Bien avant que les fous du biohack s’injectent leurs formules bricolées, les diabétiques contrôlaient leurs doses d’insuline. Aux Counter Culture Labs en Californie, Anthony Di Franco est à l’origine du projet Open Insulin. Rencontre.
Oakland, envoyée spéciale
Le diabète de type 1 est une maladie malencontreuse. Souvent assimilée à tort au diabète de type 2, qui a la mauvaise réputation d’atteindre les personnes obèses, elle est mal comprise, sinon méprisée du grand public. Elle touche principalement les enfants, mais affecte aussi les adultes. Elle est imprévisible et incurable. Il n’y a qu’un seul traitement : des doses injectées, calculées et quotidiennes, très précises et très chères, d’insuline. Sans les injections parfaitement dosées de cette hormone pancréatique, c’est la mort assurée en quelques heures.
Or, l’accès à l’insuline est un problème mondial. Selon l’association T1International, environ 40 millions de personnes dans le monde vivent avec le diabète de type 1, soit 5 à 10% des diabétiques. Une majorité habite des pays où l’éducation et l’assurance santé sont insuffisantes. En Afrique subsahélienne, l’espérance de vie d’un enfant diabétique est de un an.
Aux Etats-Unis, où trois grandes entreprises pharmaceutiques (Eli Lilly, Novo Nordisk et Sanofi) dominent le marché de l’insuline, et où leur couverture par les assurances est négociée par trois principaux intermédiaires pharmaceutiques (Express Scripts, CVS Health, OptumRx) qui profitent des prix élevés, le coût d’une vie diabétique peut être accablant pour le patient, même couvert par une assurance santé. Certains ont recours au système D pour faire des économies en insuline… au risque de compromettre leur santé. D’autres en meurent.
Le diabète de type 1 en données chiffrées par l’association T1International:
Anthony Di Franco, ingénieur informatique, diabétique de type 1 depuis 2005 et l’un des fondateurs des Counter Culture Labs à Oakland en Californie, ce berceau du biohack, a lancé en 2015 le projet Open Insulin, grâce à une campagne de financement participatif qui a levé plus de 16.000$ (13.085€). Son but ? Fabriquer de l’insuline synthétique pure en laboratoire, puis en partager la recette. Son initiative est née de son « scepticisme » croissant vis-à-vis du secteur pharmaceutique américain et son système capitaliste à outrance.
Contrairement à la vaste majorité des médicaments prescrits aux Etats-Unis, il n’existe toujours pas d’insuline générique. Si l’insuline a été découverte et développée à l’université de Toronto au début des années 1920, les trois géants de la pharmacie maintiennent l’oligopole de l’insuline jusqu’à ce jour, d’abord en modifiant légèrement et régulièrement leurs produits afin de prolonger la vie des brevets, et probablement en payant les nouveaux acteurs qui voudraient investir le marché. Résultat : en une décennie, le prix de l’insuline a été multiplié par cinq. T1International estime que les Américains dépensent actuellement en moyenne plus de 500$ par mois (410€) pour traiter le diabète. Au Brésil ou en Inde, les coûts peuvent représenter jusqu’à 80% du revenu mensuel d’une personne diabétique. D’où le hashtag #insulin4all.
"I was testing my blood sugar everyday, but now I have to buy the strips to do it, so I no longer test it everyday. Now, I only do it every month…'' https://t.co/81E15l6PTx #insulin4all pic.twitter.com/vJSvUbS1zU
— T1International (@t1international) April 23, 2018
Autour du projet Open Insulin collaborent aujourd’hui de manière informelle une douzaine de membres des Counter Culture Labs en Californie, ainsi que plusieurs bénévoles d’autres labs dans le monde, dont ReaGent à Gand (Belgique), BioFoundry à Sydney (Australie), Mboalab à Mvolyé (Cameroun), deux groupes au Sénégal et un au Zimbabwe. Des recherches parallèles se font aussi en Californie chez Fair Access Medicines.
« Lorsque j’ai lancé le projet en 2015, à ma connaissance, personne d’autre ne travaillait sur la fabrication de l’insuline, raconte Anthony Di Franco. Mais dès que j’ai commencé à communiquer sur ce que nous faisions, beaucoup ont voulu se joindre à nous, et nous étions heureux de les inclure. Nous avons toujours espéré qu’il y aurait un plus grand réseau et que nous pourrions partager des informations et les fruits de notre travail. Maintenant, c’est le cas. La plupart des groupes associés au projet se trouvent en Afrique, car c’est là-bas que les besoins en soins médicaux, y compris l’insuline, sont les plus urgents. Et puis, ils ont moins de régulations. J’attends beaucoup de cette collaboration, parce que leurs problèmes sont encore plus graves que ceux qui existent ici. Et il y a un tas de gens intelligents qui sont partants pour les aborder. »
Le coût d’une ampoule d’insuline par pays:
Déjà aux Etats-Unis, les diabétiques s’activent pour hacker la maladie. Car non seulement les prix ne baissent pas, mais la technologie traîne. La plupart des diabétiques de type 1 (ou leurs parents) doivent surveiller minutieusement leurs niveaux de glucose à longueur de journée, noter les écarts, calculer et s’injecter des doses d’insuline presque en permanence afin de stabiliser leur métabolisme, y compris durant la nuit.
