Le dernier volet de notre enquête sur le vélo partagé s’intéresse à l’émergence d’un nouveau modèle de mobilité sociale: le vélo électrique. Mais pourquoi a-t-il fallu attendre si longtemps?
Depuis une bonne décennie se développent de manière exponentielle les systèmes de vélos partagés ou à usage public. La carte mondiale du vélo partagé (Bike-sharing World Map) recense actuellement plus de 18 millions de bicyclettes disponibles en libre-service dans le monde, gérées par plus de 1.500 systèmes. Quelque 130 d’entre eux proposent une partie de leur flotte en vélos à assistance électrique. Aujourd’hui, on compte environ 40.000 vélos électriques publics dans le monde, dont la moitié en Chine.
Chronologie du vélo partagé (ItoWorld, 2017):
What a great way to visualize #bikesharing growth over the ten years by the work of @Bikesharingmap. Great animation by @itoworld pic.twitter.com/QQUPLfNJlo
— The Bike-sharing Map (@BikesharingMap) November 11, 2017
Mais les moteurs électriques n’ont commencé à pénétrer les systèmes de partage à l’échelle des grandes villes que ces toutes dernières années.
Date de la première incursion électrique dans la flotte des cycles sociaux : 2009, quand Bicincittà a installé 60 vélos électriques dans 9 stations du système Mobike à Gênes, en Italie. Jusqu’en 2014, la plupart des systèmes électriques n’étaient déployés que dans de petites communes italiennes et suisses, situées en montagne. Russell Meddin, le curateur de la Carte mondiale du vélo partagé, explique : « En Italie, les habitants utilisaient les vélos électriques pour rouler de commune en commune, surtout les jours de marché. En Suisse, un système géré par la société nationale d’autobus a introduit des vélos électriques pour permettre aux gens de se déplacer facilement entre les villages, et donc à la société de réduire le nombre d’arrêts de bus. »
En juin 2014, Madrid a été la première capitale au monde à lancer un système de vélos publics 100% électrique, avec 1.580 Booster Bikes dans 120 stations Bicimad. En Amérique, c’est Zyp qui a remporté en octobre 2015 le premier contrat pour déployer un réseau de 400 vélos électriques dans 40 stations solaires et éoliennes de l’opérateur Bewegen, à Birmingham dans l’Alabama. Le mois suivant, la ville de Jincheng dans la province de Shanxi en Chine inaugurait la plus grande flotte de vélos électriques au monde avec 3.000 vélos dans 225 stations.
Usuarios disfrutando el #PaseoNocturno ? pic.twitter.com/j82HbcH0jC
— ECOBICI CDMX (@ecobici) March 25, 2018
Depuis, les systèmes de partage électriques se multiplient. Au Japon, le géant des télécommunications Docomo a électrifié ses flottes de Tohoku à Okinawa entre mai et octobre 2017. A Paris, pionnier des vélos partagés depuis 2007, l’opérateur héritier de JCDecaux, Smovengo, a inauguré le nouveau Vélib 2, malgré certaines difficultés de transition, avec une flotte 30% électrique le 1er janvier 2018. En février, le système mexicain Ecobici, qui gère déjà plus de 6.000 vélos pour 100.000 utilisateurs, a rajouté 340 vélos électriques et 28 stations multimédias sur 35km2 à Mexico (avec grand succès).
Ces systèmes de vélos électriques publics ont compris que les clés du succès sont l’accessibilité et l’infrastructure urbaine. A Lisbonne, « la ville des sept collines » qui ne peut nier son non-héritage cycliste, le réseau de pistes cyclables sera rallongé de 200km d’ici fin 2020 pour un total de 380km, grâce aux efforts concertés de la municipalité, de la société de transport lisboète Emel et de collectifs activistes cyclistes comme Mubi et Lisboa Horizontal. De quoi rendre accessible 65% de la capitale portugaise en vélos électriques Gira.
La topographie cycliste de Lisbonne, par Lisboa Horizontal (2015, en anglais):
Si l’objectif ultime des vélos partagés est d’intégrer davantage et de manière plus inclusive le cyclisme aux réseaux de transport public, l’introduction de vélos électriques, surtout dans les villes à relief variable, paraît une telle évidence qu’on se demande bien pourquoi on a dû attendre si longtemps.
