d’une exposition d’art par des casseurs vêtus de noir au Centre de recherche en culture visuelle de Kiev en Ukraine, il explique : « lls ont tiré sur les œuvres avec des pistolets et donné des coups de poing aux artistes. Le centre géographique de l’Europe est situé en Ukraine. Les ennemis de l’Europe utilisent la vulgarité langagière avec grand succès. Le succès de l’Europe pour ouvrir la société a fait qu’on l’appelle Gayropa en Russie. »
A propos de sa campagne anti-Brexit : « Les Brexiteurs n’ont pas eu peur du langage raciste. Des milliardaires américains ont recours aux mensonges, à la tromperie et la manipulation pour ébranler le projet européen en espérant défaire son pouvoir de réglementation mondiale. Mais aux yeux de ceux qui sont en dehors de l’UE, l’Europe est une lueur d’espoir, la dernière dans un monde autoritaire et violent. »
« Peut-être qu’il faut s’y prendre différemment. Il faut qu’on tienne compte de la gravité de la situation. Cet Eurolab a lieu exactement un an avant les élections européennes de 2019. C’est le seul processus européen complet et vraiment démocratique et les gens s’en sont gravement désintéressés. La perversité de la chose, c’est qu’en 1979 (j’avais 11 ans quand a été fondé le Parlement européen), c’était une blague : il avait très peu de pouvoir et pourtant 62% des Européens sont allés voter. Aujourd’hui qu’il a du pouvoir et produit énormément de législations très utiles, les gens s’y intéressent de moins en moins. D’une certaine manière, il s’agit de regagner ce pourcentage, puisqu’il a désormais du pouvoir. »
De Copernic à Zidane
Comment procéder ? Tillmans propose une autre campagne d’affichage DiY : « Le sport est un phénomène qui unit en Europe. Nous avons pensé à des t-shirts avec des stars du football, car ils sont les “étrangers naturels” que beaucoup de gens connaissent. Nous avons découvert que la réussite de l’Europe passe par le fait de s’intéresser à nos voisins, aux autres. Nous avons besoin d’icônes européennes transnationales, presque au-delà de leur notoriété – quelqu’un comme Nicolas Copernic, même s’il était polonais, est connu en tant qu’européen. Stephen Hawking est malheureusement décédé, mais on a par exemple des personnalités comme Zinedine Zidane, Ronaldo, Lech Walesa, J.K. Rowling, Pedro Almodovar, Ian Mckellen, Niklas Zennström et Janus Friis, les inventeurs de Skype, Roger Federer… Mais quid des scientifiques ? »
Il faudrait bien sûr convaincre ce genre de personnalités de s’engager pour l’Europe. « Pour le t-shirt anti-Brexit il y a deux ans, ça n’a pas été facile de trouver des célébrités qui voulaient le porter et affirmer leur soutien à l’Europe. C’était intéressant et un peu triste de voir le manque d’enthousiasme avant le vote – après, les choses ont changé. »
De fait, les choses ont changé. Au Royaume-Uni, une majorité de sondés pense qu’il devrait y avoir un deuxième vote, aujourd’hui que les termes du Brexit sont connus. Le gouvernement britannique n’a toujours pas annoncé de date de publication pour son Livre blanc détaillant les termes de l’accord et menace d’un nouveau vote pour annuler les modifications au projet de loi Brexit par la chambre des Lords. Une manifestation pour le Vote du peuple aura lieu à Londres le 23 juin 2018, avec le soutien de plusieurs des personnalités citées par Tillmans.
Mon Europe à moi
L’Eurolab a sondé le cœur de la mauvaise image de l’Europe : « On aime l’Europe pour des raisons et expériences personnelles, comme cela a été le cas ici. Cependant, quelqu’un venu de Bulgarie nous a rappelé l’histoire de Gisela Stuart, cette députée travailliste qui a mené la campagne du “Leave” pour le parti travailliste. Elle avait été pro-européenne toute sa vie, puis avait eu une très mauvaise et blessante expérience personnelle à la Commission européenne. C’est ce qui l’a retourné contre l’Union européenne. On a mis à jour que les raisons pour lesquelles on aime l’Europe et le processus européen sont personnelles. »
L’humour pourrait servir d’arme pro-européenne, avance Tillmans en citant une campagne d’affiches tchèques qui dit : « Personne n’aime l’eau propre, personne n’aime quatre semaines de vacances payées, personne n’aime téléphoner à sa mère gratuitement depuis l’étranger, personne n’aime voter. Montrez que vous aimez l’Union européenne et votez ! »
Peut-on «rebrander» l’Europe?