Ben West, diabétique de type 1, est un des pionniers des codes open source pour connecter les différents appareils de contrôle et automatiser les doses d’insuline. Son travail a parrainé les projets ouverts NightScout, dont la fondation est portée par l’instigateur du mouvement #WeAreNotWaiting (nous n’attendons plus l’industrie pharmaceutique), et OpenAPS (Open Artificial Pancreas System) qui est devenu le DIYPS (Do-It-Yourself Pancreas System) porté par la diabétique Dana Lewis et son mari Scott Leibrand.
Permanent #Nightscout monitor above my iMac on a used $30 Amazon Kindle Fire. All my important stats at a glance. #Loop #WeAreNotWaiting #T1D #OpenAPS pic.twitter.com/zc0POJILTo
— Alexander Getty (@gettyalex) April 19, 2018
Anthony Di Franco, qui a étudié de près à l’université de Yale la théorie du contrôle et les systèmes dynamiques en boucle fermée, explique leur application dans le cadre du diabète : « Le système est votre métabolisme, l’entrée de contrôle est la quantité d’insuline que vous vous injectez avec la pompe et à quelle heure vous le faites, puis vous avez aussi des valeurs représentant la quantité de sucre dans le sang qui évoluent en permanence… Vous réunissez toutes ces données afin de décider combien et quand dispenser l’insuline. »
Ces systèmes dynamiques permettent de visionner les niveaux de glucose à tout moment sur un appareil mobile et connecté, puis de prévoir, calculer et injecter des doses d’insuline appropriées au fur et à mesure des activités du patient. En somme, un pancréas artificiel. Sauf que ce pancréas artificiel pose deux grands problèmes : il n’est pas approuvé par l’autorité sanitaire américaine, la FDA (Food and Drug Administration), et il reste inaccessible aux béotiens en informatique (il faut être un bricodeur dédié pour en fabriquer un). Depuis 2015 cependant, quelque 500 pancréas artificiels ont été fabriqués, y compris par des parents frustrés ainsi devenus biohackers.
Au nombre de ceux qui n’attendent pas, trois pères d’enfants diabétiques de type 1, Bryan Mazlish, Jeffrey Brewer et Lane Desborough, cofondateur de Nightscout, se sont réunis à San Francisco pour lancer la start-up Bigfoot Biomedical, autour d’un système de pancréas artificiel conçu par Mazlish. Fin 2017, ils ont levé 37 millions de dollars (30 millions d’euros) pour commercialiser leur pompe à insuline qui fonctionne avec le système de contrôle de glucose FreeStyle Libre. Les essais ont démarré pour un produit prévu pour le marché en 2020.
En parallèle, Beta Bionics, société à mission d’intérêt public (public benefit corporation) fondée dans le Massachusetts par Edward Damiano, lui aussi père d’enfant diabétique, travaille sur le développement d’iLet, son propre système de pancréas « bionique », pour un lancement commercial en collaboration avec Zealand Pharma, également prévu pour 2020.
Tous ces efforts DiY ont poussé l’industrie à se mettre aux systèmes dynamiques avec le Dexcom Share et le Medtronic 670G. Si les start-ups américaines estiment que la technologie du pancréas artificiel (le dosage automatisé de l’insuline) est plus ou moins au point, le prochain défi reste l’accessibilité générale à la grande communauté mondiale des diabétiques de type 1.
Failles de sécurité
Anthony Di Franco s’enthousiasme lui aussi pour toutes ces initiatives de diabète DiY. Mais l’ironie de tout ce biohacking diabétique, c’est que ce sont précisément des failles de sécurité dans les pompes à insuline qui ont éveillé sa méfiance vis-à-vis de l’industrie pharmaceutique, dédaigneuse de ce problème potentiellement fatal pour le patient. Selon Anthony, beaucoup de diabétiques, même parmi ceux qui ont fabriqué de systèmes de pancréas DiY, utilisent encore ces vieilles pompes non patchées.
« Maintenant, j’utilise une pompe différente, dit Anthony Di Franco. Etant donné l’état général des logiciels, rien ne garantit que celle-ci soit meilleure. La communauté diabétique devrait fabriquer sa propre pompe. En fait, c’est un appareil assez simple, un piston qui pousse une seringue d’une quantité précise à un moment précis. Il existe même quelques projets de logiciels open source pour contrôler très précisément la pompe à insuline, portés par un consortium de groupes académiques et commerciaux. Je devrais sans doute m’y mettre aussi, c’est une bonne idée. Mais ma barque est déjà bien chargée. »
L’équipe californienne du projet Open Insulin a réussi à produire de la pro-insuline à partir d’une culture de bactéries E. coli. Désormais, elle travaille sur une culture de levure qui pourrait produire de l’insuline mature. Une fois cette insuline produite, il faudra encore la purifier. « L’intégration de la production et la purification constitueront la base de la fabrication de l’insuline, explique Anthony Di Franco. Nous partagerons ensuite ces informations, nous essaierons peut-être de fabriquer du matériel pour automatiser ce processus, ou du moins rendre accessible ce matériel au plus grand nombre, le partager, permettre aux autres de dupliquer notre travail. »
Open Insulin a d’autres projets sur la table, comme l’ouverture de coopératives de santé pour de la médecine à bas coût. Une manière de permettre aux diabétiques de développer leurs outils de diagnostic et de soin et « de partager plus largement les coûts et les efforts associés aux essais », ajoute Anthony Di Franco, qui conclut : « Nous sommes enfin arrivés au point où ce qui est derrière nous représente beaucoup plus que ce qui est devant nous. Ça fait du bien. »
Retrouvez notre reportage aux Counter Culture Labs