« Les finances ont changé, dit Russell Meddin. Aujourd’hui, le déploiement d’un système de vélos électriques coûte à peine plus qu’un système de partage de vélos classiques. Pour seulement 200 à 400$ de plus (pour un coût moyen d’installation initiale d’environ 4.000$ en moyenne par vélo standard dans un système à station, ndlr), on peut avoir un vélo électrique à la place d’un vélo standard. C’est un bon plan pour l’industrie du vélo partagé, qui attire ainsi plus de clients et plus de revenus. »
Et puis, ajoute-t-il, « depuis sept ou huit ans, le nombre de vélos électriques vendus aux particuliers a grimpé en flèche ! » Si, en France, les vélos électriques ne sont plus subventionnés, en Suède, par exemple, ils le sont encore de 25% jusqu’en 2020.
La bataille des batteries
Même si les coûts ont baissé, les systèmes de vélos en libre-service essayant de rattraper la tendance électrique se trouvent face à certains défis logistiques, notamment le rechargement des batteries. Pour les systèmes à stations fixes, le problème consiste à connecter la flotte au réseau électrique de la ville. D’autres ont choisi de confier à chaque utilisateur la responsabilité de charger sa propre batterie portable (ne serait-ce que pour éviter les solutions DiY non autorisées comme le ShareRoller, un kit électrique bricolé en 2014 pour électrifier les Citi Bikes partagés de New York).
Cette stratégie donne lieu à des services hybrides : on choisit au retrait du vélo de le convertir en vélo électrique en insérant sa batterie portable ou de s’en servir tout simplement comme d’un vélo standard. Le vélo se connecte à une appli mobile qui indique le niveau de chargement de la batterie et autres infos sur votre déplacement. C’est le cas par exemple des e-VLS de JCDecaux qui seront bientôt lancés à Lyon (et sont déjà implantés à Laval), des prochains vélos Bikex.se à Stockholm, des HOPR (sans stations) de CycleHop en Amérique du Nord…
HOPR et sa batterie portable par CycleHop (2018, en anglais):
Dans tous ces systèmes, c’est à l’utilisateur de charger sa batterie via une prise standard à la maison, puis de l’emporter jusqu’au vélo. Le principal inconvénient, c’est que ladite batterie, qui permet une autonomie de 6 à 10km à une vitesse maximum de 25km/h, pèse de 500g à 1kg.
A Hangzhou, cette ville chinoise qui à elle seule gère quasi un million de vélos en libre-service, un nouveau système lancé en janvier 2018 a introduit dans le quartier de Binjiang 1.000 vélos électriques qui fonctionnent avec une grosse batterie amovible. L’intérêt, c’est que les batteries sont stockées et rechargées dans un distributeur automatique à alimentation solaire disponible dans chaque station. Ainsi, les utilisateurs ont toujours le choix entre prendre le vélo tel quel ou en version augmentée électrique (avec son tarif supplémentaire), mais sans la responsabilité d’emporter et de maintenir la batterie…
A Milan, le système de vélos « hybrides » en libre-service Bitride incorpore la technologie innovante italienne de Zehus, qui permet d’augmenter le vélo d’une assistance électrique sans jamais avoir à recharger la batterie. Car celle-ci se trouve avec le moteur dans un dispositif contenu dans le moyeu de la roue arrière et stocke l’électricité au fur et à mesure que le cycliste pédale… et juge quand il aurait besoin d’un petit boost.
La question reste de savoir si ces vélos partagés seront assez costauds pour tenir la route sur le long terme. Le système est encore en phase pilote, à suivre.
Technologie Bike+ de Zehus, publicité (en anglais):
Au pays de la voiture et du litige
Contrairement à l’Europe, où les vélos ont toujours été considérés comme un moyen de transport pratique, ou à l’Asie, où la densité des populations et les contraintes d’espace ont contribué depuis longtemps à la popularité des bicyclettes, vélos électriques et autres scooters, les Etats-Unis, deuxième émetteur mondial de CO2 après la Chine, ont encore du chemin à faire pour changer les mentalités vis-à-vis du vélo.
Si l’accessibilité et l’infrastructure cycliste restent des enjeux fondamentaux pour le succès d’un système de vélos partagés, aux Etats-Unis s’y ajoutent l’image du cyclisme comme une activité sportive à haut risque (le port du casque y est fortement encouragé, sinon obligatoire), et surtout l’insuffisance générale des transports publics, qui ne fait que renforcer la culture de la voiture personnelle comme symbole d’indépendance et mode de vie.