Que pensent les Européens de Londres de la campagne de Tillmans ? Peut-on transformer l’image de l’Europe ? Sébastien Noël, citoyen français de Montbéliard ayant vécu presque la moitié de sa vie à Londres, membre du collectif artistique Troika actuellement exposé au Barbican « pense effectivement qu’il y a des défauts fondamentaux dans la façon dont le projet européen a été mis en place. Cela doit être parce qu’on a hérité une façon de voir le monde qui date maintenant de plus d’un demi-siècle et qui n’est pas vraiment adaptée aux défis de 2018. C’est assez évident dans la manière dont on a exploité la Grèce sur les marchés financiers, ou dans la façon dont on a abordé la crise des réfugiés. Ceci dit, je crois fortement à l’importance de l’Europe et à ses idéaux fédératifs et humanistes… Mais l’Europe a besoin de changements radicaux et structurels. Il ne suffit pas de repenser son image. Si on n’arrive pas à réformer la manière dont on pense l’Europe et comment elle fonctionne, cela conduira à davantage de populisme et d’autres absurdités du type Brexit. La crise en Europe reflète une crise plus profonde. Il nous manque un cadre conceptuel et un positionnement théorique solide pour imaginer notre existence dans le monde hors du capitalisme. Nous sommes coincés par notre héritage culturel européen, cartésien et mécaniste. Partir en quête d’une nouvelle ontologie est une stratégie à long terme, mais c’est à cet endroit que je choisis d’installer ma pratique artistique. »
Uta Kögelsberger, autre artiste européenne vivant à Londres, explore l’identité européenne dans sa pratique photographique. Pour son projet Uncertain Subjects, qui sera exposé lors de l’Art Night de Londres le 7 juillet prochain, elle a photographié des citoyens de l’Union européenne installés à Londres et envoyé ces images au hasard par la poste sous forme de cartes postales.
« Ce projet se situe entre œuvre artistique et campagne publicitaire. L’important, c’est que l’œuvre circule sous forme de cartes postales. L’idée c’est que les cartes débarquent chez les gens, que les destinataires assument la responsabilité de leurs actions. Il faut qu’ils décident ce qu’ils vont faire avec ces gens qui débarquent chez eux, épaules nues. Est-ce qu’ils les gardent ou est-ce qu’ils s’en débarrassent ? Les cartes finiront-elles collées au mur ou jetées à la poubelle ? Je m’intéresse aux Britanniques et autres citoyens de l’UE qui quittent le Royaume-Uni en partie à cause du Brexit. Je m’intéresse aussi aux gens qui, même s’ils ne partent pas, se sentent aliénés par le vote, comme des étrangers dans leur propre pays. Cela m’a déchiré le cœur de photographier toutes ces personnes intelligentes, talentueuses, extraordinaires qui partent. Cette série constitue également un témoignage sur une ville en pleine transformation. Il s’agit peut-être du début de la fin d’une époque. Dans ces périodes folles, il est de notre responsabilité civique de participer, de faire en sorte que les processus démocratiques soient respectés (et non décidés à partir de mensonges et d’intox). Comme Wolfgang Tillmans, je suis allemande, j’ai donc un sens de la responsabilité civique encore plus forte. Il existe trop de parallèles entre ce qui s’est passé il y a presque cent ans pour laisser glisser cette renaissance du nationalisme. »
Il reste une année avant les élections européennes et le récit du Brexit n’est pas encore dénoué. Wolfgang Tillmans et ses acolytes peuvent-ils « rebrander » l’Europe en créant une image branchée du continent ? « En Grande-Bretagne, l’UE n’est pas cool et les gens ne pensent pas qu’il est nécessaire de voter. L’idée, c’est de faire en sorte que voter en 2019 soit cool – en organisant des fêtes du vote, des rendez-vous pour aller voter ensemble avec ses amis, renforcer la capacité d’agir contre les haineux… Vingt-sept pays où les amis vont voter ensemble à travers le continent. »
Les vidéos de l’Eurolab, forum de la culture européenne