Pour les Américains qui se considèrent déjà cyclistes, le passage au vélo électrique pour remplacer la voiture rencontre peu de résistance. Le problème, c’est pour tous les autres ! Pas surprenant donc que les nouveaux lancements de vélos électriques insistent sur l’image de liberté et de facilité qu’apportent la vitesse et l’agilité de ces vélos dans un environnement autrement opprimé par les embouteillages automobiles.
La libération par le vélo électrique selon GenZe (Generation Zero Emissions) (2017, en anglais):
Lancé sous le nom de Bay Area BikeShare en 2013 par l’opérateur Motivate, Ford GoBike annonce un déploiement pilote de 250 vélos électriques à San Francisco en avril 2018, en promettant d’augmenter sa flotte chaque année. Leur partenaire est la société quasi activiste de vélos et scooters électriques GenZe (pour Generation Zero Emissions), une digital native de la Silicon Valley, dont les modèles haut de gamme peuvent rouler à 29km/h grâce à un moteur 345W.
Cependant, pour l’industrie des vélos partagés, le futur du modèle est au free floating (sans stations). Certains systèmes utilisent aussi le géorepérage (geofencing) pour délimiter des zones de stationnement en ville. Car malgré l’hystérie médiatique devant les cimetières de vélos chinois et l’échouage quotidien de vélos dans les villes, les vélos papillons sont finalement plus pratiques pour les utilisateurs responsables, coûtent beaucoup moins cher aux contribuables, et sont toujours préférables aux cimetières de voitures.
Tendance trottinette
LimeBike et Spin, les leaders du vélo partagé sans stations dans les villes et campus universitaires nord-américains, ont tous deux ajouté à leur flotte des vélos et trottinettes électriques début 2018. En jouant plus ou moins sur la communication pour assurer la bonne conduite de leur clients.
Pour Spin, prendre et laisser un vélo «n’importe où» (2017):
Pour LimeBike, garer son vélo de manière responsable (2018, en anglais):
Bird propose exclusivement des trottinettes électriques partagées et sans stations. Cette start-up fondée par un ancien cadre d’Uber et Lyft recrute en permanence pour récupérer les véhicules la nuit et recharger leurs batteries avant de les redistribuer le lendemain matin. Comme celles de LimeBike et Spin, ces trottinettes pour adultes peuvent rouler jusqu’à 23km/h et coûtent 1$ par session + 15 cents par minute. Bird offre en plus un casque gratuit à chaque utilisateur, sans doute aussi pour faciliter l’adhésion aux lois locales. Ironie suprême de toutes ces trottinettes électriques partagées aux Etats-Unis : il faut un permis de conduire (de voiture) pour rouler avec !
La jeune entreprise, qui a levé plus de 100 millions de dollars cette année, a déjà rencontré sa part de problèmes face aux griefs du public et au règlement de certaines villes. Comme les trottinettes sont encore plus « jetables » que les vélos papillons, Bird a répondu en promettant une stricte surveillance et limite de sa flotte, et s’est engagée à remettre 1$ par véhicule et par jour aux municipalités pour qu’elles améliorent les pistes cyclables pour tous. Elle invite Ofo, Mobike, LimeBike et Jump à faire de même.
Toujours au début de l’année, Jump Bikes a lancé la première flotte 100% électrique et sans stations aux Etats-Unis, suivant l’élan de Social Bicycles, leur système de partage de vélos papillons standard, né à Brooklyn en 2010 et commercialisé depuis 2013 suite à une campagne Kickstarter. Dans un environnement de plus en plus compétitif, ces vélos rouge vif sont plus costauds que leurs confrères (et beaucoup plus sûrs que les trottinettes), avec plusieurs vitesses pour rouler jusqu’à 30km/h et un design qui exprime bien l’idée du véhicule urbain électrifié. Surtout, ils font envie.
En plus, les vélos de Jump sont équipés d’une serrure U-lock qui encourage les utilisateurs à les attacher à une structure publique fixe, de préférence dédiée aux vélos. Ils sont accessibles à partir de 2$ pour 30mn. Une vision qui cherche à intégrer le paysage urbain, à travailler avec les municipalités et à collaborer avec les communautés, tout en bouleversant la mobilité individuelle en ville… Et si jamais on avait encore un doute, Jump vient d’être racheté par Uber.
Visionner la disponibilité des vélos publics à travers le monde en temps réel sur le Bike Share Map ou le site d’open data Citybikes
Retrouver les première et deuxième parties de notre enquête sur le vélo partagé